Le Créole est l’anticipation du monde qui est déjà là et du monde qui vient

DANIELLE PALMYRE

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Il porte en son corps et son âme les traumatismes de l’histoire et les promesses de l’humanité future.

Ma vision de la créolité a évolué lentement mais de manière décisive en dix ans, entre les années 80 et 90. Quand j’ai commencé à m’intéresser à cette question dans les années 80, j’avais l’impression d’avancer sur un terrain d’études avant de découvrir, avec un certain effarement, que ce terrain d’études, c’était moi-même, la petite Créole de la Cité St-Jean. J’ai toujours su que j’étais « créole ». J’ai toujours su qu’il y avait du racisme envers ce qui était créole et j’ai longtemps pris ces évidences pour de l’argent comptant. Il m’a fallu beaucoup de temps et de recul sur ma propre réalité pour accéder à d’autres niveaux de lecture. Je suppose que cela s’appelle « perdre ses illusions » ou « accéder à un niveau supérieur de conscience ».

Aujourd’hui on aborde la réalité sous le prisme systémique. On regarde les dynamiques à l’œuvre dans les groupes humains à la lumière des micro, méso et macro systèmes. Tant qu’on ne s’élève pas pour regarder la réalité dans sa complexité systémique, on ne perçoit qu’une partie de celle-ci, on a vue limitée des choses.

À Maurice, on cultive la canne à sucre et les préjugés. Qu’est-ce qu’un préjugé sinon une vue microscopique et partielle d’une réalité plus grande et plus complexe ? Les préjugés envers les Créoles et tout ce qui est créole ne sont que le prolongement des préjugés racistes contre tout ce qui est africain et noir. Cette construction idéologique des Blancs occidentaux à un moment de l’histoire a été adoptée par beaucoup d’autres dans le monde, parce que déclarer qui est inférieur et indigne d’être traité comme un être humain a toujours fait partie de la panoplie des puissants qui veulent accaparer les biens communs et s’accorder des privilèges, « parce qu’ils le valent bien ».

La construction sociale des castes en Inde reflète exactement cela, bien avant que l’idéologie raciste occidentale ne s’affiche ouvertement. C’est une vision hiérarchisée de la société humaine qui déclare que certains sont moins humains ou pas du tout humains, et que, par conséquent le traitement qui leur est infligé n’a pas vraiment de portée morale. Alors que l’on développe une conscience plus vive de la cause animale et qu’on fait tout pour ne pas leur causer de la souffrance, il existe encore ces sociétés où on considère que traiter d’autres humains comme des infrahumains est tout à fait acceptable. La situation et le combat des Dalits en Inde parlent d’eux-mêmes. Les sociétés humaines ont toujours su créer des conditions d’apartheid pour certains de leurs membres. Les États-Unis d’Amérique et l’Afrique du Sud d’hier en sont des exemples criants.

Ressources communes

La raison du plus fort est toujours la meilleure. Du moins le croit-on. Il suffit de taguer que tel groupe est « faible » et lui accoler tous les vices de la terre. Il sera alors facile de justifier le fait qu’il ne mérite pas de bénéficier des ressources communes et de créer ensuite un système social pour faire en sorte de l’exclure réellement de l’accès légitime au développement. Puisqu’il est exclu et se retrouve démuni, il est obligé de se débattre pour survivre. Certains se fraieront un chemin à force de volonté et de courage, réussissant à percer le mur qui leur barre la route. D’autres, plus fragiles et davantage marqués par divers traumatismes, emprunteront parfois des routes traversières de violence et d’illégalité. On pourra alors les pointer du doigt et généraliser, en prenant comme preuves ce que le système, mis en place sciemment, aura lui-même produit. La boucle est bouclée. La conscience  est inhibée et l’action paralysée. Ceux qui pensent que le système doit perdurer pour qu’ils puissent en bénéficier feront tout pour le maintenir en place. La violence, le racisme et la discrimination systémique seront leurs armes.

Au niveau symbolique, le Créole représente la menace ultime du système. Chazan-Gillig(1) l’avait bien décrit dans les années 2000 lorsqu’elle analysait l’affaire Kaya. Elle disait que Kaya représentait le « mauricien », l’aspiration au mauricianisme, c’est-à-dire cette voie qui détruit le communalisme pour créer une nouvelle identité égalitaire, partagée par tous et qui va au-delà des clivages ethniques qui ont gangréné notre société jusqu’à présent. Elle lisait dans la mise à mort de Kaya la mise à mort de cette aspiration et de ce dynamisme. Ethniciser pour mieux régner. Telle est la devise des politiciens de notre pays depuis avant l’Indépendance. Celle-ci a été considérée comme une Indépendance pour certains et non pour tous.

Il suffira aux puissants du jour de maintenir le récit partiel et simpliste de l’opposition d’une partie des Créoles à l’Indépendance pour justifier leur parti-pris. Ce récit fait partie d’un récit plus large et plus élaboré qui consiste à contrer toute « créolisation » au sens anthropologique du terme et toute velléité d’inclusion réelle des différences afin de retarder le plus possible et de rendre même inopérante la naissance de cette nouvelle réalité mauricienne. Qu’est-ce que cela signifie ?

Chazan-Gillig disait que les mythes fondateurs de la société et du peuple mauriciens n’ont pas émergé, ce qui aurait fédéré et unifié notre peuple. Au contraire, les puissants ont fait perdurer et entretenu les récits ethnicistes. Il n’y aura chez eux aucune volonté de remettre en question un système dont ils bénéficient largement et les récits ethnicistes ont pris tellement d’ampleur et se sont enracinés si profondément dans les mentalités d’une partie de la population mauricienne que pour elle, ce sont des évidences. Le mythe ethniciste repose sur une idéologie fondatrice de la protection. Il fait appel au système primaire d’émotions liées aux mécanismes d’autodéfense des individus et des groupes et à leur survie. Pour maintenir le système en place, il faut réalimenter sans cesse le sentiment de la menace et cette menace, elle est focalisée sur les plus démunis de notre société, les Créoles. Ce sont eux les parasites qui empêchent le pays de progresser et le but ultime est de les éliminer du système. On reconnaît là la dynamique de toutes les idéologies racistes et fascistes. Hitler ne disait pas moins des Juifs avant de les exterminer scientifiquement.

« Jenne Chaosmos » de Roberto Matta

 Si le Créole est pris pour cible, c’est que symboliquement il dérange le système. Le Créole est l’anticipation du monde qui est déjà là et du monde qui vient. Par sa simple existence, il dit haut et fort que l’avenir est à la créolisation. Qu’est-ce que j’entends par là ? Le système colonial esclavagiste a posé les bases de la distinction entre humains en niant l’humanité des Africains et en déclarant que la couleur noire était le signe d’une infériorité de race. Le racisme chosifie et absolutise des traits physiques dans le but de nier l’humanité et d’exclure ceux qui auront été ainsi stigmatisés. Le système colonial esclavagiste a voulu ériger des murs impénétrables entre les détenteurs du pouvoir et leurs esclavés(2) africains. Or, la dynamique sociale, le fait qu’il y ait des interactions entre maîtres et esclavés ont conduit à des interactions biologiques et culturelles – que celles-ci aient été violentes ou pas – qui ont donné naissance à ce que les maîtres redoutaient le plus : des humains qui portaient maintenant dans leurs gènes et dans leur culture émergente des parts des deux mondes. Ils n’étaient pas censés se toucher, le Blanc ayant peur d’être contaminé par le Noir, et pourtant le métissage a eu lieu. Du point de vue culturel, le métissage a aussi eu lieu. Il est impossible pour le maître d’empêcher cette adaptation de l’esclavé à un nouvel environnement culturel. Une nouvelle culture, métissée, est née : la culture créole.

Métissage

Le système esclavagiste a produit ce qu’il avait interdit et redouté : le créole, le métis. Ce métissage s’est encore complexifié lorsque les relations entre esclavés et les premiers Indiens arrivés dans l’île se sont développées durant la période française. Produisant encore plus de métis, le système s’en est trouvé brouillé et le contrôle a échappé aux maîtres. Comment s’y retrouver ? Comment asservir ses propres descendants ? D’où l’affranchissement qui ouvre une brèche dans le système. Si l’Isle de France était restée française, qui sait où aurait abouti la créolisation ? Aurait-elle, à la longue, produit une société créole, métisse ?

Toujours est-il que cette créolisation première a été stoppée net par la victoire des Britanniques et l’importation massive des coolies indiens par les nouveaux maîtres de l’époque. Nous ne pouvons imaginer la violence de ce renversement démographique et ses conséquences pour notre peuple. Les Créoles d’alors, fraîchement affranchis et laissés avec rien, sur le bord de la route se trouvent concurrencés par les Coolies, fraîchement débarqués, soumis à la nécessité de survivre et bientôt motivés par l’intention de rester dans ce nouveau pays. Le renversement démographique qui met les Créoles en minorité dans un moment d’extrême vulnérabilité ne fait que complexifier encore plus la construction d’un peuple mauricien. Arno et Orian(3) ont bien analysé ce moment historique en montrant comment l’arrivée massive des coolies indiens a fait naître des villages fermés, freiné le processus de métissage en cours sous la période française et conduit à des replis identitaires.

La rivalité entre Ramgoolam et Duval n’est pas une simple rivalité ethnique, mais une rivalité symbolique, une rivalité de perceptions de ce que doivent être cette Ile Maurice indépendante et l’identité de son peuple. Ce sont les deux dynamiques décrites par Chazan-Gillig qui sont opérationnelles au fond : la créolisation ou l’ethnicisation, et on sait que c’est cette dernière qui a prévalu. Malheureusement pour le peuple mauricien. Une fois que ces bases ont été posées avec la complicité des Britanniques, le système pervers vivra sa vie et sera conforté, par la culture et l’entretien des préjugés ethnicisants et racistes. Le chant des jeunes du RCC a été un de ces moments de révélation que le système aurait voulu garder caché, c’est-à-dire la mise en lumière, sous les feux des projecteurs, du secret, de ce qu’ils nient toujours. L’affaire Kaya a aussi été un de ces grands moments de révélation et a frappé la conscience mauricienne, mais on a tout de suite créé un récit ethnicisant pour cacher à nouveau le secret. Ce secret, c’est la négation scientifique des Créoles et du mauricianisme inclusif dans l’équation mauricienne, afin que le système continue à bénéficier à ceux qui ont pris en otage le service public et la politique à leur avantage, tout comme avant eux, les Blancs qui avaient bénéficié du système esclavagiste pour s’octroyer tous les avantages économiques.

Maintenant, les puissants économiques et les puissants politiques ont créé ce monstre qui broie sans vergogne les plus faibles que leurs systèmes ont créés : une population qui a été démunie de tout, privée de sa dignité et des droits humains élémentaires et que l’on veut maintenir en servitude coûte que coûte. Le chant du RCC, reflet d’une vision microscopique et anhistorique de Maurice, est un message envoyé aux jeunes Créoles qui voudraient réussir malgré le système : « Vous n’êtes rien et vous ne serez jamais rien ! » Ce message ne fait que prolonger le message ancien sur lequel la mise en esclavage des africains a été justifiée et sur lequel le communalisme scientifique s’est construit.

Malheureusement pour eux et pour tous les racistes, le Créole est l’avenir de ce pays et même du monde, de ce « Tout-Monde » que visualisait Edouard Glissant(4). Le Créole est l’anticipation du monde qui est déjà là et du monde qui vient. Il porte en son corps et son âme les traumatismes de l’histoire et les promesses de l’humanité future. C’est vrai qu’il a été démuni de tout mais sa résilience et son courage le conduisent toujours plus loin et plus haut. Sa force vient de ses blessures et de son histoire. Il sait qu’il porte en lui le monde de demain. Parce qu’il est pluriel, il est capable de tenir en lui les opposés, parfois très douloureusement. Il est capable de porter en lui le paradoxe des identités différentes, des polarités et même de synthétiser en lui de multiples sources. Il est la synthèse vivante du monde à venir où c’est l’essence de l’humanité qui sera importante et non des traits érigés en essence, par ignorance et par haine. Oui, qu’on le veuille ou non, la créolisation est l’anticipation de ce nouvel humanisme de la Relation qui inclut au lieu de diviser.

Dans mes veines coule le sang du colon, du coolie et de l’esclave, ce qui fait de moi une créolisée. Dans la définition ethnicisée de Maurice, je suis une Créole, descendante africaine et, de ce fait, je suis mise dans une catégorie de personnes à ignorer et exclure. Mes gènes prouvent que je suis à plus de 60% d’origine indienne. Dois-je me diviser ? Dois-je me nier comme on me nie ? C’est pourquoi j’ai écrit récemment que je suis « douloureusement passionnée » par mon pays et par mon peuple. J’ai une vision haute de mon peuple. Je suis la dépositaire de tous les paradoxes de la construction de cette identité mauricienne. Cela signifie que pour construire le monde à venir, nous sommes sommés par l’histoire de choisir aujourd’hui : soit nous restons un pays communaliste et raciste et nous en paierons les conséquences douloureuses ou nous décidons de créer les conditions d’une vraie égalité, d’une justice réelle pour tous, simplement parce que nous sommes tous humains et que nous voulons honorer la dignité de chaque Mauricien.

« Nous Tous » de Roberto Matta

Ce que d’aucuns perçoivent comme la « cause créole », comme une lutte qui ne concernerait que les dits Créoles n’en est pas une. Cette lutte est une lutte humaine, tout comme la lutte des Dalits et des Premières Nations et de tous les peuples opprimés. C’est une lutte humaine, parce que son enjeu est la définition que nous voulons donner de nous-mêmes, à l’opposé du racisme et du communalisme qui assignent des identités aux autres et les y enferment. Son enjeu est la définition que nous, les humains de Maurice ou qui nous déclarons tels, citoyens du monde, donnerons de notre propre humanité.  Rien de plus, rien de moins.

1.Les fondements du pluriculturalisme mauricien et l’émergence d’une nouvelle société, Autochtonie, créolité, Suzanne Chazan-Gillig, p. 139-168

https://doi.org/10.4000/jda.2754

2.Esclavé et non esclave, pour souligner que l’esclavage est une condition imposée et non un état naturel.

3.Tony Arno, Claude Orian, L’Ile Maurice. Une société multiraciale, L’Harmattan, 1985.

4.Edouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, 1995.

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