LITTÉRATURE : Un ambassadeur, des voyages dans le monde réel

Avec L’ambassadeur triste, sorti en mars chez Gallimard, Ananda Devi a livré aux lecteurs un recueil de nouvelles assez inhabituel, en ce sens qu’elle y déploie son écriture dans de multiples registres, avec parfois une sympathique tendance à l’humour ou à l’ironie. D’un texte à l’autre, on rit, sourit, s’esclaffe de l’absurdité de certaines situations, ou encore on s’attriste puis s’émeut des destinées tragiques. Parfois, des lieux ou des personnages intriguent, d’autres tiennent en haleine, ou même effraient par la noirceur béante de leurs sentiments… Le voyage est plus varié qu’il n’y paraît.
Les 12 nouvelles de L’ambassadeur triste mettent en jeu la relation à la différence de diverses manières, qu’il s’agisse d’un lieu chargé d’histoire, de la rencontre de personnages que tout oppose, du monde invisible aux yeux ou encore des différentes formes de ce sentiment d’étrangeté que génère l’incompréhension ou l’imagination galopante. Elles transportent le lecteur le plus souvent en Inde, une fois à Maurice, une autre au pôle Nord, mais les véritables voyages qu’elles augurent relèvent davantage d’une exploration des réalités humaines à différents stades d’intimité.
L’auteure du Sari Vert sait aussi faire rire, et nous recommandons particulièrement dans ce registre « Great America » et « Goûtu », qui placent des personnages dans des situations qu’ils aient semble-t-il beaucoup de mal à décoder… Sur un ton humoristique, « Goûtu » raconte les aventures d’un écrivain africain invité à un colloque littéraire en Inde, particulièrement intrigué par des petits sachets colorés accrochés aux échoppes des marchands de rue.
« Great America » fait vivre de ces dialogues de sourds qui peuvent s’établir entre, par exemple, de riches Américaines charitables, si cartésiennes et arrogantes qu’elles en semblent obtuses, et des porteurs qu’elles veulent convaincre de cesser de se faire exploiter, ce qui permet d’ailleurs d’utiliser leurs services sans culpabiliser. Très drôle aussi, la première partie de « À l’aventure » offre une description rocambolesque d’une des pires expériences de circulation urbaine que l’on puisse connaître en Inde. Mais au coeur des embouteillages infernaux sous les pluies diluviennes, la rencontre d’un petit garçon fait basculer l’intrigue sur un versant tellement différent de la vie que le lecteur n’a d’autre choix que de relativiser…
L’Européenne au volant cède, dans ce chaos, aux sollicitations de l’enfant mendiant qui frappe à sa vitre d’une manière si surprenante que l’on passe à l’intimité d’un échange entre deux êtres que tout sépare, mais qui se rencontrent néanmoins. Cette confrontation directe et physique avec une personne accablée par la misère noue un trouble qui se perpétue sous différentes tonalités dans les textes suivants.
La violence des contrastes
Par la suite quand l’auteure semble briser les digues du temps et de l’espace, cette sensation se mue en étrangeté mystérieuse pour nous entraîner dans les secrets d’un palais de Jaipur ou dans l’Inde villageoise, aux côtés d’une jeune femme au destin de déesse… La visite du Palais des Vents, le Hawa Mahal, nous fait approcher le vécu des femmes isolées à travers la rencontre d’une Maharani, ou plutôt de son esprit, être qui s’est progressivement désincarné du jour où elle prit conscience du profond désir qu’elle ressentait d’être touchée « par les humeurs du monde », ce monde qu’elle ne pouvait qu’observer à travers des « oeilletons »…
Chez cette femme, ou encore chez la conductrice qu’un simple geste fait basculer dans une autre prise de conscience, il existe des barrières invisibles et des conditionnements où les désirs, le ressenti, puis le libre arbitre et la volonté de l’individu se vivent dans une harmonie à leur environnement on ne peut plus variable et aléatoire. Les premiers textes du recueil placent leurs personnages dans une situation particulièrement contrastée. Ainsi en est-il de cet ambassadeur de quelque pays « de fjord et de lave figée » fleurant « le givre et la cendre » qui rêve depuis très longtemps de revenir dans son pays natal, se sentant d’une totale inutilité, pour ne pas dire incongruité, en Inde. Sa tristesse s’enracine dans une extrême solitude.
Comme d’autres personnages croisés dans ce livre, il semble se dissoudre dans une destinée non désirée, du moins peu assumée. Dans ce texte d’ouverture, l’auteure pose le thème du contraste culturel, et même physique, qui se produit lorsqu’on arrive dans un lieu ou un milieu étranger. La narratrice facilement assimilable à l’auteure apporte son propre ressenti : « Peut-être ai-je reconnu en lui la sensation de décalage qui m’habitait depuis mon arrivée et qui me donnait des vertiges, comme un acouphène qui refuserait de s’estomper. L’excès et le manque. Le merveilleux et l’inique. La générosité et l’opprobre. Où que l’on regardât, les oppositions s’entrechoquaient. Il n’y avait pas d’entre-deux. » L’ambassadeur triste semble ne s’être jamais accoutumé à de si violents contrastes. Les autres nouvelles montrent d’autres oppositions où l’auteure explore en quelque sorte cet entre-deux, montrant que le choc culturel n’est qu’une des clés de lecture superficielle parmi tant d’autres…

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