Retrouver son chez-soi

ANOUCHKA SOORIAMOORTHY, de Dubaï

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Instagram : @danslechaosmonde

La vie d’expatrié interroge régulièrement le concept du chez-soi. Tandis que je me réjouissais de retrouver les couleurs et les odeurs de l’île Maurice après deux années d’éloignement, un coup de fil et l’actualité m’ont rappelé que le chez-soi est, pour beaucoup, menacé.

« Vu la situation sanitaire, à votre place, je ne prendrai pas le risque de venir à Maurice ». Ces mots, prononcés au téléphone par un collègue vivant à Maurice, arrêtèrent net ma respiration. L’ouverture, sans restriction, des frontières du pays le mois dernier fut une première inspiration revigorante ; la deuxième, encore plus énergisante, fut l’achat des billets d’avion et la perspective de passer un Noël rouge, car c’est la couleur qu’il revêt sous les tropiques : le rouge de la pastèque sucrée, de la peau de la mangue mûre, des flamboyants en fleurs, du costume du père Noël qui, malgré les trente degrés au thermomètre, est identique à celui porté par son homologue européen. Depuis hier, la crainte de l’annulation de ces retrouvailles, alors que je n’ai pas revu mon île depuis deux ans, m’attriste. Je tente de me consoler, mais les vertus du relativisme ont des limites. Au fil des mois, le retour à Maurice a adopté la forme d’un désir frustré, d’un rêve, quand ce n’est pas celle d’un mirage. Je sais cependant que je rentrerai même si je ne sais pas quand je rentrerai, et cette certitude est un réconfort ; elle est même un luxe quand on pense à ceux qui vivent dans le deuil de revoir un jour ce lieu que l’on appelle le chez-soi. Et je lis, horrifiée, que dans une forêt noire et glaciale à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, certains utilisent des hommes qui ont fui la guerre comme objets de chantage géopolitique. Et j’entends, épouvantée, s’élever en France les voix de ceux qui font des migrants des outils d’une campagne présidentielle. Comment ces individus blessés, déconsidérés, chosifiés peuvent-ils conserver l’espoir de (re)trouver un chez-soi tandis que la barbarie leur rit au visage ? Je reverrai mon pays. Ils sont si nombreux à ne plus jamais pouvoir prononcer ces mots. Et à cette douleur lancinante, est rajoutée celle causée par le mépris et la haine.

Ce matin, les mains sur le volant et une certaine mélancolie dans le regard, la nuit n’étant pas parvenue à endosser le rôle apaisant qu’on lui prête ordinairement, j’entendis la chanson Imagine de Lennon lancée par l’application de musique, comme si elle avait deviné l’humeur qu’était la mienne. Tout s’est éclairé : à la barbarie, à la violence et à l’incohérence, c’est l’imagination qu’il faut brandir car elle seule permet la transformation, l’élévation, la réconciliation. Mais comment susciter l’imagination chez ceux qui se complaisent dans un réel aussi noir et glacial que cette forêt de Biélorussie ?

À mon pays qui a tant souffert durant ces deux dernières années, il ne reste peut-être plus que cela : la force de l’imagination dont il ne faut sous-estimer la puissance. Elle dessine des horizons lumineux, aide la solidarité et écrase le défaitisme. À un monde où le réel empêche l’imagination, je choisis celui où l’imagination crée le réel. Et je m’imagine croquer avec gourmandise le rouge de cette pastèque dont toute la saveur viendra, non pas de la chair, mais du lieu. Bientôt, je l’espère !

Photographie : © Anouchka Sooriamoorthy

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