Professeur Yousuf Dadoo : « Les Mauriciens ne réalisent pas la valeur de l’intelligence qu’il y a dans ce pays »

Yousuf Dadoo est un professeur émérite de l’University of South Africa (UNISA) attaché au département en Religious Studies and Arabic. Parmi ses spécialités figure la littérature ourdoue, arabe et perse. Sa contribution dans la promotion de ces langues en Afrique du Sud et dans le monde est considérable. À Maurice pour des raisons familiales (son épouse est Mauricienne), il a appris que le secrétaire de l’Human Welfare League, Zaid Ozeer, a mis au point un programme d’activités à son intention, dont cette rencontre avec Le Mauricien.
Il ne cache par ailleurs pas l’admiration qu’il a pour les étudiants mauriciens qu’il a rencontrés. À un moment où les Mauriciens s’interrogent sur leur identité, Yousuf Dadoo affirme que pour une si petite population, « vous avez un immense potentiel ». Il nous parle également de l’importance de la langue arabe dans la culture universelle, et de ses activités universitaires, qui l’ont amené à rencontrer de nombreux étudiants mauriciens. Évoquant brièvement son expérience en Afrique du Sud, son pays, il rappelle également que ce ne sont pas uniquement les Noirs qui ont lutté pour la démocratisation de sa nation. « Il y avait aussi des juifs, des chrétiens, des musulmans, des hindous… Ils ont combiné leurs efforts pour apporter des changements. »

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Les langues ont, malgrй la politique d’apartheid en Afrique du Sud, prospйrй dans ce pays, n’est-ce pas ?
We must give the devil its due. Dans le cas de l’apartheid, ce qu’ils ont fait, c’est de pousser tous les gens d’origine indienne dans certaines zones résidentielles. Ils ne pouvaient commercer que dans certaines régions. La première question que l’on peut se poser, c’est : pourquoi, à cette époque, ces gens n’étaient-ils que des commerçants et ne pouvaient faire que du commerce au détail ? La raison en est qu’il n’y avait pas d’autres possibilités. Beaucoup de choses étaient interdites. Ils ont permis à certaines personnes de devenir médecins. Pour ce faire, à cette époque, comme c’est encore le cas aujourd’hui, il fallait être riche, car les études médicales coûtent très cher. Ceux qui pouvaient se le permettre étudiaient en Afrique du Sud ou pouvaient le faire à l’étranger.
C’est le cas de Yousuf Dadoo, le politicien qui porte le même nom que le mien. Je parle des années 1930. Il appartenait au Parti communiste sud-africain et à l’ANC. Il est décédé depuis longtemps. Son père était un homme riche, toutefois il insistait pour étudier le droit parce qu’il n’était pas satisfait de la politique du pays. Les pauvres, principalement les Noirs, souffraient et vivaient dans des bidonvilles. Il n’y avait pas assez de possibilités d’éducation pour eux et ils n’étaient pas en mesure de gagner décemment leur vie. Les soins de santé pour eux étaient très mauvais.
Il pensait qu’il devrait devenir avocat et militer en faveur du changement constitutionnel. Comme son père ne voulait pas qu’il parte pour l’Angleterre pour des études en droit, Yousuf Dadoo a été forcé d’étudier la médecine. Il est d’abord allé à Londres, où il a lié amitié avec des personnalités comme Jawaharlal Nehru et partageant les mêmes idées.
À son retour en Afrique du Sud, il se rend compte que la situation était inacceptable. Il décide alors de pratiquer la médecine, mais consacre sa vie à la politique. À cette époque, les Noirs locaux pouvaient obtenir de l’aide de n’importe où en Afrique australe et en Afrique, parce que tous les pays étaient encore sous la domination coloniale des Britanniques, des Français, des Portugais et des Italiens. Les pays africains ne pouvaient avoir recours à aucun d’entre eux. Le premier pays à aider l’afrikaans à cette époque était l’Inde. Les Indiens ont joué un rôle très important, parce qu’ils ont porté le problème sud-africain sur la scène internationale.
Des gens comme Yousuf Dadoo contribuent beaucoup parce qu’il était proche des dirigeants indiens, y compris Nana Sita, qui pratiquait le Satyagraha et était un résistant passif. J’ai eu la chance de l’écouter prononcer un discours en 1969, soit quelques mois avant sa mort. Il souffrait de Parkinson, mais son discours était extrêmement énergique et puissant, bien qu’il n’était pas quelqu’un sous les feux de la rampe. Il a travaillé en arrière-plan.
Des hindous comme Nana Sita, Monty Naicker et Dadoo, ainsi que des dirigeants musulmans, comme Yusuf Cachalia, étaient des cerveaux incroyables produits en Afrique du Sud à cette époque. Ce que je veux vous dire, c’est que ce ne sont pas seulement les Noirs qui se sont battus pour la libération de l’Afrique du Sud. Il y en avait bien d’autres. Il y avait des juifs, des chrétiens, des musulmans, des hindous… qui ont combiné leurs efforts pour apporter des changements. Ce sont des gens qui ont été emprisonnés comme Nelson Mandela et qui sont morts en prison.
Le père d’un de mes amis, l’imam Abdullah Haroon, a en fait été jeté dans les escaliers de la prison. Ils ont roulé sur les perrons et ont trouvé la mort. Nous avons aussi Ahmad Timol, qui a été projeté d’un immeuble de dix étages. Les musulmans-hindous-chrétiens, et ceux qui n’ont pas de religion, pensaient qu’il était de leur devoir en tant qu’être humain de rejoindre ce mouvement de changement, qui a débouché sur la libération de Nelson Mandela.

Pourquoi avez-vous choisi des йtudes linguistiques plutфt qu’un autre sujet comme la mйdecine ou le droit ?
J’ai fait mes études scolaires dans les années 1960 et j’ai terminé mes études secondaires en 1971. À cette époque, les perspectives pour nous étaient très limitées. On pouvait devenir médecin, mais il fallait pour cela avoir de bons résultats. Ce qui est bon. Mais la famille devait est très riche pour encourir les frais de ces études universitaires. Nos parents étaient des détaillants, et ce n’était pas la grande vie, comme on pouvait le croire. Mon père était un General Dealer dans une boutique. Il vendait donc un peu de tout, notamment de la nourriture, des vêtements, des souliers, des tissus, de la paraffine, etc.
Mes parents n’avaient pas les moyens pour financer des études de médecine. Nous aurions pu devenir des légistes. Si un Indien voulait faire des études supérieures, il y aurait une université qui pourrait les accueillir, à Durban. Mais elle n’offrait pas les études en médecine. Il fallait demander son admission dans une université blanche. Pour cela, il fallait demander l’autorisation du ministère de l’Éducation. On pourrait accepter ou refuser sans donner de raisons. Il fallait avoir un Ministerial Consent. Même en droit, il y avait des restrictions au sujet des domaines choisis.
Dans mon cas, à l’école, j’avais bonne mémoire et j’avais mémorisé le Saint Coran du début à la fin. J’avais autour de 17 ans. Dans ma famille, il y avait de bonnes amies, avec la grâce de Dieu, en particulier ma grand-mère, qui a été la première personne à m’initier aux Arabic Studies. Je ne l’oublierai jamais.
L’amour pour les langues est né là dans cette famille élargie. À cette époque, tenant compte que je pouvais réciter le Coran, on pouvait me suggérer de me rendre en Inde ou au Pakistan pour devenir un Religious Scholar  ou un maulana. Un brillant enseignant pour qui j’ai le plus grand respect m’a dit à un certain moment qu’on enseignait l’arabe à l’University of South Africa, et que je pouvais y aller. À cette époque, l’Université de Durban offrait déjà des études en langue arabe, ainsi qu’une série de langues indiennes. C’est là que j’ai commencé mes études.
J’ai terminé mon BA Degree en 1974 et suis rentré à la maison sans savoir quoi faire. On ne pouvait gagner sa vie avec les diplômes que je détenais. Les autorités sud-africaines avaient arrêté les études en plusieurs langues. J’ai commencé à enseigner dans un madrassa. Il a fallu se marier. Je me suis marié en 1976. À la fin de 1978, je me suis dit qu’il fallait autre chose, et c’est alors que j’ai eu un poste d’enseignant à l’université de Durban. J’avais à ce moment-là obtenu mon deuxième degré, un Honours Degree, qui prenait deux ans à travers l’UNISA. J’étais obligé d’apprendre l’hébreu. À Durban, j’ai fait une maîtrise sous la direction d’un éminent conférencier, et j’ai terminé mon doctorat en Arabic à l’University of South Africa. J’ai alors commencé à cette université comme Senior Lecturer. Par la suite, j’ai eu mon Professorship en 1999. J’ai pu enseigner à tous les niveaux.

Entre l’enseignement de la langue arabe et l’enseignement religieux, il y avait qu’un pas а franchir…
Il est un fait que l’arabe est largement utilisé dans l’Islam, parce que les Écritures sont en arabe. Le Saint Coran est en arabe. Les traditions du Saint prophète sont écrites en arabe. Avec la loi islamique et la pensée islamique, que ce soit le mysticisme ou la philosophie, une masse de travail ne peut être obtenue qu’en arabe. Mais l’arabe a alimenté une littérature très riche.
J’avais un étudiant qui, pour sa maîtrise, s’était penché sur les nouvelles écrites d’une figure littéraire égyptienne, Yousuf Idriss, qui était d’inspiration marxiste et communiste. Il n’était pas satisfait de l’engagement de certains pays arabe lors de la guerre de l’Irak en 1991. J’ai aussi eu beaucoup de travaux sur la grammaire et la sémantique de la langue arabe.
Je dois vous dire que j’ai eu beaucoup d’étudiants venus de Maurice que j’ai suivi pour leur maîtrise ou leur doctorat. Certains d’entre eux écrivent en arabe parce qu’ils ont fait leur étude supérieure en Arabie. Comme quoi, mon association avec Maurice date de très longtemps. C’est la raison pour laquelle je considère Maurice comme faisant partie de mon Extended Home. J’ai été très touché samedi dernier après une rencontre avec des étudiants, alors que je quittais la salle pour un autre rendez-vous.
Deux jeunes femmes se sont ruées vers moi pour me dire que je les ai supervisés en 2002 et 2003, et elles ont voulu prendre une photo avec moi. C’est pourquoi, comme me l’a enseigné mon propre professeur, dans la profession d’enseignant, on n’a pas besoin de beaucoup d’argent. Si vous voulez pratiquer le métier dans le but de faire de l’argent, ce n’est pas votre métier. Vous pouvez avoir de l’argent, et des personnes qui ont fait moins d’efforts dans leurs études touchent beaucoup plus.
Toutefois, la plus grande joie que nous ressentons est d’apprendre que nos étudiants sont devenus des enseignants en pharmacie aux États-Unis et vous envoie leur bonjour. Une autre personne peut vous accueillir à sa charge en vous disant : « Je vous le dois parce que vous avez été mon professeur. » Aujourd’hui, certains de mes élèves travaillent dans les services diplomatiques en Afrique du Sud et au plus haut niveau dans des domaines scientifiques.

Donc, а travers la langue arabe, vous pouvez entreprendre une carriиre dans n’importe quel domaine ?
L’arabe est une langue vivante. En tant que tel, elle doit servir à tout le monde dans leur besoin quotidien, que ce soit religieux, professionnel, le shopping… La religion occupe une place majeure dans l’enseignement religieux, mais il n’y a pas que ça. On pourrait apprendre la musique, la culture, la philosophie à travers l’arabe. Parfois, beaucoup de gens, y compris les musulmans, ne comprennent pas qu’une large partie de la culture venue d’Asie a touché l’Occident par le biais de la langue arabe. Voyez-vous, on a fini un pays comme l’Irak, qui était le berceau de l’Arabic-Muslim Culture and Civilisation pendant plusieurs siècles. Il y a des milliers d’années, il disposait des plus grands intellectuels et des plus grands poètes. Les Contes des Mille et une Nuits sont basés sur des histoires inspirées de la littérature indienne.
Des philosophes grecs, comme Socrate, Platon ou Aristote ont été traduits en arabe. À Bagdad, à l’époque, il y avait une institution consacrée à la traduction. Les dirigeants avaient sponsorisé les traducteurs et des intellectuels pour faire ce genre de travail. Ces intellectuels n’étaient pas uniquement des musulmans, mais également des juifs et des chrétiens qui vivaient en Irak.
C’était une région cosmopolite. On a converti cet endroit en un désert. Même en 1970 et 1980, les meilleures maisons de publication se trouvaient à Bagdad, au Caire ou à Damas. Aujourd’hui encore, le Caire est le centre de la culture arabe. La majorité d’enseignants d’arabe vient d’Egypte ou du Soudan. La littérature égyptienne est très répandue. C’est la raison pour laquelle l’Egyptian Life Style et son expression culturelle sont populaires à travers le monde arabe, parce que c’est une langue vivante. Elle peut n’avoir rien à faire avec la religion.

Vous continuez а suivre les étudiants mauriciens. Comment vous les йvaluez-vous aujourd’hui ?
Je vais être très honnête. Je ne sais pas si les Mauriciens ici réalisent la valeur de l’intelligence qu’il y a dans ce pays. Pour une si petite population, vous avez un immense potentiel. You have to harness these ressources, pool these ressources, bring them together. Je ne peux pas vous dire comment le faire. Il vous revient de trouver comment le faire. Mais cela existe. Vous n’avez pas à vous tourner vers les étrangers. Vous avez des gens extrêmement talentueux ici. Certains peuvent avoir besoin d’un complément de formation ou de connaissances. Mais la fondation existe à Maurice. Vous n’avez pas besoin de vous tourner vers tel ou tel pays. Il faut leur demander d’exprimer leur point de vue un petit peu. Lors d’une de mes dernières visites, j’avais été reçu par Mahmood Toorawa, qui est décédé. Son fils est dans une grande université américaine, Showkut Toorawa. Je me souviens qu’il m’avait présenté à une grande dame. You have great talents. You just have to put your heads together.

Ne faudrait-il pas que ceux qui maоtrisent la culture arabe se manifestent publiquement plus souvent ?
C’est la responsabilité des musulmans. S’ils ne le font pas, qui va le faire ? (Il tourne son regard vers Zaid Ozeer. Ce dernier reconnaît qu’il y a des efforts à faire. Il rappelle que l’Arabic Speaking Union existe depuis très longtemps, Ndlr).

Que proposez-vous pour promouvoir la culture arabique ?
Pour promouvoir une culture, il faut comprendre sa valeur. Sinon, cela ne vaut pas la peine. Il faut prendre en compte la partie religieuse. Toutefois, il faut d’abord comprendre que c’est une langue vivante utilisée dans la vie de tous les jours. En Afrique du Sud, je me suis rendu compte que les gens ne comprennent pas pourquoi il faut apprendre l’arabe. Ils pensent que c’est uniquement pour étudier le Saint Coran ou pour communiquer lorsqu’ils voyagent. Il faut comprendre que dans un environnement étranger, c’est-à-dire dans un contexte où la langue n’est pas utilisée dans la société couramment, il faut adopter des approches particulières.
Il y a d’abord ce qu’on appelle la Reader Approach. C’est-à-dire une méthode permettant à l’apprenant de lire et de comprendre, sans nécessairement parler la langue. Cela s’applique pour les besoins religieux. Si vous pouvez parler le langage par la suite, c’est un bonus. L’accent n’est pas mis sur le langage. Il y a ensuite la Communicative Approach, qui s’applique lorsque vous enseignez la langue dans un milieu où on parle cette langue.
Le créole à Maurice est un exemple. On n’enseigne pas la langue aux enfants, on ne fait que parler, et ils comprennent. Il faut d’abord développer l’écoute, et ensuite développer la compréhension. Il y a ensuite la répétition, jusqu’à ce que l’enfant puisse reproduire le son. C’est seulement par la suite qu’ils apprennent à écrire.
Je sais qu’il y a des expériences au Maroc concernant l’enseignement de l’arabe. La meilleure chose à faire est de chercher les travaux des personnes enseignants aux États-Unis ou en Grande-Bretagne et qui enseignent l’arabe aux étrangers. Il faut voir comment ils organisent leurs cours. Laissez-moi partager quelque chose avec vous. Certaines personnes peuvent penser qu’il faut apprendre à lire le Saint Coran pour apprendre l’arabe.
Or, les Écritures sont en circulation depuis 1 400 ans. Le langage utilisé n’est pas le même utilisé dans le public aujourd’hui. C’est comme si une personne qui souhaitait apprendre l’anglais voulait commencer par apprendre Shakespeare ou Chaucer ou Milton. La langue utilisée à leur époque était très différente de celle d’aujourd’hui. Il faut d’abord apprendre la langue courante avant d’aller vers les textes de ces auteurs. Parfois, lorsqu’on essaie d’expliquer cela, les gens sont surpris. Pourtant, il faut suivre la bonne méthode.

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