Où se trouve la diplomatie économique ?

Aujourd’hui, très rares sont les ministres des Affaires étrangères (ou leurs équivalents) qui n’emploient pas l’expression de « diplomatie économique » lorsqu’ils prennent leurs fonctions. En France, c’est surtout Laurent Fabius qui en a fait la pièce centrale de son action politique lors de son passage au Quai d’Orsay. À Maurice, c’est le ministre Vishnu Lutchmeenaraidoo qui n’a pu échapper à la tendance lorsqu’il a récupéré le portefeuille des Affaires étrangères en mars 2016, marchant dans les pas de son prédécesseur Etienne Sinatambou, qui avait lui aussi déclaré vouloir oeuvrer dans le sens de la diplomatie économique du pays.
La « diplomatie économique » obsède aujourd’hui aussi bien les politiques que les professionnels de l’action internationale. Elle obsède aussi les chercheurs en Relations internationales. L’expression se retrouve ainsi dans toujours plus de communications officielles, et aussi dans davantage de publications universitaires. La poursuite de résultats économiques et commerciaux est aujourd’hui érigée en objectif ultime des politiques étrangères, présentée comme novatrice pour celles-ci, alors que la prise en compte de l’économie et du commerce dans l’action extérieure d’entités politiques remonte au moins au mercantilisme du 16e siècle, avant même l’apparition du modèle d’Etat-nation au Siècle des Lumières.
L’avènement de la « diplomatie économique » comme credo des politiques étrangères ne se limite pas uniquement à une expression ne revêtant du sens que pour les acteurs qui la mobilisent. Elle correspond à une réalité sociale et politique aux conséquences matérielles dans l’agencement des politiques étrangères contemporaines. Elle a notamment pour conséquence une collusion accrue entre champ politique et champ économique dans la production des politiques publiques internationales.
Où se trouve la diplomatie économique ? Comment observer les interactions entre champs économique et politique dans la fabrication des politiques étrangères ?
L’hypothèse de l’avènement de la « guerre économique »
Dans le contexte particulier de Guerre Froide entre 1945 et 1991, les spécialistes de politique internationale se sont surtout focalisés sur les questions de sécurité et de défense dans l’étude des rapports de pouvoir sur la scène internationale, probablement impressionnés par le rapport de forces global et structurel entre les superpuissances américaine et soviétique. Ce « sécuritaro-centrisme » a eu pour conséquence un désintérêt pour les facteurs économiques dans l’étude de la puissance d’acteurs internationaux, dont principalement les États. Labellisée de low politics par l’école réaliste ultra-dominante en Relations internationales, l’économie a néanmoins fait l’objet d’une nouvelle prise en compte sous l’influence, à partir des années 70, des travaux de Susan Strange en Économie Politique Internationale (EPI). Économiste devenue politiste, celle-ci a appelé à une prise en compte des facteurs économiques au même titre que les facteurs politiques dans l’étude de la puissance internationale. Elle a également mis en évidence le poids croissant des firmes transnationales (donc des acteurs économiques) dans le contexte d’économie globalisée, concurrençant désormais les acteurs politiques dans la prise de décision internationale.
La fin du monde bipolaire en 1991, la quasi disparition de la guerre interétatique classique, mais aussi la promotion du multilatéralisme et d’une vision « multipolaire » du monde (symbolisé par le G20 par exemple) a eu pour conséquence un abandon du « sécuritaro-centrisme » et une nouvelle focalisation sur des éléments de nature économique dans l’exercice de quantification de la puissance d’acteurs internationaux.
Dans l’étude de rapports de pouvoir sur la scène internationale prime aujourd’hui l’analyse des compétitivités des économies nationales, ouvrant des débats importants sur le chiffrage des croissances économiques, sur la soutenabilité des dettes publiques, sur l’équilibre des balances commerciales, sur la capacité d’internationalisation d’entreprises et sur le partage ou la monopolisation de savoir-faire productifs.
Pour autant, peut-on tirer la conclusion d’une victoire de la sphère économique sur la sphère politique à l’échelle mondiale ? Aucune des sphères économique et politique ne prime aujourd’hui sur l’autre dans la prise de décision internationale. Celles-ci sont en réalité fortement interdépendantes et servent mutuellement les intérêts de l’autre. Entreprises et États sont par exemple constamment en interaction dans la conduite de politiques étrangères. Mais si la diplomatie économique devient aujourd’hui l’objectif ultime des politiques étrangères, elle répond aujourd’hui plus à une perception socialement construite d’un passage à un « tout économique » mondial plutôt qu’à l’existence objective et véritable d’une « guerre économique » globale entre acteurs internationaux.
L’interface politico-industrielle dans le façonnement des politiques étrangères
En France, l’avènement de la diplomatie économique comme objectif de l’action extérieure s’est matérialisé par la captation croissante de missions économiques et commerciales par les diplomates du Quai d’Orsay, dont la Carrière ne les avait pas destinés à se comporter en agent commercial de produits « Made in France ». Sous le mandat de Laurent Fabius notamment, le Ministère des Affaires Étrangères français a ainsi confisqué la gestion des portefeuilles du Commerce extérieur et du Tourisme (source de revenus importants pour l’économie française) aux ministères économiques et financiers de Bercy, tout en accordant une attention particulière aux opportunités possibles pour les entreprises françaises à travers la coopération de développement avec les pays du Sud. Le Quai d’Orsay a ainsi pris l’appellation, depuis 2012, de « Ministère des Affaires Étrangères et du Développement international », sans qu’on comprenne véritablement s’il s’agit d’encourager le développement des pays du Sud ou des firmes multinationales d’origine française.
À Maurice, où la diplomatie économique est, dès la période d’indépendance, une priorité de la politique étrangère, celle-ci a historiquement été l’affaire du Ministère des Finances et du Ministère de Tourisme, focalisée respectivement sur l’attraction d’investissements étrangers pour le premier et de touristes pour le second. Alors que l’économie mauricienne poursuit à la fois sa diversification et son internationalisation (investissements croissants mauriciens à l’étranger et émigrations de travailleurs), la vigueur de la diplomatie économique du pays est aujourd’hui observable à un niveau organisationnel en s’intéressant à l’activité de « bureaucraties de second rang » comme le Board of Investment, devenue, depuis 2000, une plateforme d’échanges privilégiée entre professionnels de la politique étrangère mauricienne et acteurs du secteur privé local et international. La diplomatie économique du pays connaît aussi des impulsions données par des sociétés internationales de consulting présentes à Maurice, dont les canaux d’accès au champ étatique en font une interface politico-industrielle importante de la politique étrangère du pays.
La diplomatie économique peut aussi s’observer à une échelle individuelle, en enquêtant par exemple sur les liens formels ou informels entre les élites économiques et politiques, interagissant au sein de communautés de politique étrangère. Sur différentes plateformes d’échanges public/privé, acteurs économiques et politiques confrontent ainsi leurs objectifs, leurs ressources et leurs contraintes, en cherchant finalement à servir mutuellement leurs intérêts.
Un autre moyen d’observer la diplomatie économique consiste à s’intéresser aux trajectoires biographiques d’acteurs considérés comme des marginaux sécants, c’est-à-dire situés aux marges des champs politique et économique. La circulation individuelle entre ces deux champs au sujet de la politique étrangère est un fait social historiquement alimenté par des prédispositions de nature sociologique. Diplomates et dirigeants de grande entreprise sont effectivement généralement issus des couches supérieures de la société et fréquentent généralement les mêmes lieux de sociabilité (même relations familiales et professionnelles, mais aussi mêmes loisirs par exemple).  
L’avènement de la « diplomatie économique » comme objectif des politiques étrangères ne correspond donc pas uniquement à la mise en circulation d’une expression vide de sens, elle correspond à une manière de faire de la politique étrangère observable à plusieurs échelles en Relations internationales : globale, bureaucratique et individuelle. 

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -