Les îlois des Chagos contre le Royaume Uni, suite et fin?

La décision rendue en décembre 2012 par la Cour Européenne des droits de l’homme,  de ne pas recevoir la plainte des Chagossiens (1) contre le gouvernement du Royaume Uni restera comme une des grandes hontes et un déni de justice de l’époque contemporaine. Cette décision est loin d’être courageuse. Elle n’est sans doute pas non plus définitive, car le peuple chagossien  a pris conscience depuis de nombreuses années de la solitude dans laquelle il doit livrer combat afin que soient reconnus ses droits au retour dans sa patrie d’origine.
Lorsque, dès 1965, la Grande Bretagne accepta le principe des élections générales qui allaient décider de l’indépendance de Maurice et de ses dépendances, Rodrigues, Saint Brandon et Agaléga, il fut décrété, à des fins purement commerciales, que certaines de ces dépendances, dont l’archipel des Chagos, au nord-est de Maurice, échapperaient à Maurice et deviendraient les Territoires Britanniques de l’Océan Indien (BIOT); la manoeuvre permettait ensuite de donner en location ledit territoire aux Etats Unis afin d’y créer une importante base militaire (on était alors en pleine guerre froide). Le bail fut signé entre les Etats Unis et l’Angleterre, à condition, stipulait le gouvernement américain, que ces territoires soient vides d’habitants.
La suite fut extrêmement brutale, organisée en déni des droits de l’homme: les Chagossiens, population d’origine africaine, installée dans les îles depuis la milieu du XIXème siècle, furent chassés par une milice au service de sa majesté, embarqués de force sur le navire Nordvaer (un bateau civil affrété par le gouvernement anglais pour cette sinistre opération) et déportés à Maurice. Ceux des îlois qui étaient absents de Chagos au moment de la déportation, comme la chanteuse Charlezia, se virent interdits de retour et ne purent même pas préparer leur départ. Les témoignages de cette déportation rapportent qu’elle se fit avec violence. Aux habitants qui refusaient d’embarquer, il fut répondu que s’ils ne quittaient pas les lieux, ils seraient acculés à la famine, car toutes les entreprises locales qui les employaient – principalement pour l’exploitation du coprah — avaie nt été fermées par ordre du gouvernement britannique.
Depuis leur déportation en 1973, les Chagossiens vivent une vie typiquement semblable à celle de tous les déportés. Relogés sommairement à Maurice — j’ai vu en 1980 les abris anti-cyclone en tôle ondulée sous lesquels une partie de la population des Chagos avait trouvé refuge à Port Louis — ils n’ont jamais réussi leur intégration à Maurice, non seulement du fait de leur origine, mais aussi à cause de la grande pauvreté dans laquelle la plupart ont été réduits. Ils sont devenus en quelque sorte les parias de Maurice.
La compensation en argent versée par le gouvernement britannique n’a évidemment pas suffi à rendre leur dignité à des êtres humains qui ont été déracinés de leur milieu d’origine. Cette compensation du reste fut versée de façon inégalitaire, car nombre des îliens  l’ont soit refusée pour ne pas reconnaître l’état des faits, soit ignorée parce qu’ils n’ont pas fait la demande auprès des autorités.
L’autre compensation fut d’accorder à ceux des Chagossiens qui en feraient la demande, un passeport britannique — mais ce bout de carton bleu ne leur garantissait aucune intégration au Royaume Uni, et ne valait rien ni pour les déportés, ni pour leurs enfants. La Cour européenne des Droits de l’homme, dans ses attendus, mentionne cette compensation et cette nationalité de seconde classe comme des actes éteignant toutes les poursuites futures. Si l’argument est juridique, il ne saurait être acceptable par une Cour qui prétend rendre une justice objective dans un conflit opposant une grande puissance et des êtres humains sans défense. Ou bien il faudra admettre une fois pour toutes que la Cour européenne est simplement un de ces hochets bariolés que les Etats oppresseurs brandissent pour détourner le regard des témoins des crimes et des déportations. Il faudra renoncer une fois pour toutes à  dire, comme le dit la Déclaration universelle des Droits de l’homme (1948) que tout être humain, quelle que soit sa couleur de peau, sa religion ou son histoire, a droit à une terre, et que le chasser malgré lui de cette terre est un crime contre l’humanité.
En vérité, pour inique qu’elle soit, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme était prévisible. Elle démontre la fragilité des instances internationales en matière de justice.  Lorsqu’elle doit se prononcer sur des cas  litigieux, la Cour européenne se comporte comme un tribunal ordinaire, en se retranchant derrière un code procédurier et arguant  d’éléments juridiquement non recevables, comme  elle pourrait le faire dans un simple litige entre particuliers. Ce faisant, elle n’est pas en contradiction avec l’esprit du droit, mais elle l’est totalement  avec l’esprit des droits de l’homme.
En réalité, le cas des îlois chagossiens contre le Royaume Uni n’est pas un cas unique dans l’histoire récente des spoliations et des violences faites aux minorités ethniques. Il suffit de penser aux déplacements de populations indigènes, en Afrique comme en Amérique, à la situation dramatique dans laquelle vivent les populations nomades du Sahara occidental, ou plus récemment encore à la précarité dans laquelle se retrouvent les Touareg suite à l’intervention militaire au Mali. Dans un autre ordre d’idées, on pourrait évoquer le combat perdu d’avance par une partie de la population Innoue du nord Québec pour tenter d’empêcher la construction de trois barrages géants sur la rivière Romaine, ou plus près de l’Europe, la déportation scandaleuse de la population Rom en France.
Les Cours internationales, quelles qu’elles soient, et quels que soient leurs statuts, sont impuissantes à apporter une solution à des problèmes qui traditionnellement répondent du droit national. Seuls quelques rares exemples, sans doute parce qu’ils sont liés aux guerres et aux violences, ont retenu l’attention du reste du monde, en Palestine, au Kosovo ou au Kurdistan. Dans la plupart des cas, comme dans le cas des Chagossiens, le sentiment est que le jugement est rendu avant même l’examen des faits, sous l’influence des Etats concernés. Ainsi, la cour européenne qui récuse la demande de justice des Chagossiens  compte parmi ses assesseurs le Britannique  Bratza, peu enclin à une décision objective.
Rappelons que la position du gouvernement britannique n’a pas changé depuis la création des Territoires de l’Océan indien, et que Colin Roberts, qui fut Commissionner desdits Territoires ne cacha pas son dédain pour la population chagossienne, affirmant que la création éventuelle d’un parc marin aux Chagos pourrait servir à empêcher définitivement le retour des habitants sur les lieux. Quant aux Etats Unis, partenaire du Royaume Uni dans la  création de la base militaire de Diego Garcia, ils n’ont cessé de masquer l’iniquité du traitement infligé aux Chagossiens par les mesures prises en faveur des déportés — mesures qui ne servent qu’à farder la triste vérité. La réalité de la politique menée par les Etats puissants du monde s’affirme avec un certain cynisme  dans la réponse que le gouvernement présent des Etats Unis a donnée aux plaignants Chagossiens (Réponse de la Maison Blanche à la pétition We the people sur les torts infligés aux Chagossiens, 21 décembre 2012): cette réponse qui reprend les arguments de la Cour européenne, conclut par la promesse du gouvernement américain de continuer à soutenir, comme par le passé, la compensation britannique pour les torts subis par les habitants des Chagos. Il n’est pas indifférent que la réponse provienne, entre autres signataires,  de M. Andrew Shapiro, adjoint au ministre des Affaires politiques et militaires. Ainsi la boucle est bouclée, et l’archipel des Chagos continuera sans doute, sauf élément imprévisible actuellement, à être le porte avions de l’Armée américaine au Proche et Moyen orient.
La Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision, dans l’indifférence des puissants de ce monde. Qu’importe une poignée d’îlois, petits agriculteurs, pêcheurs à la ligne dans leur lagon, quand les intérêts stratégiques et militaires sont en jeu, et que ces îles lointaines, perdues au milieu de l’Océan indien, peuvent être transformées à vil prix en une des bases les plus opérationnelles du monde — comme elle le fut pour les bombardiers de la guerre du Golfe? Et que dire du soupçon de tortures infligées aux détenus de Diego Garcia, comme à Guantànamo ?
Certains des habitants se souviennent encore du jour tragique où ils durent embarquer de force sur le navire qui les déportait, sans pouvoir emmener avec eux leur bétail, ni même leurs chiens restés à aboyer sur la rive.
Les grands de ce monde qui ont rendu cette décision inique, le président David Björgvinsson, et ses six assesseurs, devraient pourtant se soucier des gens qu’ils condamnent ainsi au non retour et à l’exil éternel. Peut-être devraient ils — mais cette proposition sans doute amènera un sourire ironique sur leurs lèvres — visiter un jour la modeste maison dans le quartier déshérité de Pointe aux Sables, qui sert en quelque sorte de refuge et de mémoire au peuple des îlois,  où sur les murs les enfants des Chagossiens nés en exil peuvent regarder les images de leur petite patrie qu‘ils ne pourront jamais connaître, fût-ce pour fleurir les tombes de leurs ancêtres.

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