Pierre LOTI

Hubert Joly, Président du Conseil international de la langue française

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Pour un original, Pierre Loti est un original. De son vrai nom Julien VIAUD, il a fait une carrière d’officier de marine, ce qui l’a amené à parcourir toutes les mers du globe et à écrire une quantité d’écrits marqués par une extrême sensibilité qui lui a donné une double vue. Autant que le peintre Delacroix, il a été un grand orientaliste, méditerranéen surtout, mais avec des escapades à Tahiti, au Japon ou jusqu’en Chine. Ses plus grands succès littéraires seront, curieusement, ses romans sur la Bretagne (Pêcheur d’Islande ou Mon frère Yves) et sur la Turquie (Aziyadé ou Les désenchantées). Ses romans, tout comme ses nombreux textes et articles reflètent, à la fois, une époque où l’Europe était reine du monde (Les derniers jours de Pékin), un rêve d’Océanie, où la reine Pomaré lui avait donné son surnom de Loti, mais aussi les préjugés bourgeois de son siècle. On a souvent dit qu’il n’appartenait à aucune école et qu’il était un auteur « inclassable ». On lui doit tout de même des descriptions d’une grande qualité de mondes aujourd’hui disparus ou profondément transformés et une étonnante capacité à susciter l’émotion chez ses lecteurs comme on peut le voir dans ses textes comme « La présentation au sultan » dans son récit intitulé, Au Maroc.

« Nous arrivons devant la première enceinte du palais et, par une grande porte ogivale, nous entrons dans la cour des ambassadeurs.Cette cour est tellement immense que je ne connais pas de ville au monde qui en possède une de dimensions pareilles. Elle est entourée de ces hautes et effroyables murailles à créneaux pointus, flanquées de lourds bastions carrés – comme sont les remparts de Stamboul, de Damiette ou d’Aigues-Mortes, – avec quelque chose de plus délabré encore, de plus inquiétant, de plus sinistre ; l’herbe sauvage pousse sur cette place et, au milieu, il y a un marais où les grenouilles chantent. Le ciel est tourmenté et noir ; des nuées d’oiseaux s’échappent des tours crénelées et tourbillonnent dans l’air.La place semble vide, malgré les milliers d’hommes qui y sont rangés, sur les quatre faces, au pied des murs. Ce sont les mêmes personnages toujours, et les mêmes couleurs : d’un côté, une multitude blanche, en burnous et en capuchons ; de l’autre, une multitude rouge, les troupes du sultan, ayant avec eux leurs musiciens en longues robes orangées, vertes, violettes, capucine ou jaune d’or. La partie centrale de l’immense cour dans laquelle nous nous avançons reste complètement déserte. Et toute cette foule semble lilliputienne, à si grande distance, tassée au pied de ces écrasantes murailles crénelées.Par un de ces bastions d’angle, ce lieu communique avec les enceintes du palais. Ce bastion, moins dégradé que les autres, recrépi de chaux blanche, a deux délicieuses grandes portes ogivales entourées d’arabesques bleues et roses ; et c’est par un de ces arceaux que le souverain va paraître.On nous prie de mettre pied à terre – car nul n’a le droit de rester à cheval devant le chef des croyants, – et on emmène nos bêtes. Nous voici démontés, sur l’herbe mouillée, sur la boue.Un mouvement se fait dans les troupes : soldats rouges et musiciens multicolores viennent, sur deux rangs, former une large avenue, depuis le centre de la cour où l’on nous a placés jusqu’à ce bastion là-bas, par où le sultan doit venir, et nous regardons tous la porte entourée d’arabesques, attendant l’apparition très sainte. »

Ce qui frappe le plus dans les récits de Loti, c’est l’écho autobiographique de ses textes. On sent qu’il a vécu ce qu’il écrit et que sa sensibilité a perçu et incorporé tout le tragique des évènements qu’il retrace. Ce fantaisiste d’apparence était sans doute, au fond de lui-même, un pessimiste qui masquait par ses attitudes de dandy une angoisse profonde. Nombre des épisodes qu’il raconte sont d’une tristesse déchirante, peuplée de jeunes morts disparus en mer d’Islande ou de Chine. On est là loin de l’exotisme coloré d’autres de ses écrits.

Et, avec cela, le personnage était encore plus étonnant que ses écrits. Il s’était fait dans sa maison de Rochefort un monde oriental stupéfiant (devenu monument historique et restauré pour le centenaire de sa mort) avec un salon espagnol, une salle à manger médiévale, une mosquée ornée de marbres, faïences et même de faux tombeaux turcs, ainsi qu’un fumoir marocain et un salon chinois… Souvent costumé selon la mode exotique du moment, il organisait des fêtes où les habitants de Rochefort, hallucinés, voyaient soudain, à l’aube, une centaine de faux chinois descendre du train pour se rendre chez Loti. Il fallait porter des vêtements usagés pour ne pas paraitre sortir d’un carton à chapeaux. Il avait lui-même dessiné les couverts et les gobelets de son service de table et sa fantaisie n’avait pas de limites, si ce n’est celles de ses droits d’auteur. Loti avait conservé, intacte, comme une relique, la chambre de son frère ainé, jeune médecin de la marine, mort en mer aux environs de Ceylan et auquel il portait une vénération profonde. Pour ultime preuve de son excentricité, il avait demandé à être enterré debout dans la maison de ses aïeules à Oléron et avait interdit strictement que cet espace soit violé par la présence de visiteurs… Après avoir tant voyagé, il voulait être un peu seul…

Du fond de ce jardin solitaire, Loti nous offre surtout un incomparable instantané de la francophonie avant le français et, le tout, en technicolor… On prendra plaisir à lire des extraits de tous les univers qu’il a magnifiés de son écriture et qui nous font encore rêver. N’est-ce pas ce qu’on est en droit d’attendre d’un écrivain ? Je viens de relire quelques extraits de ces récits de voyage, à la lumière de ce que notre monde contemporain a fait de ces mondes du passé et je suis encore tout étonné de penser qu’il est vraiment un grand écrivain. Pour conclure, imaginez simplement qu’il a écrit un texte sur « l’arrivée dans la baie de Nagasaki » en 1888 dans Madame Chrysanthème.

« Vers trois heures du soir, toutes ces choses lointaines s’étaient rapprochées, rapprochées jusqu’à nous surplomber de leurs masses rocheuses ou de leur fouillis de verdure.

Et nous entrions maintenant dans une espèce de couloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, qui se succédaient avec une bizarrerie symétrique –– comme des « portants » d’un décor tout en profondeur, extrêmement beau, mais pas assez naturel. On eût dit que ce Japon s’ouvrait devant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrer dans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, il devait y avoir Nagasaki qu’on en voyait pas encore. Tout est admirablement vert. La grande brise du large, brusquement tombée, avait fait place au calme ; l’air, devenu très chaud, se remplissait de parfums de fleurs. Et, dans cette vallée, il se faisait une étonnante musique de cigales ; elles se répondaient d’une rive à l’autre ; toutes ces montagnes résonnaient de leurs bruissements innombrables ; tout ce pays rendait comme une incessante vibration de cristal. Nous frôlions au passage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient tout doucement, poussées par des brises imperceptibles ; sur l’eau à peine froissée, on ne les entendait pas marcher, leurs voiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaient mollement, drapées à mille plis comme des stores ; leurs poupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefs du moyen âge. Au milieu du vert intense de ces murailles de montagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.Quel pays de verdure et d’ombre, ce Japon ! Quel Eden inattendu !…

On ne la verra plus jamais comme elle fut sous la plume de Loti mais il l’a, en quelque sorte, éternisée… Les Japonais d’aujourd’hui le savent-ils ???

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