Plaidoyer pour l’art dramatique

MARYSE D’ESPAIGNET

Pour avoir pratiqué cet art pendant plus de 60 ans, je n’ai aucune hésitation à déclarer qu’il contribue énormément au développement d’un individu. Toute pratique artistique, dans n’importe quel domaine, participe à l’épanouissement de l’artiste. Mais, lorsqu’on compare l’art dramatique aux autres arts, il a une dimension particulière : il est collectif. On ne fait jamais, ou rarement, de théâtre tout seul  – même lorsqu’on est seul en scène, il y a tout le soutien que l’artiste est obligé d’avoir dans les coulisses. On joue avec les autres, pour les autres – on fait partie d’une troupe. C’est une belle école de solidarité et de partage. Bien que l’acteur soit, en quelque sorte, son propre matériau, néanmoins, il apprend bien vite, avec humilité, qu’il ne peut rien sans les autres. Son ‘matériau’, c’est son corps, sa voix, ses expressions, ses émotions, sa mémoire, mais surtout sa propre histoire. Il se servira de tout cela pour plaire, pour captiver, amuser, émouvoir et faire passer des messages des auteurs dramatiques et de lui-même aux spectateurs. Il est évident que, pour bien interpréter tantôt une tragédie, un drame, tantôt une comédie, une farce, l’acteur doit, lui-même, être riche d’un bagage intellectuel qui lui permette de mettre en scène le drame humain et la vie en société. Nous pensons souvent, à tort, qu’il suffit que quelqu’un ait « du talent » pour faire l’acteur. Bien sûr, ce qu’on appelle le talent, souvent indéfinissable, y contribue beaucoup. Sans lui, l’acteur reste moyen. Comme tout art, les arts dramatiques se travaillent, se peaufinent. Cela s’apprend. Je cite toujours l’exemple de Fabrice Luchini, dont les prouesses d’acteur au théâtre, comme au cinéma, sont indéniables. Luchini, d’origine italienne, est né à Paris dans une famille très modeste. Son père était marchand de légumes. Il n’avait en poche que son certificat d’études – niveau primaire pour nous. Ses parents le placèrent comme apprenti chez un coiffeur connu. La fréquentation des clients éveille en lui son talent d’animateur et surtout son goût pour la culture et la littérature. Il se fait remarquer par son aisance. On lui confie, au cinéma, des rôles mineurs. Mais il comprend vite qu’il n’ira pas bien loin sans une formation adéquate. Il suivra des cours d’art dramatique chez Laurent Cochet, jouera dans plusieurs films d’Eric Rohmer, mais c’est, dans les années 90, que sa carrière décollera lorsqu’il s’adonnera au théâtre, sa véritable passion. Pour lui, je cite, « c’est le seul lieu où s’exprime la vie, la nourriture de la vie ». Revenons à la thèse que le théâtre développe l’individu. Je pourrais démontrer que, durant sa « formation », l’acteur aura l’occasion de développer plusieurs types d’intelligence. Je ferai ici référence au psychologue Howard Gardner, qui, dès 1963, avait décrit les types d’intelligence, à savoir l’intelligence linguistique, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence intrapersonnelle et interpersonnelle, l’intelligence corporelle\kinesthésique, l’intelligence musicale et l’intelligence naturaliste. Depuis, l’intelligence émotionnelle a été ajoutée à cette liste. Peut-être, dirons-nous, que l’acteur n’a pas besoin de l’intelligence mathématique et de celle dite naturaliste, mais de par sa profession, il doit posséder les autres types. Il apprend à contrôler sa voix et à jongler avec les mots. Il apprend à être sociable vis-à-vis de ses collègues et de son public. Il apprend l’engagement et ne peut abandonner un projet en cours de route. Il apprend la ponctualité, le rideau ne peut attendre pour se lever. Il apprend à contrôler ses émotions, mais aussi à faire passer des émotions. Pour respecter ces « engagements », l’acteur doit avoir une bonne hygiène de vie afin de rester en bonne santé. Lorsqu’une programmation a été faite et les billets vendus, il est très difficile de décommander un spectacle – par respect pour le public.

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Outil de développement personnel

Nous connaissons tous des acteurs qui avouent avoir été de grands timides, même ceux qui bégayaient. La scène, le travail personnel sur soi, leur a apporté l’assurance qui leur manquait. Certaines inhibitions disparaissent grâce à l’art dramatique. Dans un rôle, on ose dire ce que l’on pensait tout bas. Les ateliers de théâtre sont populaires parce qu’ils apportent la possibilité de « jouer » des rôles. Ce « jeu » fait oublier le stress de la vie quotidienne. Ce n’est pas anodin que l’on emploie le mot « jouer ». On prend la peau d’un autre. C’est ludique. On enrichit sa palette émotionnelle en interprétant différents personnages. Le théâtre rend créatif. Pour mieux incarner un personnage, cela sous-entend que l’on doit se connaître soi. Ainsi, je connais mes limites, mais j’ose les franchir pour que le personnage que je veux incarner naisse, en scène, plus vrai que nature, devant les spectateurs. L’acteur a l’occasion, en scène, de valoriser sa « propre singularité ». Depardieu a son propre « style ». Et n’est pas Miselaine Duval qui veut. De plus, le théâtre aujourd’hui est multidisciplinaire. On ne se contente plus de déclamer, mais on mime, on chante, on danse, on harangue le public, on le surprend. L’improvisation, qui est un stimulant pour l’imagination, la repartie, la spontanéité, y a trouvé sa place. À la lueur de ce que j’ai écrit plus haut, et aussi à cause de la chance que j’ai eue d’avoir fréquenté le collège Queen Elizabeth dans les années 50, où le théâtre en français comme en anglais, était une matière à part entière dans le programme d’études, je ne peux que constater tout le bien qu’il m’a apporté. C’est pourquoi, là où j’ai enseigné, là où j’ai pu prendre la décision appropriée de mettre le théâtre au programme des étudiants, je n’ai pas hésité à le faire. Et je sais les bienfaits qu’il a apportés à bon nombre. Tous ne sont pas montés sur les planches par la suite, mais je suis convaincue que cela leur a rendu service lors de leur entretien d’embauche, et un bon prof, un bon avocat, un bon politicien est un bon acteur, n’est-ce pas ?

Le théâtre dit « d’amateurs » a fleuri pendant longtemps à Maurice. Des metteurs en scène, au sein de la « société des metteurs en scène », tels que René Antelme, Michel Cervello, Roland Houbert, Guy Lagesse, le frère Bénédict et Amédée Poupard, ont assuré pendant des années la mise en scène de pièces de toutes sortes, gardant ainsi les spectateurs mauriciens éveillés. Les acteurs, dont je fus, jouaient pour leur plaisir et celui du public. Le lyrique aussi y avait bonne place. D’autres groupes théâtraux offraient des pièces en d’autres langues. Ils ont tous perpétré cet art. Ils l’ont gardé vivant. Il est réconfortant de constater que le théâtre, sous d’autres formes parfois, continue à vivre. Même si nos théâtres de Port-Louis et de Rose-Hill sont, pour le moment, hors d’usage, nous avons encore le Théâtre Constantin, le Théâtre Komiko, le Caudan Arts Centre et d’autres petites salles, ici et là, qui offrent des possibilités aux artistes qui souhaitent s’adonner à cet art. (J’ai joué Love Letters sous un grand tamarinier, à Rivière-Noire.) Le théâtre de rue existe. Il pourrait vivre partout à Maurice et ainsi il retrouverait le rôle qu’il avait au Moyen Âge. Celui de divertir le peuple tout en l’éduquant. Le théâtre antique datant du Ve siècle avant notre ère, était en fait, des cérémonies consacrées à Dionysos – Dieu des arts, de la fête et du vin – cérémonies offertes gratuitement au peuple pour produire chez les spectateurs les mêmes sentiments exprimés par les personnages, en proie à leur passion violente – et ainsi extérioriser par des larmes, des cris, des réactions qui les « purgent » et les rendent moins violents. Ce théâtre-là avait des objectifs, avait une fonction : civique. À y réfléchir, pourquoi pas ? Pour terminer, je citerai le poète, l’écrivain, le dramaturge Victor Hugo : « Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. »

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EDEEN BHUGELOO

À l’époque, je me disais qu’il serait meilleur de gagner sa vie en faisant quelque chose qu’on aime… J’ai donc commencé sur les planches en 2007, avec la troupe Lesgensfoires pour le Mauritius Drama Festival. Je dois dire que c’était surtout par curiosité pour l’art du jeu. J’y ai trouvé des amis sincères et le partage, une deuxième famille. J’ai enchaîné avec Friends in Hope, où j’ai rencontré Maryse, qui m’a montré à quel point le théâtre est thérapeutique pour l’acteur comme le spectateur. J’ai eu de la chance et peut-être même une bonne étoile. Je suis resté dans le milieu, en gagnant ma croûte avec le doublage, pubs radio en passant par le Festival de Cannes, films hollywoodiens, séries étrangères et films locaux. Pour l’instant, j’y suis toujours et pourvu que cela dure. Le théâtre m’a aussi permis de mieux écouter et d’être empathique avec le monde qui m’entoure. Des habilités que je souhaiterai à ce monde. Être à l’écoute, se mettre à la place des autres, et surtout, croire en ses rêves. Et oui, j’imagine que je peux vous dire qu’on peut vivre de cet art.

MARIE FRANCE FAVORY

Quand j’étais jeune, j’ai suivi des formations et j’ai aussi fait des stages. Par la suite, grâce à l’initiative de Maryse d’Espaignet, j’ai commencé à faire du théâtre au collège. J’ai donc débuté à partir de rien, car il n’y avait aucun programme établi pour le théâtre, ni de manuel. Au fur et à mesure, j’ai créé un cursus pour les élèves et je suis devenue une professionnelle dans le domaine scolaire. Aujourd’hui en préretraite, j’ai gagné ma vie en étant prof de théâtre, ce qui n’a pas été possible pour moi en étant comédienne, vu la culture mauricienne; les Mauriciens n’ayant pas vraiment pour habitude d’aller au théâtre. Ce que je privilégie dans mes classes, c’est la poésie, à travers laquelle on apprend à dire des choses bien comme il faut et à découvrir des textes bien écrits. De plus, on apprend à faire ressortir et travailler les émotions en jouant et s’exprimant devant une salle de classe. Le théâtre, c’est aussi le travail de la voix, du souffle, de la mémoire ou encore du corps. Je trouve toutefois dommage que le travail du corps ne soit parfois pas trop possible, car les classes de théâtre n’ont pas vraiment d’espace, contrairement aux classes de sport ou de musique, reconnues par la PSEA. En outre, le théâtre, c’est collectif. Je dépends de l’autre et l’autre dépend de moi. L’élève apprend ainsi la générosité de même que l’altérité, en découvrant des personnages et en comprenant l’autre.

MISELAINE DUVAL

Ma carrière dans le théâtre à Maurice se résume en quelques mots : vivre de son métier. En effet, il n’y avait pas 36 solutions; il y avait juste ce désir d’utiliser de mon talent, de ce don que j’avais, et le mettre à mon service et à celui de la société afin que je puisse être heureuse de me lever le matin et aller travailler. Qui ne rêve pas de faire de sa passion son métier ? Aujourd’hui, après 26 ans de carrière et un théâtre privé dans un pays, où cet art était considéré comme impossible, je suis fière d’avoir pu le réaliser. Mais il faut aussi que je dise que, chaque matin, c’est toujours un défi et un risque que nous prenons. Mais on continue, car c’est un cadeau de Dieu d’être qui nous sommes. On peut vouloir aller travailler pour gagner de l’argent, car c’est nécessaire pour vivre, mais, si on le fait avec passion, rien ne nous fera peur, surtout dans les moments durs. Nous célébrerons nos bons moments aussi tous les jours.

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