Michèle Rakotoson, auteure malgache d’Ambatomanga : « C’est maintenant qu’on commence à parler des faits coloniaux »

Interview réalisée par : Joël Achille.

Romancière, dramaturge, militante, journaliste… la femme de lettres n’a eu de cesse de se battre pour la Grande-Île, même à des milliers de kilomètres de sa terre natale. Avec Ambatomanga, le silence et la douleur, elle a été faite lauréate du prestigieux prix Orange du livre en Afrique 2023. Michèle Rakotoson revient sur les sentiments qui l’ont animée durant les recherches sur l’invasion sanglante perpétrée par la France à compter de 1894.

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L’écrivaine ressasse les rares récits contés par ses aïeux, et met des mots sur les atrocités subies par le peuple malgache, qui tend à garder le silence autour de cette période. L’entretien permet de mieux comprendre les séquelles de la colonisation sur la Grande-île et du long combat en vue de s’y relever : « J’ai retrouvé mon intégrité, je sais qui sont mes parents, mes ancêtres, et je leur dis merci. Je sais ce qu’ils ont traversé. »

Votre roman, Ambatomanga, revient sur la guerre que la France a livrée à Madagascar et son peuple en vue de coloniser la Grande Île. Pourquoi choisissez-vous deux mots, « le silence et la douleur », pour souligner le récit de cet ouvrage?

Cette invasion fait partie des grands traumatismes malgaches, et des grands dénis de l’histoire franco-malgache. N’oublions pas qu’il y a eu des faits graves : la décapitation du royaume, l’envoi en exil de la reine et du Premier ministre, la déstructuration du pays, l’imposition d’une autre autorité…

Tout cela est caché par l’idéologie qui disait qu’il a fallu le faire pour sauver les Malgaches de ce que fait l’ethnie des merina, le plus large groupe ethnique de Madagascar, et pour apporter la civilisation. Mais n’est-ce pas ce qui est dit jusqu’à maintenant quand un pays veut en annexer un autre?

Il y a donc eu le silence imposé. C’est maintenant qu’on commence à parler des faits coloniaux. Des films sont produits, des romans sont écrits, par ceux qui l’ont vécus ou qui sont des descendants de peuples colonisés. Mais quand j’ai commencé mes recherches, tout était tu.

 

Quels sont les états d’âme et les sentiments qui vous ont animée au fil des recherches sur les atrocités de cette invasion française, dont on ignore jusqu’à présent le nombre exact de victimes malgaches?

Ce fut très dur de découvrir cette réalité-là, de découvrir l’ampleur du mépris et du mensonge. Il ne faut pas oublier que je suis un pur produit de l’éducation coloniale, que je suis née en 1948 et que, quasiment toute ma vie, j’ai baigné dedans. Il y eut des moments de rage très profonde.

C’est l’expression du mépris qui me fit le plus mal. Un mépris qui existe encore et qui fait encore des ravages. Maintenant, le livre est terminé, j’en ai beaucoup discuté, je le fais comprendre. Ça va… la force de résister est là, et aussi et surtout l’estime de soi et des siens. Il faut faire preuve de force pour résister au tsunami colonial. Pour moi, c’est le respect des miens qui prédomine.

Quel souvenir gardez-vous des histoires qu’ont dû vous conter vos grands-parents de cette période?

On nous a élevés dans l’occultation de cette période-là. Seule mon arrière-grand-mère m’en parlait, mais surtout en évoquant des souvenirs qu’elle avait de la reine, les chants qui étaient chantés en son honneur, des souvenirs de l’ancien temps malgache, et de l’ironie qu’il y avait autour de moi quand on parlait des Malgaches « assimilés » et qui voulaient vivre à la française et parlaient le français chez eux. C’est peut-être grâce à cette distance-là que j’ai pu effectuer ces recherches et terminer ce livre. Ce fut une distance presque psychanalytique, même si les premiers exemplaires furent emplis de rage.

Pourquoi était-il important, pour vous, de mettre en lumière les faits de cette invasion française ?

Il faut mettre des mots sur les blessures, les comprendre. Je l’ai fait et cela m’a aidé à supporter le racisme actuel, car il revient en force. Mais maintenant je me dis quand un raciste se veut blessant : « Il parle de lui, pas de moi ». J’ai retrouvé mon intégrité, je sais qui sont mes parents, mes ancêtres, et je leur dis merci. Je sais ce qu’ils ont traversé.

Y a-t-il une certaine rancoeur envers ce pays colonisateur?

Oui, sûrement. Toutefois, j’essaie d’être honnête, ce ne sont pas ceux que je rencontre maintenant qui sont les colons, même si les séquelles sont importantes. Mais ce travail sur moi, car c’est aussi un travail sur soi, a renforcé mes défenses. Désormais, le racisme ne passe plus par moi. Un(e) raciste se « fera ramasser » tranquillement mais avec force, et j’axe tout mon travail pour faire comprendre les armes de discrimination. J’espère que, plus tard, nombreux des nôtres seront ainsi… je pense qu’il en sera ainsi.

Nous comprenons également cette dualité qui est de prier le « dieu des Blancs » en craignant « leur diable noir ». Les peuples noirs semblent, pourtant, soumis à cette opposition. Qu’en pensez-vous ?

Certaines religions, dont la religion chrétienne, furent des armes pour installer la haine de soi et ainsi mieux dominer.

Nous découvrons également l’ethnie sakalava, considérée comme une « amie de la France ». En outre, vous faites état de « traitres » parmi les Malgaches, qui aidaient les Français dans leurs manoeuvres. Dans un contexte actuel, quel regard jetez-vous sur le fait que celui qui est à la tête de l’État malgache soit naturalisé français?

Juste un détail, le roi sakalava Toera, fut tué avec un millier de personnes de son peuple, car il n’avait pas aidé à la colonisation. L’histoire quelquefois distille des mensonges. Et je ne ferais pas de commentaires sur le fait qu’un président de la république demande à être naturalisé pour avoir la nationalité du pays qui a colonisé le sien, et cela pendant son mandat.

Comment l’impact de cette occupation française se fait-il ressentir de nos jours à Madagascar, notamment à la lumière de cette citation : « Et pouvait-on se fier à toutes ces autorités qui se mettaient à vivre et faire comme les blancs? »

Toute culture évolue. Il faudra accepter de vivre ensemble, nous n’avons pas le choix. À nous de nous battre pour ne pas être les éternels vaincus dans les guerres économiques et autres, et arriver à s’imposer. Et là, cela demande aux peuples dits dominés d’être très vigilants, dans tous les domaines.

L’histoire de l’esclavage y est également développée. À Maurice, nous sommes accoutumés à ce que les esclavagistes soient blancs et les esclaves noirs. Or, à Madagascar, le comprend-on, l’esclavagiste pouvait aussi être noir. Cela n’a-t-il pas engendré une certaine discordance au sein de la population ?

Dans l’esclavage, il y a ceux qui achètent et ceux qui vendent. Et ceux qui vendent sont des locaux. Oui, les séquelles sont nombreuses : société de castes, désignation à l’opprobre…C’est un travail très long pour en sortir. Il faut mettre des mots sur le système – car c’est un système – et analyser pour comprendre et soigner les blessures et cela sans pathos.

Il y a, généralement chez les écrivains, le syndrome de la page blanche, une période durant laquelle l’inspiration manque. Cela vous arrive-t-il de vivre ces phases et, si oui, comment faites-vous pour en venir à bout ?

Je suis une travailleuse acharnée et une disciple de la zen attitude. Quand la page blanche débarque je sais que c’est parce que je n’ai pas assez d’éléments ou que je suis fatiguée, ou qu’il y a un nœud qu’il convient de dénouer. Plus je vieillis, plus je suis calme. Il ne faut pas forcer la nature, mais l’aider.

Que représente la lecture pour vous, et quels sont les ouvrages qui vous ont le plus marquée ?

Je ne peux vivre sans livres. C’est un chemin important pour la compréhension et la libération. Plus que les livres, ce sont des personnes créatrices qui m’ont marquée : Edouard Maunick, Axel Gauvin, Le Clézio, Marguerite Duras, Angela Davis, Tony Morrison, ED Andrimalala, ma propre mère et mon père qui furent de grands lettrés, et beaucoup d’autres encore.

Comment a été entamée la collaboration avec l’Atelier des Nomades, donc une maison d’édition mauricienne, en vue de la publication d’Ambatomanga?

Corinne Fleury m’a approchée un jour et m’a parlé de publication. Le déclic fut immédiat. Je lui ai présenté un manuscrit, nous avons travaillé et le duo éditrice-auteure fonctionne super bien. Nous avons une passion commune, le livre.

Quels sentiments vous animent après la reconnaissance internationale obtenue par le roman, matérialisé notamment par le prix Orange du livre en Afrique 2023? Qu’est-ce que cela représente pour la Grande Île ?

Pour moi, cette reconnaissance est celle du travail de toute une vie. Et dire que c’est un bonheur immense est un euphémisme. J’espère que beaucoup plus de portes s’ouvriront et pas seulement pour Madagascar, mais aussi pour tout l’océan Indien. Ça bouge dans nos pays. Il y a un renouveau de la création, de la réflexion, les créateurs sont là, les organisateurs, les institutions. Le Prix Orange du livre est symbolique, car derrière moi, il y a eu des lecteurs, un public, toute une politique du livre qui est en marche. Cette année encore une Malgache est finaliste et d’autres auteurs sont sur le starter. Comme on dit en malgache : « Alefa, on y va », et bonne chance à nous tous.

Pour conclure, comment percevez-vous l’avenir de Madagascar?

Nous sommes à un tournant maintenant, et comme dans tout tournant, c’est tangent, les risques sont énormes. Personnellement, je mise sur les forces. Ce sera loin d’être facile, on le sait.


À propos de l’auteure

Née à Antananarivo, Madagascar, en 1948, Michèle Rakotoson est une femme de lettres diplômée en sociologie. Militante, dramaturge, romancière, professeure, elle a rédigé en 1982 la pièce Sambany, devenue l’un des classiques de la Grande île.

En 1983, pour des raisons politiques sous le régime de Didier Ratsiraka, elle quitte Madagascar pour la France, où elle exerce notamment comme journaliste. Elle participe également à multitude de projets, comme l’opération Bokiko, visant à soutenir la littérature malgache.

Michèle Rakotoson a publié une dizaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre. Elle a été finaliste du prix Ivoire 2022 et lauréate du prix Orange du livre en Afrique 2023 pour son roman Ambatomanga.


Ambatomanga, le silence et la douleur

« 1894, la France s’apprête à envahir Madagascar. Félicien Le Guen, désireux d’aventures, quitte sa Bretagne pour rejoindre son contingent sur la Grande Île. Tavao, esclave, porteur à Ambatomanga, vit, pendant ce temps, dans la peur tenace d’une guerre imminente. La douleur taraude le peuple malgache, replié dans le silence des dieux. Lorsque la reine Razafindrahety organise, enfin, une contre-offensive pour défendre ses terre, Tavao rejoint le combat. »

Publié chez la maison d’édition mauricienne de Corinne Fleury, Atelier des Nomades, le roman met en lumière la guerre sanglante qu’a livrée la France à l’encontre de Madagascar pour l’envahir. Une période sombre de l’histoire malgache, faite d’une série d’horreurs, autour desquels est étendu un épais voile, un lourd silence.

En mettant des mots sur les atrocités vécues par le peuple de cette île voisine, Ambatomanga, le silence et la douleur permettent de mieux comprendre la situation actuelle de Madagascar. Rakotoson parle de l’esclavage, des différentes tribus et de leurs territoires, des traditions ancestrales… et du poids de la colonisation. Un roman coup de cœur pour mieux cerner l’histoire de la Grande-Île et les séquelles des peines subies.

Interview réalisée par : Joël Achille

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