PRIX DES CINQ CONTINENTS — OIF ET LE MAURICIEN : Terre ceinte, de Mohamed Mbougar Sarr (Extrait)

« Je m’appelle Aïssata et j’étais là. J’aurais aimé que vous soyez là aussi. Oui, j’aurais aimé. J’aurais été moins seule, moins morte. Nous aurions été peut-être plus fortes à deux. Peut-être même que nous aurions réussi à changer quelque chose. Je vous ai attendue. Je vous ai espérée. Quand nous avons été appelés, ma première réaction a été pour vous, je vous cherchais. Pour être certaine que tout était bien vrai. Pour m’assurer que ce n’était pas un cauchemar. Pour voir sur un autre visage la folie qui arrive. Oui, je voulais un miroir et vous étiez ce miroir-là. Il fallait que vous le soyez. J’avais besoin que quelqu’un le soit. Il me fallait quelqu’un qui avec son visage m’interpelle pour me dire qu’il comprenait vraiment ce qui était en train de se passer. Plus profondément que la raison humaine ne peut comprendre. Je voulais quelqu’un qui soit capable comme moi de supporter la lucidité et de ne pouvoir s’en détourner. Souffrir à cause de ce qu’on ne comprend pas, c’est facile. On se laisse seulement porter. Mais souffrir parce qu’on comprend, recevoir des réponses, regarder le monde et le connaître, savoir ce qui se passe voilà la vraie souffrance. Je vous ai espérée car personne d’autre n’aurait pu sentir ce qu’est la douleur. La vraie douleur. Celle à laquelle on ne peut pas échapper. Celle qu’on ne cache pas, qu’on n’apprivoise pas, qu’on ne diminue pas. Pas celle qu’on ne fait que subir mais la douleur vraie, celle qui grossit à chaque seconde parce qu’on refuse de s’évanouir. Si vous saviez combien je vous ai espérée.
Pourquoi n’êtes-vous pas venue ? Vous espériez quoi, vous pensiez quoi, que le seul fait de ne pas regarder vous ferait moins de peine ? Vous pensiez quoi ? Que ne pas voir vous sauverait ? Que reste-t-il à sauver, au point où vous en êtes, au point où nous en sommes toutes les deux ? Vous avez même peut-être plus souffert que moi. Je l’espère. L’absence à la souffrance doit toujours se payer. Je ne sais pas réellement ce qui me pousse à vous écrire… Je vous parle depuis tout à l’heure de nous et de notre douleur, de nous devant la douleur mais je ne suis pas naïve comme ces gens qui croient qu’on peut vaincre la douleur en la partageant. Je ne cherche pas à la vaincre. Je cherche à survivre et la douleur gagne toujours. Survivre à la douleur n’est pas la vaincre, c’est la reporter seulement. La reporter encore loin devant. On la poursuit. Comme on est triste. Puis un jour on n’arrive plus à la rattraper. On est mort. On ne gagne jamais devant nos déchirures, on les abandonne seulement. Malgré nous.
Vous auriez dû venir. Votre fils aussi vous attendait. Je l’ai vu dans ses yeux. Il ne voyait pas son père, il cherchait sa mère. J’ai vu la solitude et la tristesse dans son regard. Je l’ai regardé. Il était beau. Il voulait vous voir. Je n’étais pas sa mère, je n’ai rien pu faire, même si je l’ai regardé avec tout l’amour que j’ai pu, comme j’ai regardé ma fille, mon Aïda chérie. Mais ça n’a rien remplacé, jamais. Ils étaient beaux ensemble… J’ai pleuré et je me suis traînée dans la boue. Je suis retournée dans la foule en espérant jusqu’au dernier moment que quelque chose les sauverait. Que vous viendriez, que Dieu, Dieu… Mais rien ne s’est passé. Personne n’est venu. Dieu… J’ai regardé jusqu’au bout. Et jusqu’au bout ils se sont tenus la main. […]
 

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