PARUTION : 85 portraits à méditer

Le graphiste et éditeur Christian Le Comte ne vit plus à Maurice depuis près d’un an, mais il a néanmoins fait aboutir le projet de réunir sous le titre « Portraits from the immigration archives in Mauritius » les meilleures photographies d’engagés, qu’a réalisées de 1879 à 1893, le « depot photographer » Abraham Sinapa. Pour la plupart réalisées à l’issue du premier contrat d’engagisme qui a fait venir la personne, ces photographies très soignées accompagnaient le « old immigrant’s ticket » de ces personnes qui, libérées de leur premier employeur, décidaient de rester à Maurice et pouvaient alors solliciter un nouveau contrat.
Ces images sont montrées pour leur valeur esthétique et patrimoniale. Et de fait, ce qu’on appelle aujourd’hui les photos d’identité, qui ne laissent voir que le visage sans même les lunettes que l’on porte habituellement, offraient alors beaucoup plus d’indications sur le sujet du fait qu’une partie du torse de la personne demeurait dans le cadre. La tenue vestimentaire du moins dans cette partie supérieure du corps, aux tissus plus ou moins riches, portés de manière plus ou moins attentionnée, la façon de revêtir tel ou tel foulard ou horni, les éventuelles coiffes et bijoux — portés on l’imagine dans certains cas pour l’occasion — la coiffure parfois très soignée, parfois complexe et d’autres nettement moins quand le crâne n’est pas tout bonnement rasé, la moustache ou la barbe qui vont du modèle taillé au millimètre et même ciré à celui irrégulièrement coupé et bien sûr l’expression du visage apportent de multiples indications sur ce que vivaient ces personnes qui ont chacune apporté leur contribution à l’édification de la future nation mauricienne.
Au-delà des effets personnels, preuve matérielle a priori objective, le regard et l’expression gardent une grande part de mystère, qui peut laisser libre cours à l’imagination et la sensibilité de chacun. Parmi ces quatre-vingt cinq personnes photographiées, seulement deux regardent l’objectif. La majeure partie, suivant probablement les directives du photographe, tournent leurs yeux vers leur gauche, d’un regard plus ou moins neutre. Le caractère administratif et formel explique probablement l’évidente retenue et la sobriété expressive. La rareté de l’exercice — il y a de fortes chances que cette prise de vue soit une expérience unique dans leur vie — et le contexte directif dans lequel cela se déroule confère un caractère intimidant à l’exercice, destiné à la confection d’un laisser-passer à montrer à toute autorité qui en ferait la demande, et donc au contrôle des mouvements de chacun, enfants y compris.
Certains semblent regarder au loin paupières plissées, d’autres dans le vide et la majorité affiche une certaine impassibilité si ce n’est une franche neutralité. Très rarement, un semblant de sourire ou une expression semble s’esquisser. La première image montrée, en préambule au texte introductif que signe l’auteur, est un petit portrait du photographe lui-même, affichant quant à lui une belle décontraction, qui contraste avec la tension prégnante des images suivantes.
Du dénuement à la tenue soignée
Torse nu et cheveux quasiment rasés, deux hommes parmi la cinquantaine photographiés sortaient probablement d’une quarantaine. Ils sont des rares à avoir été photographiés peu après leur arrivée au pays. Sinon la plupart vivent ici depuis plusieurs années, certains depuis plusieurs décennies. Environ vingt-trois femmes et une bonne dizaine d’enfants ou adolescents figurent dans cet ouvrage. Aussi est-on frappé par la disparité des âges qui vont d’enfants de moins de dix ans à quelques vieillards, ainsi que celle du vêtement qui peut être fait de tissus imprimés ou même de vestes à épaulettes et liserés brodés, à la simple toile unie, écrue, en plus ou moins bon état.
Christian Le Comte n’a aucun doute sur l’intention artistique du photographe qui a été jusqu’à retoucher les images au moment du tirage en adoucissant ou fonçant les traits pour embellir l’expressivité. L’auteur aurait aimé en dire davantage sur cet excellent portraitiste, Abraham Sinapa, probablement originaire d’Inde, mais il n’a pu franchir le mur lui interdisant l’accès à ces données aux archives du MGI. Il explique en revanche qu’à partir de septembre 1864, suite aux nombreux cas de papiers volés ou falsifiés, « all immigrants that did not re-engage themselves on the expiration of their contracts’ shall receive a new ticket with a photographic portrait ». Le premier photographe chargé de cette mission a été Monsieur Lecorgne, suivi par M. Carbonel puis George Britter, mais cette initiative n’a pas empêché les fraudes qui ont repris par la suite. Lorsqu’Abraham Sinapen a pris ses fonctions en 1879, il lui a alors été demandé de passer des prises de vue de face aux prises de vue aux trois-quarts telles que nous les découvrons.
Christian Le Comte aurait aimé aussi bien sûr donner plus d’informations sur les personnes photographiées mais là aussi, il s’est heurté à un interdit formel, leurs noms demeurant entre autres de grands tabous mauriciens. De ce fait, la puissance de ces images qui valent beaucoup par elles-mêmes, est accompagnée d’une bien mince légende indiquant au mieux l’année de l’enregistrement, l’âge de la personne, la durée de son séjour à Maurice depuis son arrivée et éventuellement son pays d’origine. Heureusement, Christian Le Comte a pu s’appuyer sur certains recensements, pour étayer ses propos dans un texte introductif d’environ cinq pages.
Engagé, « old immigrant », femme
Certaines informations qui paraissent évidentes aux spécialistes, le sont beaucoup moins pour le généraliste que nous sommes pour la plupart. Ainsi, à nous qui sommes habitués depuis des décennies à voir des femmes laboureuses dans les champs de cannes, ce livre nous apprend, ou nous rappelle, que la grande majorité des femmes engagées étaient alors « non productive ». Très faiblement présentes au début de l’engagisme à partir de 1834, elles furent ensuite plus nombreuses à venir essentiellement pour assurer un équilibre familial aux travailleurs. L’auteur fait ainsi remarquer qu’en 1881 sur 98000 femmes, 94994 aient une activité « indefinite and non-productive ». Christian Le Comte rappelle aussi la diversité des emplois auxquels les travailleurs engagés étaient destinés, expliquant par exemple qu’en 1844 un quart était employé hors des champs de cannes…
Il semble cependant qu’une certaine confusion soit née autour des termes de « old immigrant ». Christian Le Comte affirme que le fait d’être libéré d’un premier contrat d’engagement que l’on a honoré et d’obtenir le statut de « old immigrant » signifie qu’on n’est plus considéré comme engagé. La spécialiste d’Aapravasi Ghat que nous avons contactée au sujet de cet ouvrage l’accueille avec grand intérêt à cette mise en garde près… Jusqu’en 1910, toute personne qui relevait de l’enregistrement au « Immigration depot » avait le statut d’engagé, qu’il ou elle soit ou non, employé ou sous contrat à ce moment-là. Cette administration était d’ailleurs leur référent pour toutes les démarches liées à l’état civil, pour l’envoi d’argent à leur famille restée en Inde, le paiement des impôts, les laisser-passer et contrats de travail, la situation sanitaire, les éventuelles sanctions pour vagabondage, etc.
Cette confusion ne doit cependant pas nous priver de l’émouvante observation de ces portraits admirablement faits et si riches de sens. Certains d’entre nous trouveront peut-être quelque ancêtre parmi ces visages énigmatiques, chose qu’ils pourront tenter de vérifier au MGI. Le souhait le plus cher de l’auteur est d’ailleurs de « renouveler l’intérêt pour les archives du MGI qui sont au coeur de l’histoire de Maurice et de beaucoup de Mauriciens » et aussi d’inciter chacun à travers ce livre à « une réflexion plus profonde et moins politisée sur la signification de ce système d’enregistrement des immigrants venus comme engagés à Maurice ». Les archives du MGI renferment de véritables trésors qui devraient davantage alimenter l’information publique. L’auteur estime par exemple que ces photographies exceptionnelles mériteraient d’être étudiés par des spécialistes de l’image du XIXe siècle, ce qui permettrait d’expliquer pourquoi, comment et quand, par exemple, Abraham Sinapa a pris l’initiative de masquer quelque défaut et d’embellir son sujet.

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