Le kaléidoscope et la lunette de Galilée

Ce pourrait être le titre d’une fable ou d’un apologue.

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C’est peut-être seulement une image pour tenter d’expliquer comment fonctionne le monde. Des deux côtés, nous avons affaire à des instruments très proches l’un de l’autre : un tube et, dans un cas des lentilles, dans l’autre des miroirs. C’est l’usage qui en est fait qui diffère fondamentalement. L’un est un objet scientifique, l’autre un objet de poésie.

De semblable façon, l’univers peut être divisé en deux mondes.

Dans le premier monde, la règle qui s’applique est celle de la nécessité absolue d’un enchainement rigoureux des causes et des conséquences à l’aide d’un raisonnement qui fait place au doute méthodique et à la méthode expérimentale. On a, certes, le droit de faire des hypothèses, même hasardeuses, mais il est absolument interdit de leur accorder la moindre créance tant qu’elles n’ont pas été démontrées et reproduites un certain nombre de fois. Ainsi, la science progresse-t-elle pas à pas, chaque pas étant assuré dans l’empreinte du pas précédent.

Ainsi, tous les progrès de l’astronomie se sont faits par tâtonnements successifs depuis l’observation à l’œil nu des Anciens puis par les déductions des savants au fur et à mesure que les progrès de l’instrumentation scientifique permettaient d’accumuler des preuves des théories qui étaient avancées. D’abord un ciel plat, puis une voute céleste close d’où pendaient les étoiles puis l’acquisition de la dimension de l’infini, de plus en plus infini si l’on peut dire maintenant que le télescope James Webb permet non plus seulement d’étendre l’espace mais aussi de remonter le temps jusqu’à plusieurs milliards d’années. Le rôle des instruments scientifiques est de grossir et d’approfondir la vision mais non de transformer la réalité qui demeure semblable à elle-même avec les lentilles et les miroirs des télescopes.

Toute autre est le deuxième monde. Non qu’il refuse de comprendre l’enchainement des raisonnements des causes aux effets mais, soit il part d’un fondement qui n’est pas scientifique mais un produit de l’imagination, soit dans l’enchainement des causes et des effets, il accepte la rupture de la majeure ou de la mineure d’un syllogisme et permet une déviation du raisonnement, incompatible avec une démarche scientifique.

Il en est ainsi du rêve. Comme dans le kaléidoscope, le rêve est fait de fragments de souvenirs que la multiplicité des miroirs transforme et permet d’ordonner à sa façon en leur redonnant une forme totalement nouvelle. La mosaïque ainsi reformée par notre esprit dans le rêve est aussi vraie et consultable que l’image aperçue dans le tube mais il lui manque une dimension, celle de la réalité. Il suffit de tourner un tant soit peu l’appareil pour qu’une autre apparence émerge, jamais la même et tout aussi fugace.

C’est pourquoi, dans le rêve, des fragments de souvenirs sont recomposés par l’esprit contre toute logique et aboutissent à des constructions incohérentes dont on s’étonne au réveil d’avoir pu concevoir des édifices aussi baroques.

Il en est de même dans la littérature et dans la poésie. À partir d’un stock donné de lettres ou de mots, on peut bâtir des textes selon les règles de la rhétorique ou bien laisser l’imagination vagabonder et échafauder des pensées qui transportent dans des mondes imaginaires. Ainsi en est-il aussi bien des « Oraisons funèbres » de Bossuet qui font plus de place à une certaine harmonie de la langue qu’à l’énoncé des faits ou, a fortiori, les textes poétiques d’un Rimbaud, d’un Mallarmé ou d’un Apollinaire.  À peine plus différents dans leur pouvoir d’évasion sont des romans comme « La Princesse de Clèves » ou « La Chartreuse de Parme ».

Tout le domaine de l’art appartient au même monde. Par un côté ou par un autre, il échappe à l’enchainement rigoureux des causes et des effets et, de ce fait, il peut devenir, grâce à la puissance de l’imagination créatrice, infiniment plus vaste que le monde réel et rejoindre ainsi l’immensité de l’infini virtuel, à côté de l’infini réel que nous offre l’astronomie.

Au risque de choquer, je dirai qu’il en est de même des religions. En effet, chacune d’entre elles se fonde sur une base qui peut être une observation réelle ou ce qu’on appellera une vérité révélée. À partir de ce substrat, l’esprit humain fait tourner le kaléidoscope à volonté et nous propose une quantité de religions qui tirent quantité de conséquences à partir de fondements auxquels manque au moins un des fondements de la science. Chaque prophète édifie alors son système qui n’est pas sans certaines vérités mais qui n’est pas la vérité scientifique. Aux croyants de choisir d’adhérer à l’un ou à l’autre système ou d’adopter simplement celui de sa naissance, de son siècle ou de son pays.

Avec deux instruments, ce sont deux visions du monde qui nous sont offertes. Elles ne sont pas forcément contradictoires et peuvent même parfois être complémentaires. Ainsi, le château de Chambord ou la Tour Eiffel sont à la fois des performances techniques et des performances artistiques. Il en est de même des plus anciens témoignages de l’industrie et de l’art de l’espèce humaine avec les pyramides d’Égypte, que ce soit celle de Saqqarah ou celle de Khéops.

La seule précaution qu’il faut prendre est de ne pas vouloir observer les étoiles au kaléidoscope, ni faire de la poésie en prétendant jouer à l’astronome. Chacun de ces deux mondes a ses règles qu’il ne faut pas transgresser sous peine de tomber dans l’erreur. Quand Blaise Pascal nous dit : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », il a raison du point de vue de la philosophie et de la littérature, mais les astronomes savent maintenant que l’univers est plein d’un « bruit cosmique » ou « fond diffus cosmologique » qu’ils tentent d’expliquer… Il y a deux sortes de silence.

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