Le Dr Julie Abel (Détentrice d’un MPHL/PHD in textile material engineering) : « Pour un produit authentique mauricien afin de relancer le secteur textile »

Alors que l’on entend depuis quelques années un discours peu rassurant sur l’avenir du textile, une voix jeune dans l’interview qui suit livre sa réflexion sur la question. Julie Abel, qui a eu la tête plongée dans ce secteur durant ces six dernières années pour des travaux de recherche et qui arrive sur le marché du travail avec un doctorat en poche, est convaincue qu’on peut donner un nouveau dynamisme à cette activité économique. C’est ainsi qu’elle plaide pour un « produit authentique mauricien ». La jeune femme fait part aussi de ses opinions sur la participation de la femme mauricienne dans le secteur de la recherche et sur d’autres sujets d’intérêt commun, telles les prochaines élections générales.

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Vous êtes encore très jeune et vous venez de décrocher un doctorat de l’Université de Maurice dans un domaine en relation avec l’industrie du textile et les nouvelles technologies; quels sentiments vous habitent après ce brillant parcours ?
Une immense satisfaction et beaucoup de joie. C’est l’aboutissement de huit années d’études universitaires, dont six consacrées aux travaux de recherches. Après l’obtention de mon MPhil, j’ai enchaîné avec le PhD. La satisfaction est encore plus grande, car une partie de mon travail de recherches a été présentée en deux occasions à l’étranger — en novembre 2018 à l’Aachen-Dresden-Denkorf International Textile Conference, en Allemagne, et en décembre 2018 à l’International Conference, Structure and Structural mechanics of textiles, organisée par l’Université Technologique de Liberec, en République Tchèque. J’ai eu un “response” très positif et c’était pour moi une première réussite dans ce travail de recherche. Ce fut un grand soulagement et beaucoup d’émotions quand on m’a annoncé au mois de septembre que ma thèse a été acceptée immédiatement et sans que j’aie eu à apporter quelque modification. Je suis reconnaissante envers la Tertiary Education Commission qui m’a offert une bourse pour les études de MPhil et de PhD. Je voudrais souligner que d’autres personnes avant moi ont déjà travaillé sur le textile dans la recherche, mais pas par rapport à la question spécifique que j’ai choisie.

Pensez-vous que l’industrie du textile a encore ses jours de gloire à Maurice car, il faut le dire, il y a eu régression de cette activité économique. Dans quelle mesure vos recherches pourront-elles aider ce secteur ?
Je reconnais que ce secteur de l’économie passe depuis quelques années par des périodes difficiles pour plusieurs raisons telles l’augmentation du coût de production, le manque de main-d’œuvre, la délocalisation de certaines unités de production, mais le textile à Mauricie n’est pas mort. Cela peut vous surprendre, mais je crois toujours que cette industrie a encore sa place dans l’économie du pays. Mais il faut injecter une bonne dose d’innovation et de créativité pour relancer ce secteur. Les entreprises devraient proposer un produit authentique mauricien à leurs clients sans avoir à copier sur l’étranger. C’est dans cette direction qu’il faut aller, mais pour atteindre cet objectif, il faut changer de “mindset” et se donner les moyens. Il faudrait investir dans de nouveaux équipements aussi bien que dans les ressources humaines. La formation aussi est un “must” pour arriver à ce produit authentique pour lequel je plaide. Comme cela coûte très cher, les entreprises préfèrent maintenir le statu quo dans leur manière de faire.

Vous avez abordé dans votre thèse un sujet très technique et, en des termes plus simples, de quoi s’agit-il en fait ?
Mes travaux de recherches ont porté sur le développement d’une nouvelle technologie pour renforcer le confort d’un tissu, et aussi pour développer des prototypes dans cette direction sans avoir à dépenser beaucoup en termes d’argent et de temps ainsi qu’en ressources humaines. Après huit années de recherches, le programme fonctionne et donne de bons résultats. On peut utiliser les méthodes que j’ai développées dans d’autres domaines ; en revanche, le programme informatique que j’ai créé concerne spécifiquement le textile.

Que faut-il comme atout pour faire les études que vous avez entreprises et pour aller jusqu’au doctorat ?
Il faut un bon bagage académique et une bonne base dans les matières scientifiques. Toutefois, seules les connaissances ne suffisent pas. Une personne aura beau être intellectuelle, mais si elle n’a pas la patience, la persévérance et si elle n’accepte pas l’échec, elle ne pourra continuer dans la recherche. Ce parcours a été riche en enseignements pour moi. J’ai compris que la recherche est faite aussi de beaucoup d’échecs avant d’arriver au résultat qu’on voudrait avoir. Et dans ces moments-là, on se pose beaucoup de questions et on est gagné par l’incertitude. On se demande si on pourra atteindre l’objectif qu’on s’est fixé au départ. Il faut donc avoir des motivations et des convictions pour continuer. À l’Université de Maurice, j’ai eu des superviseurs formidables qui m’ont bien encadrée pendant ces six années.

Avez-vous eu le temps de vous intéresser au pays pendant ces huit années d’études ?
C’est vrai que la recherche exige une disponibilité permanente et on y investit beaucoup de son temps. Mais je ne me suis pas enfermée dans une bulle et je n’ai pas ignoré ce qui se passait autour de moi. J’ai toujours prêté une oreille à ce qui se passe dans le pays et il y a des sujets qui reviennent dans des discussions que ce soit en famille ou entre amis. J’entends les préoccupations des jeunes dans plusieurs domaines ainsi que les inquiétudes des Mauriciens en ce qui concerne la violence sous toutes ses formes parmi les jeunes et au sein des familles. J’aime mon pays et je suis inquiète par rapport aux ravages de la drogue synthétique parmi les jeunes et ce problème touche aujourd’hui différents milieux de la société mauricienne. Le problème de l’emploi, qui est bien réel, provoque une certaine incertitude parmi les jeunes quant à l’avenir professionnel. J’ai des amis qui n’ont pas trouvé de job pendant plus d’une année après leur sortie d’université.

Que faut-il faire selon vous ?
Il y a certainement des domaines qui sont saturés et il faut regarder la vérité en face. Peut-être qu’il y a des opportunités d’emploi dans certains secteurs, mais pour lesquels il y a un manque d’informations. Pourquoi ne pas commencer par faire un état des lieux de ce que les employeurs et le pays ont besoin dans l’immédiat et ensuite dans les cinq à dix ans à venir ? En fonction de ce constat et en planifiant l’avenir économique du pays, on orientera les jeunes vers les domaines susceptibles de générer de l’emploi.

Avez-vous eu aussi du temps pour les loisirs et pour vous amuser comme font tous les jeunes de votre âge ?
Ceux qui pensent que loisirs et études universitaires sont incompatibles se trompent. Bien sûr que j’ai eu le temps de m’amuser en famille et avec les amis. Grâce au soutien que j’ai eu auprès de ma famille et des personnes à l’Université de Maurice, j’ai pu organiser mes journées et avoir du temps libre pour les loisirs. C’est précisément cet équilibre qui m’a permis d’avancer sereinement durant ces longues d’années d’études.

Vous allez démarrer dans la vie professionnelle et quelle carrière envisagez-vous avec un tel diplôme en poche ?
Après huit années d’études universitaires non-stop, j’ai fait une petite pause et à présent je suis déjà en quête d’un job comme beaucoup de jeunes. Je pense m’orienter vers l’académie qui donne la possibilité de continuer dans la recherche afin de partager ensuite ces connaissances avec les jeunes. Je peux entreprendre cette carrière ici ou à l’étranger, mais si on me donne la possibilité de commencer ma carrière professionnelle dans la recherche ici, c’est encore mieux. Si après plusieurs mois d’attente, il n’y a aucune proposition au plan local, je vais sérieusement considérer les opportunités qui existent ailleurs et dont j’ai déjà pris connaissance. Il faut certainement doter les universités d’un budget raisonnable pour mener à bien les travaux de recherches, mais je ne crois pas que ce soit une somme énorme. L’aspect le plus lourd concerne le côté administratif. Je voudrais signaler que j’ai eu la possibilité de faire un “internship” pendant deux mois à l’Université de Liberec en République tchèque et cette institution est réputée dans le monde pour ses nombreuses Facultés de Textile qui sont bien équipées. Cet “intership” à Liberec a été bénéfique pour mes recherches. Cela m’a permis de faire quelques tests et de compléter mes travaux.

Y a-t-il suffisamment de femmes selon vous dans la recherche scientifique ?
À mon avis, on devrait avoir davantage de femmes dans ce secteur. Beaucoup de femmes qui ont fait des études supérieures à un niveau élevé hésitent encore à faire de la recherche même si ce travail les fascine parce que cela demande beaucoup de temps et beaucoup de sacrifices. Or d’après mes observations, il y a peu de flexibilité pour une femme qui est mariée et qui a des obligations familiales pour s’adonner à ce travail. On ne crée pas les conditions nécessaires pour qu’elle puisse entrer davantage dans ce secteur; on ne la soutient pas assez. Soyons honnêtes, même si la société mauricienne a beaucoup évolué et qu’il y a beaucoup de discours sur la question de l’égalité des genres, c’est toujours la femme qui continue à se sacrifier en premier pour les enfants et pour la famille lorsqu’il y a un choix à faire; elle est très sollicitée en premier pour mille choses dans la maison. Du coup, elle attend que les enfants grandissent et qu’ils soient un peu plus autonomes pour reprendre ses projets professionnels. Et en outre, certaines personnes tendent à donner plus de crédits aux hommes qu’aux femmes dans le domaine de la recherche scientifique en disant que c’est un domaine réservé aux hommes. Cette manière de penser sonne comme une insulte à l’intelligence de la femme et nous gardons en tête que les filles excellent dans cette discipline à l’école. La recherche est importante pour la croissance économique. Par rapport aux nouveaux produits qui se développent, il faut connaître les besoins des hommes et ceux des femmes aussi. Et si nous n’avons pas les deux dans la recherche, il n’y aura pas d’équilibre. L’homme et la femme ne fonctionnent pas de la même manière et leur façon de penser et de concevoir les choses est différente. La femme apporte certainement un plus dans la recherche.

Quelles sont vos observations sur la place de la femme dans la vie du pays ?
Elles sont une force remarquable dans le domaine du travail et sont dans tous les domaines. Mais je crains fort que beaucoup d’entre elles, malgré leurs compétences, leur enthousiasme et le soutien de leur entourage, n’aillent pas très loin dans leur carrière en raison de certaines contraintes. Je suis admirative devant celles qui prennent des initiatives, parfois très risquées, pour lancer leur propre petite entreprise et devant celles qui mènent avec conviction et détermination certains combats au niveau social.

Outre la question de l’emploi, y aurait-il une question particulière qui vous préoccupe ?
Il y a un certain relâchement par rapport à la discipline dans plusieurs sphères de la vie. Il y a un manque de respect envers l’autre, alors qu’il y a deux choses essentielles pour bien vivre en société; d’une part, le respect des droits de tout individu et, de l’autre, le devoir et les responsabilités du citoyen. Le grand nombre d’enfants livrés à eux-mêmes en l’absence des parents, qui sont obligés de travailler, devrait aussi interpeller les adultes. Les loisirs de ces enfants se résument la plupart du temps à l’utilisation non-stop du portable, de la tablette pour des jeux quand ils ne sont pas scotchés devant la télévision toute la journée. De nos jours, l’accès à Internet est beaucoup plus facile et les parents n’ont pas vraiment le temps d’examiner ce qui intéresse leurs enfants sur la toile. Il ne faut pas non plus vilipender la nouvelle technologie, car c’est le monde dans lequel évoluent les enfants. Mais je crois qu’il faut mettre certains garde-fous afin d’éviter certaines dérives chez des enfants, mais aussi pour leur bien-être personnel.

Les Mauriciens iront voter dans trois semaines. Irez-vous voter ou faites-vous partie de cette catégorie de jeunes qui sont allergiques à la question politique ?
Je suis née dans ce pays que j’aime beaucoup. Sauf si ma carrière dans la recherche me conduit à l’étranger, je suis appelée à vivre ici pour beaucoup d’années. Je ne suis pas engagée dans la politique, mais il est important de s’y intéresser, car il s’agit de notre avenir. On ne peut faire abstraction de la politique car les décisions prises par ceux qui gouvernent ont un impact sur la vie sociale et économique. Il est important de savoir ce que les différents partis politiques proposent cette fois pour le développement à venir du pays et pour le bien-être de la population. Tout le monde semble d’accord aujourd’hui par rapport à l’urgence pour l’écologie et j’espère que les différents partis politiques, qui veulent gouverner le pays durant les cinq prochaines années, soient sincères sur ce sujet. Qu’ils placent cette question en bonne position dans leur manifeste électoral et qu’ils mettent en pratique ensuite leurs résolutions. Les jeunes veulent obtenir des réponses concrètes au problème de l’emploi. Selon moi, tout est priorité dans le pays car beaucoup de choses concernant le bien-être de la population sont reliées. J’irai voter le 7 novembre et je souhaite que ces prochaines élections se déroulent dans le fair-play et surtout dans le calme et que les prochains gouvernants respectent les engagements pris auprès de la population.

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