RENCONTRE—PEGGY LAMPOTANG: Le déchirement des immigrants chinois mis en roman

Au commencement étaient des lettres écrites de manière rudimentaire par le père de Peggy Lampotang à sa famille quelques années avant sa disparition. Probablement pour que la génération plus aisée garde en mémoire le déchirement et les tribulations de leurs ancêtres arrivés sur terre étrangère, à Maurice, en 1906. Et pour qu’ils se souviennent que le petit empire familial d’aujourd’hui a été bâti à partir de rien… La fille s’en est inspirée pour en faire une fiction qui ne dépeint pas moins la dureté de la vie de l’époque. « À travers le roman, on arrive à exprimer les émotions de manière plus dramatique », dit-elle. Ainsi est né “The Coral Heart – A shopkeeper’s journey”, l’histoire d’un boutiquier chinois qui est aussi un peu l’histoire de tant d’immigrants installés à Maurice. L’ouvrage vient d’être lancé au récent Salon international du livre “Confluences” 2014.
Artiste, photographe et écrivaine résidant à Toronto, Peggy Lampotang est auteure d’écrits publiés dans The Globe and Mail et dans des manuels scolaires au Canada. Elle a également écrit une nouvelle dans une des collections publiées par Immedia, à Maurice. Avec The Core Heart, elle signe son premier roman. « J’ai toujours aimé écrire, mais le temps me faisait défaut. Pour ce roman, tous les éléments étaient là. » Il y a d’abord eu les lettres de son père dans les années 80. Ensuite des ouvrages sur l’histoire de Maurice qu’elle parcourt avec grand intérêt. Parmi eux, Enfants de Mille races, de Jean-Claude de l’Estrac, et From Alien to Citizen: The Integration of the Chinese in Mauritius, co-écrit par son oncle Edouard Lim Fat et Huguette Ly Tiofane. La matière y est donc, couplée à des recherches historiques. L’envie et le besoin irrépréssibles d’écrire quelque chose affleurent en Peggy Lampotang. Reste à savoir quel genre adopter. Biographie ? Roman ? S’il existe plusieurs ouvrages historiques sur l’arrivée des Chinois à Maurice, jamais le sujet n’a été mis en fiction. Pour davantage de liberté d’expression, l’artiste s’infléchit vers le roman. « Le livre historique ne vous permet pas d’entrer dans la tête d’une personne. Le roman permet d’exprimer les émotions de manière plus dramatique. Même une biographie ne le permet pas. Avec le roman historique, on se sent plus proche de la personne, comme dans un film. Comme si on vivait sa vie. It was more poignant for me to do it that way. Et je voulais vraiment toucher les gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ont vécu ces immigrants », explique l’auteure. Notamment les générations qui ont suivi, à l’instar de ses deux fils, nés au Canada.
Mais ce n’est qu’après avoir visité Mo Yuen – d’où sont originaires les hakkas de Maurice – que Peggy se décide vraiment à attaquer son roman. Avant cela, elle était en butte à quelques difficultés. « Mon père, qui est allé à l’école jusqu’à la quatrième, avait écrit phonétiquement, en créole, et c’était très difficile de déchiffrer ses lettres. J’ai d’abord traduit littéralement et, ensuite, j’ai pris quelques bribes de son histoire. » C’est la visite à Mo Yuen qui l’aidera à vraiment ressentir les émotions que son père, jeune et affamé, avait pu ressentir. « J’ai compris comment il vivait, comment y vivaient les gens. »
Déchirement
Au-delà de l’histoire du principal protagoniste, inspirée de celle de son père, le plus important dans cette oeuvre, pour Peggy Lampotang, est qu’au final, elle raconte l’histoire de tous les immigrants et leurs difficultés, « ce déchirement entre leur pays natal et Maurice ». L’auteure élabore : « Pour beaucoup, il s’agissait de faire de l’argent et de retourner parce qu’ils aimaient leur patrie. Mais c’était compliqué de retourner. Par exemple, mon grand-père est allé à Maurice pour dix ans et est revenu chercher sa famille, mais il n’est pas retourné pour vivre en Chine car son commerce était établi. Il avait fait des progrès. » Idem pour nombre de Mauriciens d’origine chinoise. Et quand ils étaient prêts au retour, d’autres événements sont venus s’y opposer : la Chine nouvellement communiste, l’invasion du Japon en Chine et les Ie et IIe Guerres Mondiales.
Au fil de son écriture, Peggy Lampotang s’intéresse aux éléments historiques et à la manière dont les Mauriciens d’origine chinoise en ont été affectés. « J’ai aussi voulu exprimer ce déchirement auquel ils ont eu à faire face. Ils se sont accrochés à leurs valeurs, même des années après leur arrivée à Maurice. Il y avait des valeurs très importantes et d’autres qu’il n’était pas possible de conserver. You can still retain your values but there are certain things you have to adapt to. Otherwise, you are the one who’s going to suffer. » Le principal protagoniste du roman, qui veut tout conserver de cette Chine natale, est ainsi dépeint comme une figure tragique.
The Coral Heart couvre une période de 50 ans (1906-1956). Quand on lui demande comment elle évalue l’évolution des hakkas à Maurice, Peggy Lampotang confie que l’écriture de l’ouvrage lui a permis de mieux mesurer le contraste. « En écrivant, c’était comme si je vivais les choses que je n’avais pas connues en grandissant. J’étais plus privilégiée que mes parents et l’autre génération encore plus. Même moi, j’étais plus attirée vers l’Ouest que vers l’Est. Mes parents parlaient un peu hakka à la maison, mais je n’avais pas à répondre en hakka. Au collège, on était exposé à la littérature anglaise et  française. Le monde chinois était une société très patriarcale. Donc, naturellement, for a woman, there’s not much attraction to go there. Un monde où je serais soumise et repressed. C’était normal pour moi d’émigrer au Canada. Avec le temps, j’ai réalisé que je ne connaissais pas vraiment mes racines. Ce livre a donc été un retour vers mes racines. »
Pourquoi le choix de se faire éditer à Maurice ? « Au Canada, c’est très compétitif et il y a diverses catégories, comme le multiculturel, etc. Et, très souvent, il n’y a que deux éditeurs-imprimeurs. L’un d’eux m’a répondu que le livre est très fascinant, mais qu’il n’est pas sûr qu’il y ait un lectorat. L’autre ne m’a pas répondu. Il faut dire qu’il y a tellement de demandes que cela prend parfois six mois pour obtenir une réponse. Comme j’étais impatiente, j’ai donc contacté des maisons d’édition à Maurice et Barlen Pyamootoo m’a répondu presque tout de suite. J’étais très contente, parce que j’aime la qualité des livres qu’il édite », explique notre interlocutrice.
« A little empire »
D’autres romans en vue ? « Oui, j’espère. J’ai plusieurs livres en tête, mais le plus immédiat, sera un ouvrage de photos et de poèmes sur Maurice. Certains amis m’ont dit que je devrais donner suite à ce premier roman, étant donné que l’histoire va jusqu’à 1956. » Quant à une édition française de l’oeuvre, l’auteure est actuellement en pourparlers avec son éditeur.
Selon Peggy Lampotang, il faut beaucoup de discipline pour écrire. Avec ses amis écrivains, à Toronto, ils se rencontrent chaque mois pour parler de leurs écrits. Leurs points de vue sur sa récente publication ? « Ils sont fascinés. Et c’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec l’éditeur au Canada quand il dit ne pas être sûr de trouver un lectorat, de trouver un monde qu’ils ne connaissent pas et la façon dont l’Histoire affecte les gens de cette île. De même sont-ils fascinés de voir comment un commerçant peut from nothing build up a big business, a little empire. » Pour l’écrivaine, le thème de l’immigration trouverait bien un lectorat au Canada, un pays résolument multiculturel. « Il y a beaucoup d’immigrants du Trinidad et de la Jamaïque. Et leur histoire est très similaire à cette histoire. J’ai des amis hakkas de Jamaïque et de Trinidad qui ont la même histoire. Quand je suis arrivée au Canada, it was easier to make friends with them than with Chinese from Hong-Kong ! Because their history is similar. They eat similar food, they have a similar education, they’re from a british colony… Cela m’intéresse aussi d’avoir un agent en Chine, car je pense que cette histoire intéresserait aussi ses lecteurs. Pour qu’ils sachent comment des gens de leur pays ont dû partir et ont mieux réussi que ceux qui sont restés dans les petits villages pauvres… Comme d’ailleurs pour les immigrants indiens, français… Ils ne sont pas partis pour l’aventure, mais pour tenter une vie meilleure ! ».
Peggy Lampotang partage avec nous cette anecdote : « Quand je suis arrivée au Canada, on me demandait toujours : “Vous êtes Chinoise ?” Et ça m’agaçait parce que je ne parle pas chinois et que je sentais que ma culture était mauricienne, même s’il n’y avait pas beaucoup de choses qui se passait à cette époque à Maurice. Je me sentais multiculturelle : les aliments que je mangeais, mes amis, de toutes les ethnies… ». L’artiste-photographe est d’avis qu’il ne faut pas avoir de stéréotypes. « Tous les Chinois ne sont pas les mêmes. Ce qui est étrange, pour moi, quand je suis à Paris, c’est que je me sens à l’aise à cause de la langue. Je parle français et les Parisiens sont automatiquement plus gentils quand vous parlez leur langue. Pour moi, être Mauricienne, c’est appartenir à différentes parties du monde. On n’appartient pas seulement à Maurice. »

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