Parce que l’intelligence dérange

« Mais tu es jeune ! »
Une réflexion aux airs innocents, énoncée sur un ton surpris, que je reçois régulièrement de vive voix et que je ressens souvent, lorsque mon interlocuteur connaît mon âge.
Oui, je suis jeune, très jeune.
Parce que je suis jeune, mes compétences sont souvent réduites à un mot : « potentiel ». Parce que je suis jeune, ce dont je suis concrètement capable, ce que je fais, ce que je pense, ce que je dis, ce que j’écris, ce que je conçois, ce que je produis : bref, qui je suis est souvent réduit à ce mot. Tout ceci ne serait que virtuel. Parce que je suis jeune, je ne serais donc qu’une version amoindrie d’une personne avec le double de mon âge, quitte à ce qu’elle ne soit même pas capable du quart de ce dont je suis… Et encore, ceux qui parlent de « potentiel » sont de la catégorie de ceux qui veulent bien reconnaître que je vaux quelque chose.
« Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », dit-on. S’il est des raccourcis si sots, simplistes et aguicheurs qu’ils parviennent à traverser le temps et à s’inscrire dans les esprits telle une vérité absolue, jusqu’au point de faire oublier leur auteur aux énonciateurs, celle-ci mérite, selon moi, amplement sa place dans le peloton de tête. Car les années ne rendent pas forcément sage et l’ancienneté, au même titre que son ami l’habit, ne fait pas le moine. Ce propos ne nécessite pas d’être plus détaillé que cela parce que nous avons tous autour de nous, des aînés à qui nous aurions quelque chose à apprendre.
Loin de moi l’intention de faire l’apologie de ma génération. Je me garderai de penser qu’elle soit plus glorieuse que toute autre. A vrai dire, vous trouverez autant de jeunes cons que de vieux cons. Ce sont souvent les mêmes, à des moments différents de leur vie. Mais notre société est telle que le plus âgé a l’ascendant sur celui qui l’est moins. Elle est là, la subjectivité qui nous induit dans ce réflexe qu’est le mépris du plus jeune que soi.
Je relève juste ce besoin viscéral de piétiner le talent lorsqu’il est encore frais. Je le relève parce que je le subis. Et j’éprouve le besoin d’écrire, qu’on le croit ou pas, que ce qui ne vous tue pas, vous affaiblit parfois. Je réalise, en regardant autour de moi, que les mots, les gestes, le mépris des uns réussissent à faire que certains rentrent dans les rangs, sacrifiant une créativité exacerbée ou une fulgurance intellectuelle débordante ; ils jettent d’autres à la poubelle. Mais surtout, ils rendent souvent aigres, les plus doués d’entre nous. Je repère aisément, parmi ceux qui me ferment leurs portes aujourd’hui, ceux qui, un jour, étaient animés de la même flamme de vie que celle qui m’anime. Je ne les envie pas mais je mesure parfaitement la possibilité que je finisse par suivre leurs pas, par mécanisme de survie dans une société qui ne veut pas de moi.
Aujourd’hui donc, je suis, comme quelques autres sûrement, un jeune fou, mis à l’écart par ceux de ma génération parce que « trop bizarre », « trop décalé », « trop marginal », pris de haut par mes aînés parce que « trop ambitieux », « trop pressé », à vrai dire : pas assez incompétent. Et j’ai bien l’intention de finir vieux fou également.
Parce qu’en vrai, au-delà de l’âge, tout ceci est une histoire de formatage, de zone de confort et d’étiquette. Il s’agit de ne pas déranger l’ordre des choses établi. Un jeune élève ne reprend pas son enseignant, un adolescent ne préfère pas l’isolement dans la nature verte aux foules des boîtes de nuit, un jeune adulte ne s’offusque pas de l’obsolescence et du creux des mouvements « révolutionnaires » d’opposition, participant comme tout autre acteur à maintenir le système tel qu’il est, un quarantenaire ne dénonce pas l’atrocité destructrice qu’est l’école pour les enfants, un nonagénaire n’appelle pas à changer le monde.
Vos mots, vos gestes, votre mépris m’indigneront encore et toujours, mais vous ne m’aigrirez pas, j’en fais ma mission. Et, pour reprendre une tournure de Sartre décrivant l’appel de Paul Nizan auprès des jeunes, si appropriée que je me permets de l’extraire du contexte temporel et circonstanciel qui l’a inspirée, je ne rougirai pas de vouloir la lune.

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