Malenn Oodiah : « Une réelle dérive autocratique s’attaque au fondement de la démocratie »

Dans une interview accordée à Le Mauricien cette semaine, Malenn Oodiah, sociologue et observateur attentif de la société mauricienne, fait le constat que sur le plan politique, il y a une véritable dérive autocratique. Il relève que le pays passe par une grave et dangereuse crise institutionnelle, « les principes fondamentaux d’une démocratie ». Il cite en exemple le fait que le Premier ministre, Pravind Jugnauth, prend parti pour le commissaire de police, Anil Kumar Dip, contre le DPP, Me Rashid Ahmine, notant une instrumentalisation des institutions à des fins partisanes. Ou encore le Parlement, où la légitimité des opposants n’est pas reconnue, voire les menaces contre les médias et les opposants.
Il souligne également que, dans une société démocratique, les citoyens ont des droits et des libertés, mais également des responsabilités. Il annonce par ailleurs l’organisation d’une conférence à Lakaz Flanbwayan cet après-midi sur le chemin parcouru depuis ses 55 ans d’indépendance, mais aussi sur les transformations et mutations sociopolitiques, économiques et culturelles qu’a connues la société mauricienne.

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Nous avons célébré le 55e anniversaire de l’indépendance et le 31e de la république en toute sobriété dimanche. Ne craignez-vous pas que cette double fête nationale soit banalisée ?
Il est profondément regrettable que le gouvernement ait choisi de ne pas célébrer comme il se doit la fête de l’indépendance et celle de la république. Le 12 mars est une date importante de notre histoire du vivre-ensemble et de la citoyenneté, qui constituent le fondement de la république. Indépendamment de la décision du gouvernement, les forces de la société civile et des partis et organisations politiques ont célébré l’indépendance autour du quadripôle et en entonant l’hymne national (as one people as one nation in peace justice and liberty), qui sont des valeurs fortes tant nécessaires pour cimenter l’identité mauricienne. Le 12 mars est un moment de grande communion pour consolider le mauricianisme. Sur les réseaux sociaux, nous avons vu que les Mauriciens accordent une réelle importance au sentiment de citoyenneté et de patriotisme.

Tout le monde s’accorde à dire que Maurice est arrivée à un tournant sur tous les plans. Votre avis ?
Notre société – comme le monde entier – vit une situation inédite. On parle de bascule. Oui, sur tous les plans, Maurice est à un tournant stratégique de son histoire, car notre société traverse une profonde crise sociétale.
Et ce datant de bien avant le Covid-19 et la guerre en Ukraine. Une profonde crise structurelle sur le plan économique; une profonde crise politique avec la menace autocratique; une profonde crise sociale avec les inégalités croissantes et la précarité qui s’installe; une crise culturelle en terme de valeurs morales; une crise éthique où l’argent diable est devenu la nouvelle religion… Notre société vit une crise du sens avec le paraître prenant le dessus sur l’être. Instrumentalisation de la religion à des fins partisanes pour soutenir un ethno-populisme.
Pour sortir de cette crise multiforme et négocier un tournant stratégique, il y a l’exigence d’une révolution culturelle pour changer les mentalités afin de relever de nombreux défis dans de nombreux domaines : l’environnement, l’éducation, le vivre-ensemble, la jeunesse, la lutte contre les inégalités et la pauvreté, le combat contre la drogue et la mafia, notre place dans le nouvel ordre mondial qui se dessine dans le sillage de la guerre en Ukraine…

Comment la polémique provoquée autour de la chanson controversée du RCC vous interpelle-t-elle ? Est-ce le symptôme d’un virus qui affecte le vivre-ensemble à Maurice ?
Il y a des mots dans cette chanson qui sont abjects, racistes, sexistes et violents. Les réactions provoquées par cette chanson renvoient à trois dynamiques qui travaillent notre société. D’abord, il y a la crise des valeurs, qui touche une partie de la jeunesse, et qui est un réel problème. Ensuite, une bonne partie des réactions exprimées, entre autres sur les réseaux sociaux, renvoient à la profondeur du ressenti de la discrimination d’une partie de la population visée par la chanson. Il y a des dérives du facteur identitaire qui ont jeté de l’huile sur le feu. Un bon nombre de personnes, tout en exprimant fortement l’indignation, ont plaidé pour le vivre-ensemble en prêchant l’apaisement. L’indignation ne doit pas céder à la haine, comme le dit le Dr Jonathan Ravat. Enfin, il y a aussi une expression de défiance vis-à-vis des élites incarnées ici par les étudiants d’un collège d’élite, le RCC.

S’il fallait faire un diagnostic sur l’état du pays sur le plan social, économique et politique 55 ans après l’indépendance, qu’auriez-vous dit ?
Aujourd’hui, sur le plan politique, il y a une réelle dérive autocratique, s’attaquant au fondement de la démocratie que sont la séparation des pouvoirs et l’indépendance des institutions vis-à-vis de l’exécutif. Nous vivons une très grave et dangereuse crise institutionnelle, ces principes fondamentaux d’une démocratie. Le Premier ministre prend parti dans cette crise pour le commissaire de police contre le DPP. Le Premier ministre instrumentalise à des fins partisanes des institutions stratégiques telles que la MBC. Avec le concours du Speaker, Sooroojdev Phokeer, il contrôle le Parlement et ne reconnaît pas la légitimité des opposants et critiques. Il menace les médias et les opposants. Le Premier ministre admet aujourd’hui que la mafia a infiltré les institutions après qu’il en ait parlé depuis 2015.
Sur le plan économique, le pays est en train de payer le prix une gestion catastrophique de la politique économique et financière, avec l’endettement. La dépréciation de la roupie, l’inflation et la baisse sérieuse du pouvoir d’achat d’une grande majorité de ménages. La politique économique du gouvernement depuis ces quatre dernières années est marquée par une absence totale de sens de prote due à un manque de vision et une fausse conception de la modernité. Sur le plan de la gouvernance, c’est le règne de l’opacité pour cacher la corruption, le népotisme, l’urbanisme et la médiocratie.
L’image du pays à l’international, tant importante auprès des investisseurs étrangers, nécessaires pour l’économie du pays, est très mauvaise, avec de nombreux scandales et affaires, dont celle de Maurice transformé en hub de trafic de drogue, et qui serait un Narco State.

Dans Cahier de Société, que vous avez publié l’année dernière, vous écrivez : Il faut cesser avec l’enfer, c’est les autres. Que voulez-vous dire ?   Est-ce une invitation à chaque citoyen à une introspection et à assumer ses propres responsabilités, au lieu de tout mettre sur le dos des politiciens ?
Laissez-moi, puisque vous y faites référence, dire quelques mots sur Le Cahier de problématiques, qui est aujourd’hui un livre intitulé Pour une Révolution Tranquille : le Rêve Mauricien vert humain et moderne, lancé le 1er mai 2022. C’est le fruit d’une initiative citoyenne lancée le 1er mai 2017 qui, dans un premier temps, a pris la forme d’articles sous forme d’analyse/réflexion sur une vingtaine de problématiques, et publiés dans la presse. Ces problématiques ont fait l’objet d’une vingtaine de forums-débats à la radio, avec la participation d’une centaine de panélistes venant de la société civile. Cet exercice a permis de constater un trait de la société mauricienne. Au lieu d’assumer sa part de responsabilité, on préfère se dédouaner et chercher un bouc émissaire. C’est le fameux pa mwa sa, li sa .
Quand il y a des problèmes à résoudre, trop souvent, les acteurs sociaux et du développement ont tendance à adopter la posture de « l’enfer, c’est les autres », avec comme conséquence le blocage de la société. Dans une société, nous avons certes des droits et des libertés, mais aussi des responsabilités. Par ailleurs, il faut sortir des réflexes corporatistes pour intégrer pleinement la dimension citoyenne à travers un aggiornamento général de tous les acteurs du développement pour débloquer la société et avancer.

Vous donnez cet après-midi une conférence afin d’effectuer un survol des 55 ans d’indépendance et pour rappeler et apprécier les transformations et mutations sociopolitiques, économiques et culturelles qu’a connues la société mauricienne. Pouvez-vous nous donner un avant-goût ?
Notre conférence sera en trois parties (un survol des 55 ans pour rappeler, apprécier les transformations et mutations sociopolitiques, économiques et culturelles qu’a connu notre société. Nous avons découpé la première partie en cinq phases. La deuxième partie sera consacrée à un état des lieux de la société mauricienne, aujourd’hui, en 2023, de même qu’un état des lieux du monde. La dernière partie sera consacrée à l’avenir – les défis, les contraintes et les opportunités. Pour gagner en richesse et en profondeur, la conférence de cet après-midi sera suivie d’un débat-réflexion le 25 mars de 15h à 17h. Il sera consacré aux échanges, appréciations, critiques et voies pour construire l’avenir.
La gravité des enjeux exige de ne pas tomber dans la facilité de la démagogie populiste. Sortons du mode commentaire spontané et jugement rapide, qui est le propre des réseaux sociaux. Aujourd’hui, la complexité de l’organisation, de la gestion et de l’action s’invite à l’agenda de la construction concrète. L’humilité intellectuelle s’impose. Et pour avancer concrètement avec une praxis adéquate, il faut une belle maîtrise de l’art du compromis.

Quels sont les principaux enjeux auxquels la république est confrontée aujourd’hui ?
D’abord, il convient de voir de près et de regarder loin, car il y a une société à sauver et un pays à (re)construire. Il faut parer au plus pressé, tout en jetant les bases pour des orientations stratégiques porteuses d’avenir répondant aux défis actuels et à venir. Les enjeux sont nombreux et sont analysés en profondeur dans le livre Pour une Révolution tranquille, Le Rêve mauricien Vert Humain Moderne.
Les principaux enjeux sont la revitalisation de notre démocratie; nourrir et approfondir notre vivre-ensemble, notre bien le plus précieux; sauver et préserver notre capital naturel; préparer notre jeunesse pour faire relever les défis à venir; développer un État fort et performant; une ouverture intelligente sur le monde pour trouver notre place dans le nouvel ordre mondial; retrouver le sens du collectif; se doter des moyens pour assurer notre sécurité sur tous les fronts; préserver notre intégrité territoriale dans un monde en pleine mutation…
L’avenir n’est pas Business As Usual. Le changement s’invite à l’agenda. Qui dit changement, dit transition, avec ses phases et une méthode pour mobiliser et convaincre. Le défi consiste à dégager le plus large consensus entre les acteurs sociaux et les acteurs du développement. Il ne s’agit pas de vaincre, mais de convaincre, avec une pédagogie appropriée axée sur le dialogue. L’avenir se conjugue avec le vert, l’humain et le moderne.

La conférence est donnée à Lakaz Flanbwayan. Quelle est la vocation de ce centre ?
Lakaz Flanbwayan est un centre artistique culturel et intellectuel lancé en décembre 2020. Une déclinaison spatiale de Projet de Société, qui repose sur trois concepts : le vert, l’humain et le moderne. Il y a plusieurs pôles d’activités qui répondent à des demandes. Le pôle artistique a accueilli plus de 60 artistes connus, moins connus, voire pas connus, pour des expos de peintures, de photographies et de sculptures. À travers plus de 25 expos.
Lakaz Flanbwayan a accueilli plus d’une cinquantaine d’ateliers divers pour les enfants, jeunes et moins jeunes de la région, mais aussi dans d’autres régions du pays. Il y a eu des causeries, des conférences et des forums-débats sur le livre, le tourisme, l’agriculture. Récemment, Shenaz Patel et Thomas Eriksen, professeur d’anthropologie de l’université d’Oslo, ont donné respectivement deux conférences, soit Révolution Anba anba et Mondialisation et biodiversité. Pour la fête du travail, nous préparons un forum-débat sur L’intelligence artificielle et l’avenir du travail.
Plus de 10 000 personnes sont venues à Lakaz Flanbwayan. 2023 s’annonce très riche. Notre programme d’expos pour 2023 est déjà bouclé. Nous lançons la semaine prochaine une école d’informatique pour une quinzaine de jeunes de 14 à 17 ans du centre La Ruche – Quartier de Lumières (La-Valette), en collaboration avec Teamwork, une entreprise française qui a une succursale à Maurice. Le bâtiment et la cour-jardin de Lakaz Flanbwayan ont été aménagés pour que chaque espace renvoie à un pôle d’activité. Il y un coin de plantes médicinales et aromatiques, un potager-pépinière, un espace « zardindrom », un espace ateliers, une grande bibliothèque contenant plus de 3 000 livres, une salle pour les expositions et un Kontainer Art.
La vocation, c’est d’être un espace convivial, de rencontres, d’échanges, de partage et de créativité. Nous invitons tous les Mauriciens à venir visiter et découvrir Lakaz Flanbwayan. Nous avons une page Facebook pour informer sur les activités. Je voudrais en profiter pour remercier tous ceux qui ont compris le sens de notre démarche collaborative et qui apportent leur soutien.


ACCROCHES
« Aujourd’hui, sur le plan politique, il y a une réelle dérive autocratique s’attaquant au fondement de la démocratie que sont la séparation des pouvoirs et l’indépendance des institutions vis-à-vis de l’exécutif. Nous vivons une très grave et dangereuse crise institutionnelle, les principes fondamentaux d’une démocratie »

« Les principaux enjeux sont la revitalisation de notre démocratie, mais aussi nourrir et approfondir le vivre-ensemble, notre bien le plus précieux. Ou encore sauver et préserver notre capital naturel; préparer notre jeunesse pour relever les défis à venir; développer un État fort et performant… »

« Il y a des mots dans la chanson controversée chantée au RCC qui sont abjects, racistes, sexistes et violents »

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