Que faut-il réellement déboulonner ?

DANIELLE PALMYRE

L’être humain est un être de symboles. Le symbole met en lien deux types de réalité. Par exemple,  un objet – une statue – et la signification que l’on attribue à cet objet – l’honneur qui est rendu à ce qu’elle représente. Ainsi le symbole re-présente, rend présente une certaine vision du monde. Ces derniers temps, un peu partout dans le monde, on a jeté à terre des statues. C’est-à-dire qu’on a remis en question des significations que l’on croyait aller de soi, tant il est vrai qu’une pensée dominante finit par se croire évidente… jusqu’à ce qu’elle soit remise en question. La statue reflète un désir d’immortaliser une idée et de la transmettre. Le fait qu’elles soient dans un lieu public signifie que les idées représentées par ce personnage et cette version de l’histoire sont la version publique de l’histoire, à laquelle tous sont censés adhérer.

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L’être humain est un être symbolique parce qu’il crée sans cesse de nouvelles significations. Heureusement ! Sinon, nous serions figés dans des représentations passées, sans aucune pertinence pour le présent. À temps nouveau, nouveaux questionnements et élaboration de nouvelles significations, une re-sémantisation. Aux USA, en Europe, en Australie, on a jeté à bas les statues de ceux que certains considéraient comme des héros et d’autres comme des tortionnaires. À Londres, le maire a demandé un recensement des monuments de la capitale. Faut-il y voir un inventaire du passé colonial et impérial de la Grande-Bretagne ? Qui dit inventaire dit choix nouveaux peut-être…

Les statues sont des marqueurs de pouvoir et de domination dans un territoire. Elles représentent les idées et les actions des personnes commémorées. Dès que l’être humain a créé des statues, d’autres les ont jetées à terre, en signe de rébellion. Se rebeller a été toujours accompagné de la destruction de ces objets symboliques liés au pouvoir des dominants. Des milliers de statues ont subi ce sort au cours de l’histoire.

Quand Emmanuel Macron dit que « la République française n’effacera aucun nom ni aucune trace de son histoire », il fait preuve d’une singulière amnésie. Il oublie que la « grande histoire » ne se souvient plus des « autres héros », ces oubliés de l’histoire coloniale, ceux dont les noms et la trace ont été oblitérés et qui ne sont pas honorés dans l’espace public. Où sont les personnages noirs de l’histoire coloniale? Où sont les héros marrons de notre histoire mauricienne ? S’il ne faut pas effacer, alors il faut restituer ce qui fut jeté dans l’ombre. Il faut sortir de l’oubli ceux qui ont été oubliés, ceux dont l’histoire n’a pas été racontée.

Ce qui se passe actuellement évoque plusieurs questions de fond. La première est la « fabrique de l’histoire », la manière dont se construit un discours historique ou un récit national. L’histoire moderne, discipline scientifique récente par ailleurs, n’a rien de l’objectivité que l’on voudrait lui conférer. L’historien n’a que des fragments à sa disposition. Ceux-ci ont survécu par le fait du hasard ou de choix précédents. À partir de ces fragments, l’historien re-constitue le passé et cela implique des choix : que raconter, comment le raconter et quelle interprétation donner des faits ou des événements dont il a connaissance ?

On voit bien que, dans cette fabrication de l’histoire, des pans entiers peuvent être laissés dans l’ombre selon ce que l’on veut privilégier, mettre en exergue, etc. L’histoire que l’on raconte est celle des vainqueurs, de la majorité, de ceux qui ont eu le pouvoir de faire entendre leur voix par la postérité. L’histoire des esclaves et de leurs descendants est une histoire orale, non écrite, l’histoire des « damnés de la terre », des dominés. C’est une histoire qui a ses héros, qui ont combattu pour leur libération et celle de leurs descendants. Dans la présentation actuelle de l’histoire, le concept d’ « abolition » a effacé celui de « lutte pour la libération ». Les noms mis en avant – ceux des abolitionnistes – ont oblitéré beaucoup d’autres noms qui n’ont pas eu droit de cité : ceux qui se sont affranchis eux-mêmes, ceux qui ont été torturés et mutilés pour avoir combattu pour leur liberté, les Marrons qui n’ont pas été considérés comme des héros par la pensée dominante. Leur histoire reste non écrite. Et, pour eux, pas de statue !

La deuxième question de fond que soulèvent les récents événements est le lien entre esthétique et politique. Qui veut-on statufier et pourquoi ? Au fond, ce qui se joue est la nécessité d’un débat pour habiter de manière commune l’espace public. À Maurice, une double chape de plomb recouvre notre histoire. L’histoire des esclaves et des afro-descendants a été oblitérée par les colons européens et leurs descendants. Cet effacement a été prolongé après l’indépendance par les nouveaux dirigeants du pays. Non seulement les afro-descendants doivent-ils se remettre de l’histoire coloniale, de l’esclavage et de ses séquelles, mais ils doivent aussi faire face à la résistance systématique et institutionnelle des décideurs qui se succèdent à la tête de l’État lorsqu’il s’agit du travail mémoriel les concernant. À Maurice, il ne s’agit pas tant ni seulement de déboulonner des statues des anciens dominants, mais que les dominants actuels acceptent que de nouvelles « statues », c’est-à-dire de nouveaux symboles soient érigés et reconnus dans l’espace public.

La lutte pour la reconnaissance du Morne et les nombreux obstacles rencontrés pour que voit le jour un Musée de l’esclavage en disent long sur les résistances des dominants d’aujourd’hui à inclure cette part de notre histoire dans le récit national. Cette inclusion à grande valeur symbolique dans l’espace public est sans cesse repoussée. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître un passé d’injustices et d’inégalités, mais peut-être plus encore de reconnaître un présent qui prolonge ces injustices et ces inégalités. Le symbolique re-présente un réel. La résistance aux symboles est toujours, en fait, une résistance au réel qui se dit à travers eux. Ce vide laissé dans notre espace public nous renvoie à notre impuissance à débattre de ce qui nous est commun et à décider ensemble de ce que nous voulons honorer en tant que peuple. C’est peut-être cette incapacité qu’il s’agit de déboulonner.

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