Les vendus de la République

Je me revois lors de ma soutenance de master 2 expliquer le système électoral mauricien à mes professeurs de science politique et la consternation dans leurs yeux quand j’ai abordé le sujet du financement occulte des partis politiques à Maurice. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses ne se sont guère améliorées dans ce domaine comme le démontre l’excellent reportage de Rabin Bhujun sur la question. On peut d’ailleurs se demander comment on a pu laisser les choses empirer à ce point-là. Il est inacceptable que cette situation de connivence mafieuse entre le secteur privé et le secteur public continue de perdurer au détriment de la démocratie. Pour autant, l’ironie dans toute cette mascarade politico-financière c’est que l’ensemble des protagonistes prétend promouvoir « le jeu de la démocratie » mais le fait bizarrement dans l’opacité la plus douteuse. La vérité, c’est que ces mystérieux « well wishers » historiques ont toujours eu dix pas d’avance; ils ont compris avec la clairvoyance tordue qui est la leur que l’argent est et sera toujours le nerf de la guerre. Après tout, pourquoi s’exposer directement quand il suffit de sortir son gros chéquier pour s’assurer l’allégeance des gouvernements qui se succèdent au pouvoir. Alors je me permets de vous interpeller, mes chers compatriotes, sur cette question centrale à toutes les démocraties : qui dirigent vraiment notre pays ?? La révoltante réalité, c’est que ce sont ces créanciers de l’ombre qui dirigent notre pays et ils le font dans le secret et la discrétion la plus absolue. On peut alors se demander comment cet état de corruption a pu s’enraciner aussi profondément dans la société mauricienne et au coeur même de l’État. On peut déjà pointer du doigt une législation quasi inexistante. L’argument clé avancé : le seuil de Rs 150 000 est tout bonnement irréaliste, voire ridicule. Certes, quand Navin Ramgoolam nous apprend que le seul meeting du 1er mai a englouti pas moins de Rs 10 millions, effectivement on comprend que ce seuil qui n’a pas changé en 25 ans donne à rire. Cela pose un véritable problème car on entre dans le cadre de ce que l’on qualifie en droit constitutionnel de loi inopérante car fonctionnellement inadaptée. La conséquence directe est que pour le coup tout le monde fait fi de la loi, même la Commission électorale préfère ne rien faire. À partir de là, c’est la porte ouverte à tous les excès et débordements inimaginables car l’organe de régulation est de fait tout aussi inopérant que la loi sur laquelle il s’appuie. En ce sens, il est urgent de légiférer afin de rectifier cette situation scabreuse ; deux possibilités sont envisageables. La première serait de modifier le seuil des dépenses à un montant qui serait voté majoritairement par l’Assemblée nationale et de renforcer en contrepartie les sanctions liées au dépassement du seuil défini. Pour s’assurer que l’ensemble des partis coopère, il faut aussi considérablement augmenter l’amende en cas de non-déclaration des dépenses auprès de la Commission électorale, quitte à frapper d’inéligibilité le contrevenant. L’autre solution serait de s’adapter à la situation actuelle et d’institutionnaliser une pratique qui est déjà courante; on décide de ne pas plafonner le montant des dépenses électorales mais en contrepartie on légifère afin que l’audit des comptes bancaires des partis devienne obligatoire. Compter sur la bienveillance des banques pour jouer le jeu de la transparence est une chose vaine car ils n’ont rien à gagner à dénoncer leurs clients, bien au contraire. De plus il faut clairement revoir le statut juridique des partis politiques dans son ensemble et au sein des institutions bancaires. Certaines grandes démocraties sont parvenues à clarifier à bon escient les choses. C’est le cas de la France où le parti politique est « une personne morale de droit privé qui se soumet à la législation sur le financement des partis politiques et qui soit bénéficie de l’aide publique, soit a désigné un mandataire et dépose ses comptes chaque année à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques ». En ce sens, il s’agit surtout d’une question de bonne volonté de la part du législateur de régler une situation qui a tout de la corruption généralisée. Revoir le statut juridique des partis politiques permettrait aussi à la Mauritius Revenue Authority (MRA) de contrôler les revenus des partis politiques. Autant je cautionne la générosité quand celle-ci est désintéressée, autant je la réprouve ardemment quand celle-ci alimente le clientélisme politique le plus méprisable, ce qui est le cas à l’île Maurice. Il faut que nous soyons conscients des implications réelles du financement occulte dans le cadre d’une démocratie représentative comme la nôtre car elles sont loin d’être anodines. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’à bien des mesures, ce sont ces financeurs occultes qui font et défont des gouvernements de par l’altérité qu’il y a dans leurs contributions d’une élection à l’autre. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils commandent des sondages à l’approche de chaque élection ! Les finances sont un aspect de premier ordre dans la réussite d’une campagne électorale car ils conditionnent les moyens qui sont à la disposition du parti en termes de communication, de logistique, de transport et de frais en tout genre. D’emblée, les donations ahurissantes des soi-disant well-wishers faussent le jeu démocratique et ne le promeuvent en aucun cas et ce contrairement à ce qu’avance le grand capital pour qui « nous ne gagnons rien en allant vers une transparence qui engendrait de l’appréciation… ». Or, il ne faut pas être diplômé de polytechnique pour comprendre que l’appréciation, elle est de fait, car ce sont ces patrons du secteur privé qui apprécient déjà les chances d’un candidat par rapport à un autre et distribuent leurs largesses en conséquence avant et après les élections. Alors de grâce, arrêtez de nous prendre pour des moutons de Panurge et épargnez-nous votre samaritanisme à deux balles ! Non vous ne croyez pas « dans le jeu de la démocratie » mais plutôt dans le jeu de la spéculation électorale, voilà tout. Même le petit commerçant qui donne Rs 10,000 attend un retour d’ascenseur, alors nous faire croire qu’ils donnent des millions sans rien attendre en retour si ce n’est une tape amicale dans le dos, les magnats du secteur privé nous prennent vraiment pour des gougnafiers ignares et crédules. Des contrats en béton des IPPs, des EIA permits qui seraient bidonnés, des appels d’offres courus d’avance, la dénaturation de notre littoral avec toujours plus d’hôtels, l’absence de salaire minimum et maintenant les Smart Cities, auraient tout à voir avec la redevance électorale due au secteur privé. Ce serait véritablement se tirer une balle dans le pied que d’essayer de s’affranchir du joug des personnes qui vous financent, une leçon que Navin Ramgoolam a appris à ses dépens avec la Commission Justice et Vérité ou encore son entêtement concernant CT Power. Nous ne pouvons et ne devons plus permettre cela sous peine de n’être pas mieux que ces politiciens qui nous entourent, c’est-à-dire des vendus. Certains politiciens admettent à demi-mot que cette situation pose une vraie problématique quant au paradigme de la démocratie. Selon Paul Bérenger, personne ne peut véritablement se complaire de cette situation de « dépendance » envers le secteur privé soulignant la subordination à un pouvoir dans le pouvoir. Roshan Seetohul pense qu’il faut davantage réguler ces financements du privé car s’ils donnent autant, « c’est qu’ils ont aussi peut-être des attentes très hautes ». Que dire si ce n’est que pour être crédible, même la charité doit avoir ses limites ! Il reste à voir ce qu’apportera la loi du ministre Bhadain même si je doute que le nouveau jouet de Robin langue de bois ne sert plus à engendrer la terreur politique qu’autre chose. Le financement occulte est au coeur même de l’embourgeoisement de la classe politique qu’il a achetée et continue d’acheter à bon prix. Ce n’est certainement pas avec des honoraires d’avocat qu’on aurait pu acquérir un bâtiment tel que le Sun Trust et les coffres de Navin Ramgoolam laissent peu de doute quant à la provenance d’autant d’argent. Combien d’hommes politiques entrent en fonction sans le sou et connaissent un enrichissement fulgurant relevant d’une ambiguïté au plan moral ? Quelle différence y a-t-il entre ces financeurs de l’ombre et une forme de pègre si ce n’est le vide juridique qui permet aux premiers d’agir en toute impunité ? Mes chers compatriotes, nous avons contribué de par notre complaisance à engendrer un système dont nous sommes les premières victimes. Si cela a commencé quelque part grâce à notre passivité, cela peut aussi s’arrêter grâce à notre revendication citoyenne et notre volonté à ne plus tolérer que l’on bafoue notre intégrité et nos droits en salissant l’institution sacrée qu’est le vote démocratique. L’honneur et la liberté n’ont pas de prix et celui qui ignore cela en est de facto dépourvu.

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