Musique de l’être

JEAN-JACQUES SAUZIER

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Avant le commencement, il y avait le silence. Puis, devant tant de beauté, un dieu a créé le ciel et la terre ; l’on ne sait toujours pas pourquoi. Depuis, les hommes débattent, ils se débattent dans le chaos et le vide d’une absence de réponse.

À la surface de l’abîme, dans les ténèbres, planait le doute. Silence du dieu. Alors, l’homme a inventé le verbe. Tous n’avaient pas voix au chapitre. Du haut des chaires et des trônes, des émissaires autoproclamés dictaient la marche du monde en édictant la parole du silencieux.

Et ainsi, nous allons encore. À la nuance près que le verbe, la parole, le logos que l’on retient comme de l’eau entre ses mains, s’est répandue à travers la terre. Illusoire sans doute, mais nous avons aujourd’hui la possibilité d’influer sur les choix de nos décideurs, nous avons nos voix d’électeurs.

Cette année encore, nous en ferons des confettis de toutes les couleurs. En attendant, nous débattons. De tout, de rien surtout. Nous avons une voix que les réseaux sociaux portent de plus en plus loin, jusqu’au vide.

De la prétendue docte analyse du monde au plus vil commérage qui remporte tous les suffrages, nous disons. Besoin d’expression, devoir d’expression, peut-être que tout nait du désir, celui de repousser au loin le silence.

Nous pianotons sans musique sur nos écrans, nous glissons d’une image qui danse à l’autre, nous lançons l’anathème contre le quidam, en d’autres mots, nous tournoyons tourmentés sur nos abîmes. Tout, sauf le silence. Ce serait peut-être un miroir insoutenable.

Par bonheur, par moments, nous tombons en état de grâce. Devant une peinture que l’on ne saisit pas, mais qui, elle, nous saisit ; devant un paysage où l’on s’égare pour finir par se retrouver ; devant un visage dont on aime les lignes que le temps dessine ; devant une pièce de musique qui nous vole à nous-mêmes. C’est le ravissement.

J’appelle musique celle qui se dit sans paroles, qui ne tient aucun discours identitaire, qui se passe de gloses, qui n’invite pas à la danse. Partisan et partial, j’assume. J’aime la musique dite classique. J’aime la dire sacrée. Sans la savoir, sans la comprendre, j’y pose mon recueillement.

Par le hasard d’une amie chère que j’embrasse triplement m’a échu un billet pour le concert de l’orchestre londonien Philarmonia en visite à Maurice. Musique de snobs, concert pour riches. Si l’on veut. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, dit le poète.

Ivresse, oui, mais en silence, comme l’écran lumineux, comme l’esprit tourmenté, tout tourné vers la scène où se tenaient de beaux instruments dans les mains de belles personnes ; est belle celle qui peut transmettre plus que sa beauté propre.

Chaque pièce de musique était taillée sur mesure. Les mouvements d’archet sur les cordes, les souffles dans les vents, aucun hasard, juste la précision des heures de répétition. Et la passion, cette douce folie de pouvoir se donner corps et âme à autre chose que soi.

Classique des classiques : une saison à l’autre avec Vivaldi, l’emportement d’un violoncelle avec Haydn, danse avec Mozart et l’amour à la Tchaïkovski. Et sous les applaudissements, en rappel, en encore, une rivière bien de chez nous, les notes qui ont bercé l’enfance de beaucoup, lariviertanier.

Je ne dis pas tout. Il n’est pas possible de tout dire. À un certain point, le verbe se borne, la parole se fige et le temps avec lui. Entre la danse et l’amour, entre Mozart et Tchaïkovski, une apparition. Trop usité.

Un être au monde.

Ma culture limitée ne connaissait ni Massenet ni son opéra Thaïs. Inutile pédanterie que d’exposer ce que j’ai trouvé en cherchant la toile par après. Je dis juste le morceau joué, il dit beaucoup, mais pas assez : Méditation. Moment de bascule, point de croisement, vertige pour l’hésitant.

Tout est dit. Sauf, l’essentiel.

Il serait si bon d’avoir du talent pour saisir l’instant, pour être apte à le retranscrire. Or, comment raconter le ravissement ? Peut-être, décrire la scène : les instruments de l’orchestre, cordes et vents, encore brûlant de musique, sont là, devant nous, en demi-cercle.

Elle entre.

Violoniste seule. Oxymore.

La soliste salue.

La robe rouge cochenille,

Le bras, l’épaule, la chair tendue,

L’instrument demande et donne.

La musique advient par la peau.

Une flammèche entourée de noir,

Par les mouvements d’elle.

Un jeu d’énergie douce,

Le corps est l’instrument vrai.

Elle joue.

Ainsi, les minutes deviennent des heures. Ainsi, un moment de ravissement devient une pierre d’angle. Une de plus. Il en faut pour s’édifier droitement. Ainsi, l’on goûte à l’éternité debout dans la mortalité.

En touchant le vrai, l’on se dérobe aux faussaires du temple et de leurs logorrhées prétendues divines. Un dieu ne parle pas, pourtant ils se sentent le besoin de répondre et de répandre.

S’il fallait répondre au pourquoi de la vie, s’il n’était pas suffisant de vivre pour vivre, je dirais que c’est pour la musique que l’on est sorti du néant, que c’est pour les soirs d’été où il fait trop chaud, où les pas ne trouvent le calme que sous la varangue, où dans la lueur d’une lune étoilée, l’on écoute, en silence.

La beauté du silence c’est de permettre l’écoute. Un dieu sous une varangue a dû entendre, puis tendre vers la musique de l’univers : stridulations des grillons, cymbalisation des cigales, coassement des grenouilles, le vent dans les feuilles. L’orchestre du monde, l’orchestre primaire et véritable.

Peut-être que le dieu avait-il juste besoin de compagnie, de quelques bonnes âmes pour regarder, pour écouter la beauté du monde. La solitude d’un dieu en genèse du monde. Une belle âme l’avait peut-être compris : tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler.

Peut-être est-ce là le sens vrai de la prière et non la demande de faveurs. Demeurer en contemplation, comme les renonçants, comme les artistes, comme les musiciens. Faire en soi silence pour accueillir la musique du monde. Voir le monde, entendre le monde, goûter le monde.

Et mourir.

 

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