Le Monopoly suicidaire

IRS, RES, IHS, PDS, c’est moins glamour que « Park Lane », mais ça peut rapporter plus gros ! Park Lane et Mayfair, ce sont ces cases bleu-nuit si convoitées sur le plateau du Monopoly, version british. Ce jeu, « dont le but est de ruiner ses concurrents par des opérations immobilières et parvenir au monopole », se joue à partir de 8 ans. C’est dire si le capitalisme est inculqué tôt ! À l’origine c’est toutefois pour propager un message anticapitaliste que Elizabeth Magie invente The Landlord’s Game en 1904 aux États-Unis. Le jeu se veut une « démonstration pratique de la nature antisociale du monopole sur le sol », en phase avec les théories de Henry George*.
N’étant pas intéressée par l’argent, mais par la diffusion du message, elle cède son brevet à bas prix à un éditeur en 1932. Quelque peu revisité en cours de route, le jeu devient le Monopoly et connaît un succès mondial qui le dépossède de sa vocation d’origine et de sa portée éducative.
Imaginez maintenant un grand Monopoly à la taille de Maurice. Excitant non ? Mais, cher petit joueur mauricien, si tu aimes les jeux de hasard, contente-toi du Loto, car pour jouer à ce Monopoly, celui des hôtels et des résidences de luxe, il faut au départ posséder des terres et/ou des capitaux. Hé oui, les dés sont jetés d’avance ! Le but du jeu : garnir le plus possible le territoire de béton, en convoitant avant tout les plus beaux sites du littoral, qui rapportent plus gros ça va sans dire. Tant qu’on n’a pas tout bétonné, le jeu continue. À la fin, le pays coule et tout le monde est content.
Ton ticket (perdant) de Loto dans la main, tu regardes tout cela, hébété, avec une forte impression qu’on te prend quelque chose, mais croyant aussi que tu y gagnes, par la perspective de création d’emplois, argument utilisé par les autorités et le secteur privé pour justifier n’importe quel développement, fût-il néfaste. Parfois, dans un sursaut d’indignation, tu craches quelque chose sur Facebook, mais ça n’a pas plus d’effet qu’un crachat de mouche. Tu dois comprendre que la marchandisation de la terre est une des bases sur lesquelles s’est développé le capitalisme, système auquel tout le monde communie ici comme ailleurs.
Le ministre Soodhun avait copieusement encouragé le jeu il y a un an : « Nou pe amenn enn seri devlopman dan le Sud, parey kouma dan le Nord. Azordi Le Nord inn sature avek lotel, me dan le Sud bizin pran Les Salines ziska Mahebourg Blue Bay… ». Ces propos, d’une bêtise épaisse, avaient au moins le mérite d’exprimer les véritables intentions du ministre. Les promoteurs immobiliers eux, ne parlent pas comme ça ; ils disent «  Notre ambition ? Qu’une vraie vie de village s’installe au fil des mois pour ainsi redynamiser cette région, jusqu’à présent sous-développée » (propos du CEO d’ENL Property sur maurice-info, au sujet du projet Saint Antoine Résidence Privée, qui donnera un accès privilégié au Bain de Rosnay et à l’île d’Ambre). Mauriciens, le morcellement du territoire et sa mise en vente à des étrangers, qui deviennent propriétaires au sein de domaines exclusifs et de lifestyle, vont vous sortir du sous-développement ! Les prix de l’immobilier, à la hausse partout, vont encore tellement flamber que ni vous ni vos enfants ne pourrez plus envisager un logement de qualité; mais vous serez sortis du sous-développement ! Dites Merci.
Comme dans le vrai Monopoly, on entasse le plus possible de maisons et d’hôtels sur un espace restreint. J’ai vu de ces villas de luxe dans l’Ouest, construites si proches l’une de l’autre qu’on entend les voisins glapissant à leur terrasse en faisant sauter le bouchon du mousseux. « C’est une question d’optimisation de l’espace », m’avait répondu un directeur d’Anahita quand je lui avais demandé pourquoi avoir surchargé de bungalows le charmant îlot appelé Ile-aux-Chats.
L’Île Maurice est au bord de l’asphyxie, comme le titrait le journal en ligne réunionnais Zinfos974 en mai dernier. À l’urbanisation sauvage jamais contrôlée par aucun des gouvernements successifs, s’ajoutent une centaine d’hôtels, plus de 120 projets résidentiels de luxe et 5 smart cities approuvés par le BOI. Les investissements directs étrangers, dont les trois quarts proviennent de l’immobilier, ont massivement augmenté depuis 2015. On est donc sûr que la nature a encore massivement reculé. Toute la côte, tous les lagons subissent une pression jusque-là encore jamais atteinte. On est sûr aussi que les inégalités sociales vont encore se creuser.
C’est un suicide.
Au vrai jeu de Monopoly, on peut tomber sur la case Allez en Prison. Malchance ? non, au contraire : vous devez attendre votre tour jusqu’à votre libération, ce qui donne une occasion unique de réfléchir…
 
* Henry George, économiste autodidacte et homme politique américain, a élaboré un projet de réforme fiscale basée sur le concept de la taxe unique sur la terre (single tax), un loyer appliqué à l’usage de la terre au profit de la communauté, amenant la suppression graduelle de tout autre impôt. Dans son système, toute richesse (moissons, constructions, capital etc) relève du droit de propriété privée, tandis que la valeur foncière appartient à la société et non à l’individu. Il garantit tout à la fois plus de richesse et plus d’équité, et permet d’en finir avec la spéculation foncière (source : Wikipédia). Plusieurs prix Nobel d’économie sont partisans de la taxe unique sur la terre.
 
Références : « Wikipédia », « How Henry George’s Principles were corrupted into the game called Monopoly » (Edward J. Dodson.)

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