Il est toujours passionnant de lire un roman écrit par un poète de talent. On ne s’invente pas poète. On l’est par la force d’une démesure en soi, inscrite dans notre sang. Le poète écrit toujours de la poésie. Il ne peut s’en empêcher. Elle émane de lui comme un fleuve caché et nécessairement fulgurant. Le roman, quand il s’attelle à son écriture, est souvent, sinon toujours une œuvre de déguisement ; la poésie, revêtue d’un masque sobre, sculpté et structuré. La poésie rendue invisible mais une omniscience qui saisit la parole, sa parole.
C’est mon sentiment en lisant le beau roman du poète Sylvestre Le Bon, Le rapport du ciel triste (Editions Assyelle). On est ainsi emporté par la force des mots mais une force contenue, domptée. La langue, qu’on devine somptueuse, est asservie aux rythmes de la sobriété. On s’arrête souvent, ébranlé par la beauté de la langue.
Et on relit les mêmes mots, mots qu’on déguste, mots qu’on savoure. Ainsi Michaël Schubert, l’un des narrateurs, qui médite le désir : « Nous savons, elle et moi, que nous irons chacun rejoindre notre camp. Mais nous voulons aussi nous laisser gagner par cette euphorie troublante de l’incertitude. Nous préférons ne pas raisonner pour nous laisser emporter par le tourbillon du rêve. Je m’approche d’elle, silencieuse, comme en apesanteur. Je ne parle pas, mais je m’immisce entre ses pupilles dilatées. Je lis dans son regard qui m’interroge, me sonde et me palpe. Elle sait aussi qu’il ne faut pas qu’elle parle. Une odeur caramélisée flotte. Entre nous, les silhouettes s’effilochent, semblent perdre pied, perdre toute consistance, voguer entre le mordoré indécis de l’air et l’ouate grisâtre du ciel. » Ce roman est ainsi parcouru de fragments finement ciselés, taillés dans la chair des mots, qui disent l’indicible.
Le roman porte sur la quête d’Alexandre Dunon, un septuagénaire qui vit à l’île Maurice et qui est hanté par l’image de son père. Il est amnésique sur une partie de son adolescence, ne sachant pas qu’il est né en France et ignorant les conditions dans lesquelles il a été adopté par une famille mauricienne… Plusieurs décennies se sont écoulées depuis qu’il s’est installé dans l’île, et un jour après avoir rencontré son père adoptif sur son lit de mourant, il décide de retrouver son vrai père en espérant qu’il est encore en vie. Ses recherches le mènent à Paris et à Giessen en Allemagne où, grâce à un couple mauricien qui y habite, il apprend qu’Otto Wierig, son père, centenaire, est toujours en vie. Ce dernier – un passionné d’art – a, en fait, plusieurs fois changé d’identité pour éviter la traque des chasseurs de nazis.
Le rapport du ciel triste se prête à de nombreuses lectures. Il est, à mes yeux, avant et surtout, le roman de la quête.
Quête identitaire d’abord, d’Alexandre, l’orphelin mauricien qui part à la recherche de son père, tortionnaire nazi. Être à l’identité floue, un « bâtard », d’ici et d’ailleurs, il se cherche. Que cherche-t-il au fond, ses origines, un sens à son existence, la rédemption à sa « bâtardise » ?
Quête du sens du mal par l’entremise du personnage du père, homme ordinaire, musicien, homme de culture, il est à la tête d’un camp de concentration nazi. Dans son suffocant journal, il nous raconte ses journées consacrées à massacrer des innocents. Il le fait de façon mécanique, sans le moindre remords, véritable dévot de la barbarie. On voudrait voir en lui un monstre mais ce n’est qu’un homme, comme nous, monsieur tout-le-monde. D’où vient donc ce mal ? Pourquoi est-ce que des hommes choisissent de basculer dans la monstruosité ? Et qu’est-ce qui distingue le tortionnaire de l’homme de la rue ?
La structure déroutante et complexe de ce roman rend sa lecture parfois difficile. Mais c’est un effort qui est récompensé. Car ce roman nous interroge, quel sens finalement donner à ce que nous sommes ? Est-ce que nous sommes condamnés à une identité irrésolue ? Et plus encore, il y a la question fondamentale du mal, qui résonne en nous, plus que jamais, à l’ère de la montée des extrémismes. Mais il est ultimement le roman de la quête poétique. On y est, en le lisant, au plus proche d’un feu de camp, celui de la poésie, qui nous réchauffe, qui nous brûle, qui nous apprend à appréhender la substance des choses et des êtres.