Recensement ethnique et Best Loser System : crise morale républicaine !

OLIVIER PRÉCIEUX

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Quand j’entre chez quelqu’un je passe toujours par la porte de devant, jamais par la fenêtre ou par la porte de derrière » (Jules Koenig déclinant un siège sous le ‘Best Loser System’ après sa défaite aux élections de 1967) (1)

Durant le système d’apartheid en Afrique du Sud il y avait le « pencil test » : on passait un crayon dans les cheveux pour savoir si une personne était blanche ou non. Angela Thompsell décrit le « pencil test » : « if a pencil placed in one’s hair fell out, he or she was white. If it fell out with shaking, ‘colored’, and if it stayed put, he or she was ‘black’” (2). Cette catégorisation raciale dans ce pays s’insérait dans la logique de la Population Registration Act de 1950. Quand on y pense aujourd’hui cela choque. Le recensement ethnique lié au Best Loser System à Maurice doit tout aussi bien nous choquer. Ma conscience citoyenne s’oppose résolument au recensement ethnique en vue d’une réforme électorale.

Le contexte

Le recensement ethnique est revenu au-devant de l’actualité suite à la proposition gouvernementale sur la réforme électorale. Certains partis politiques et organisations non gouvernementales ont émis le souhait qu’étant donné que le ‘Best Loser System’ était étroitement lié aux minorités du pays, un nouveau recensement ethnique était souhaitable pour avoir des statistiques qui reflètent la réalité démographique de l’Île Maurice moderne. À mon sens, cela pose un problème éthique citoyen fondamental.

One man one vote

Le grand Président Lincoln avait déclaré dans son fameux discours de Gettysburg que le gouvernement doit être « of the people, by the people, for the people » (3). Cela rejoint l’idée d’un pays démocratique de l’article 1 de notre Constitution : « Mauritius shall be a sovereign democratic State, which shall be known as the Republic of Mauritius ». La démocratie est l’expression du vote du peuple. Les députés sont élus par le vote des citoyens mauriciens.

Les pères fondateurs de notre Constitution avaient mis en place le Best Loser System (BLS) pour estomper les peurs des minorités. J’étais un fervent défenseur du BLS mais j’ai évolué dans ma pensée citoyenne.

Le BLS ne rejoint pas les idéaux républicains. Pourquoi ? Simplement parce que les élus sous ce système ne relèvent pas du désir exprimé par des électeurs mais le fait d’une appartenance à un groupe ethnique déterminé. Le mécanisme électoral est faussé. Je rejoins le Cardinal Piat quand il déclare ceci: « on a été obligé au moment de l’Indépendance d’instituer le Best Loser System pour calmer certaines peurs et le manque de confiance dans les autres. Mais on ne fait pas une Constitution pour ces raisons-là. Il faut qu’aujourd’hui quelqu’un au pouvoir se lève et demande d’éliminer ce Best Loser System de la Constitution. Ce sera un très grand pas pour le pays et ses habitants » (4). Ainsi un système électif se basant sur une appartenance ethnique dénature la démocratie.

Le fait créole

Ainsi le BLS est intrinsèquement lié au recensement ethnique. Certaines voix se sont levées pour dire que le BLS a servi à pallier la sous-représentation des minorités plus particulièrement les créoles au sein de l’Assemblée nationale. Il est indéniable que les leaders politiques tels que Sir Gaëtan Duval en 1982 et Paul Bérenger en 1983 ont bénéficié du BLS pour être au parlement.

L’objet de ce texte n’est pas pour affirmer que le BLS n’a pas été un outil pour aider la communauté créole dans sa marche républicaine pour plus d’égalité dans la sphère publique, plus précisément dans le secteur politique. Suite à la représentation faite par Me José Moirt, membre d’Affirmative Action, devant le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations unies, cette instance onusienne a noté dans ses observations finales concernant Maurice « qu’il (le Comité) demeure toutefois préoccupé par le fait que les personnes participant à la vie politique ne sont pas représentatives des diverses composantes de la population de l’État partie et que les degrés de participation à la vie politique et de représentation dans les différents organes de l’État partie sont fortement déterminés par l’appartenance ethnique » (5). Ce rapport a bouleversé le monde sociopolitique fossilisé de Maurice qui aime à se complaire dans de fausses ‘réalités’.

L’esprit de réforme électorale rejoint l’idée du Dr. Jimmy Harmon, « c’est alors qu’il faut considérer les modalités d’aménagement du droit électoral commun en faveur de la représentation politique des minorités. Le découpage des circonscriptions électorales et le choix d’un système électoral sont des éléments cruciaux dans toute réforme de sorte que chaque électeur pèse autant que l’autre. La représentation proportionnelle offre à cet égard de nombreuses variantes » (6).

Le lecteur peut se sentir perdu à un moment entre le vœu d’éliminer le BLS et écrire dans la même foulée que ce système a aidé à l’empowerment politique de la communauté créole. Non point d’errance dans l’ordre des idées. L’idée sous-jacente du BLS était la représentation équitable de toutes les composantes de la mosaïque mauricienne au parlement. La réforme électorale est la solution au BLS et peut atteindre le but de la représentativité. Laquelle réforme doit allier une dose de proportionnel couplée avec le ‘First Past the Post’(FPTP). Le model C du rapport Sachs (7) préconise le mélange du système proportionnel et du FPTP.

Les militants pour les droits civils proches de la mouvance pour l’émancipation et l’intégration des créoles au sein de notre République savent bien qu’une des qualités du créole mauricien est sa prédisposition sociale à l’accueil de l’autre. Dans son livre « Ile Maurice : creuset d’expérience  « abouti » de la mondialisation ? » Sylvie M.George-Molland transcrit une interview de José Rose, président d’une association rastafarie à Maurice, où celui-ci met en exergue « que la communauté créole est la plus ouverte » (8). L’être créole est de nature non communaliste et ouverte sur le monde. Le recensement ethnique est par son mécanisme à l’opposé de la nature sociale du créole. « La Créolité n’est donc pas en soi le fait de la découverte de son identité plurielle, mais la découverte des dénominateurs communs qui permettent de vivre cette pluralité d’horizons anthropologiques et culturels » (9). Les mots du Docteur Danielle Palmyre résonnent encore plus fort, « pour beaucoup de Créoles, leur identité mauricienne est une évidence, parce qu’ils se reconnaissent enracinés dans la terre mauricienne sans arrière-pays » (10).

Bonnes fins, bons moyens

Sur un autre plan certains pensent aussi que le recensement ethnique peut être un outil de « bargaining » politique. Les fins ne justifient pas tous les moyens. La bonne représentation de tous les groupes ethniques au sein de l’Assemblée nationale ne justifie qu’on oublie les principes. Le principe est que l’identité ethnique appartient plutôt à la sphère privée qu’au domaine public. Ce n’est pas un agent du bureau des statistiques ou d’autres mécanismes étatiques qui viendra vérifier à quelle ethnie appartient un citoyen mauricien. L’intrusion de l’appareil d’état dans le domaine du privé est dangereuse. L’identité ethnique est un droit de la personnalité, qui fait partie de la famille du droit extrapatrimonial.

Interculturalité

L’identité mauricienne est dynamique, en perpétuelle construction. Est-ce que le recensement ethnique aide à combattre le communalisme et donne plus d’espace à l’interculturalité ? La réponse est non. Un système électoral doit être un pont qui relie toutes les communautés entre elles.

Liberté et justice sociale

La justice sociale est fondée sur la conviction que tous les hommes sont égaux (11). Cette conception de justice trouve aussi écho à l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 après la Révolution française: « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Le citoyen est égal devant la loi, un mécanisme de l’exécutif qui aurait l’intention de placer des personnes dans des boîtes ethniques met cette égalité en péril. Chaque citoyen sera coupé de son semblable. « Pourtant, de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme. » (12) La fraternité universelle, la culture, l’interculturel, la citoyenneté et la justice sociale doivent rester au centre de toute réforme électorale !

NOTES

1) Jules Koenig, Une vie pour la justice, Jean Antoine Koenig (pg 62) (1998), Editions de l’Océan Indien.

2) Racial Classification under Apartheid. Angela Thompsell  (2018). Lien : https://www.thoughtco.com/racial-classification-under-apartheid-43430

3) The Gettysburg Address, Cornell University (2013). Lien : http://rmc.library.cornell.edu/gettysburg/good_cause/transcript.htm

4) Cardinal Piat : « Maurice a deux taches dans son histoire : les Chagos et le Best Loser System », Jean Claude Antoine, Week-End (septembre 2018). Lien : https://www.lemauricien.com/article/le-cardinal-maurice-piat-maurice-a-deux-taches-dans-son-histoire-les-chagos-et-le-best-loser-system/?fbclid=IwAR2u-HbX4Lwiu-ZL-J3GcffvTKPrICrc6pshEsZUirf55dLXn8fe6YGbI6A

5) Nations Unies :Comité international sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, « Observations finales concernant le rapport de Maurice valant vingtième à vingt-troisième rapports périodiques », pg 5  no. 24

6) Kreol Matters, Kreol Konte, Etat des lieux, Analyse & Posture, Dr Jimmy Harmon (2018) Komite Diosezin Premie Fevriye

28 Oktob 2018. Lien : https://www.dioceseportlouis.org/2018/10/24/une-publication-du-dr-jimmy-harmon-dresse-un-etat-des-lieux-de-la-question-creole/

7) REPORT OF THE COMMISSION ON CONSTITUTIONAL AND ELECTORAL REFORM 2001/02

8) Ile Maurice : creuset d’expérience  « abouti » de la mondialisation ?, Sylvie M.George-Molland, p.179. (2016), St Honoré éditions Paris.

9) L’émergence de la créolité, Une nouvelle donne d’appréhension religieuse, ecclésiale, œcuménique et missiologique pour les Églises antillaises contemporaines, Philippe Chanson, p.417-418 (2002), Éditions KARTHALA et Presses de l’Université Laval

10) Culture créole et foi chrétienne, Dr Danielle Palmyre, p.222 (2007), Lumen Vitae Marye Pike

11) La Justice Sociale, Moteur du développement, Cardinal Margéot et Mgr Piat, p.36 (1992), Diocèse de Port Louis

12) Peau noire masques blancs, Frantz Fanon, P.137(1952), Éditions du Seuil.

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