REFLEXIONS : L’Emprise

Encore un insondable mystère pour qui assiste, impuissant, à la destruction d’un être, très souvent, un être fragile? Mais, le mystère s’étend à tout rapport de soumission et de domination dépassant l’individuel. Si l’enjeu est différent,  les mécanismes demeurent liés au même registre avec une amplitude et des conséquences plus ou moins fortes.
Les mots manquent, tout l’être se révolte. La lucidité n’est que rarement égarée ; la réalité dans toute sa brutalité est là : nous sommes manipulés par un être qui nous domine, nous réduit à l’état d’un pantin et qui, de surcroît, s’amuse de notre confusion et rit de notre faiblesse.  Notre rébellion n’est que courte durée. Forts, nous le sommes en dehors de la sphère des relations devenues malsaines, inacceptables et pourtant, nous revenons toujours, soumis, pitoyables, impuissants à dénouer le drame de notre vie.
Manque de courage ? Faiblesse de la volonté ? Il y a un peu de ça mais pas que ça. Le processus est plus complexe et la subtilité de la mise sous emprise est telle qu’elle est associée la plupart du temps à l’amour, la dévotion, culpabilisant fortement celui / celle qui essaie de sortir de l’emprise.
Sous emprise
A la mode des prédateurs, doués d’antennes pour dénicher les proies les plus faciles, les agresseurs sont doués pour faire de la mise en scène, lentement, progressivement, à pas feutrés, masqués, toujours derrière la façade de la séduction, la tendresse. S’instaure graduellement une mise en condition qui flatte la victime et l’incite à rechercher le plaisir d’avoir été l’élue, d’être ainsi valorisée pour sa singularité. De petits rituels en grandes déclarations, le conditionnement se fait de manière régulière, accroissant le pouvoir de l’un sur l’autre. Subtiles, menaces, promesses, privations et récompenses sont mises en oeuvre, gommant, brouillant les perceptions, émotions et les repères de la victime. L’espoir est toujours maintenu, jamais complètement déçu, telle une étincelle sous la cendre. Les attentes du plus fort sont présentées de telle sorte qu’elles sont légitimées, intériorisées par la victime, acceptées comme allant de soi, revendiquées même comme étant des objectifs à faire siens. Echecs, manque de compétences, initiatives avortées sont systématiquement brandis pour rabaisser la victime et tester ses capacités de soumission. Réconciliation ou bouderie passagère, c’est toujours le bon vouloir du seigneur.
C’est sans l’ombre d’un doute qu’à la suite de nombreux travaux faits dans le domaine, nous pouvons dire aujourd’hui que les liens qui se nouent entre les relations de pouvoir et la sexualité, laissent entrevoir dans la fantasmagorie personnelle que la soumission (ou la domination) touche à des pulsions très archaïques. Et c’est dans ces liens toujours obscurs qu’on peut essayer de décoder cette « pulsion de mort tournée vers le moi » (Freud pour expliquer le masochisme en cherchant à associer libido et pulsion de mort).
Le courage peut être là ; la volonté également mais l’organisation pulsionnelle archaïque est telle qu’elle prend le dessus sur le Moi.
Qui ne l’a pas vécu en tant que victime ne peut en ressentir tout le drame. Qui s’efforce d’apporter un soutien à la personne en détresse doit s’armer de patience, d’amour sur le long terme.
Honte, culpabilité, angoisse – la partie «  hors emprise » lutte face à l’impuissance de la partie «  sous emprise ».  Et de cette lutte interne constante, personne en dehors de la victime ne peut en prendre la mesure. Abandon, défaitisme, sentiment extrême de dévalorisation, déconnexions, clivages de soi, les luttes affaiblissent la victime et détournent l’énergie du vrai combat.
L’appel des sirènes
Le vrai combat consiste justement à éviter « le syndrome de Stockholm » et ne pas céder à l’appel des sirènes.
Rappelons-nous : En 1973, des clients retenus en otage durant six jours lors du braquage d’une banque de Stockholm prennent fait et cause pour les gangsters, à la fois pendant leur arrestation et leur procès. En 1978, le psychiatre Frank Ochberg nommera «syndrome de Stockholm» la sympathie, voire l’identification, d’un otage à son ravisseur, sans manipulation de la part de ce dernier.  Plus récemment, l’Autrichienne Natascha Kampusch, séquestrée pendant huit ans, a déclaré porter le deuil de son ravisseur, suicidé après qu’elle a réussi à s’échapper.
Ulysse, dans l’Odyssée, pour résister à l’appel des sirènes, qui risqueraient de le faire plonger par-dessus bord et se noyer,  ordonne qu’on l’attache au mât de son navire.
Devons-nous le faire ? Pour nous-mêmes, victimes ou agresseurs ?
Plutôt que d’écouter les sirènes et se laisser séduire, réapprenons à la suite  de l’expérimentation faite par Milgram sur l’autorité à penser par nous-mêmes, à déconstruire d’abord l’autorité qui nous manipule comme légitime. A casser l’image de nous-mêmes associée à l’obéissance pure et simple, à reconnaître nos dérobades et nos pulsions primitives.  De cheminer avec et de les dépasser.

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