RHYTHM ON FIRE : L’alternance de l’intime et du flamboyant

Dense, touffu, hétéroclite, troublant, contrasté et multiple… Rhythm on Fire remue toutes sortes d’émotions et le mot-clé qui qualifierait ce spectacle n’existe pas vraiment. Tout comme aucun mot ne résume un être ou une vie, un spectacle ne peut tout dire de ceux qui l’ont conçu. Même si l’on avait en tête en venant le regret du couple magnifique d’Anna Patten et Sanedhip Bhimjee, même l’équilibre entre les nombreux tableaux aurait nécessité des ajustements, ce spectacle portait bien la griffe de l’Art Academy et en a exposé les multiples talents et possibilités.
Donné au MGI durant le dernier week-end d’août, Rhythm on Fire poursuit le travail d’expérimentation de l’Art Academy sur la rencontre et le métissage des cultures, et aussi sur le mélange des genres (danse, yoga, défilé de mode, etc.). Ce spectacle contient aussi des propositions étonnantes telles que ce moment captivant à la fin, où la scène s’est vidée pour laisser place à la chorégraphe, seule, qui avance au-devant du public pour danser avec l’eau… Concrètement elle limite son pas au périmètre d’une pédiluve en bois sculpté, ses pieds ornés jouant tranquillement dans le reflet lumineux des gouttelettes et éclaboussures. La petite musique du clapotis de l’eau se mêle au son des tablas, et des ghoonghroo qui parent ses chevilles.
La danseuse semble se rafraîchir les pieds dans un moment d’intimité, et le spectateur s’apaise en pensant aux nombreux tableaux qu’il a vus. Ce foisonnement d’images et de sons semble réinventer une forme inédite d’art baroque, au XXIe siècle dans ce carrefour d’influences qu’est l’île Maurice, en ce sens qu’il mélange les genres et s’autorise une grande liberté par rapport aux traditions artistiques et aux multiples influences évoquées.
Le kathak et le ballet indien reviennent régulièrement tant dans la musique que le pas des danseuses et danseurs avec l’incursion d’évocations aussi diverses que les gestes du Tai-Chi, les postures du yoga, le stylisme vestimentaire, ou même une danse avec des chaises qui n’a rien à voir avec le cabaret occidental…
Rhythm on Fire souffle le chaud et le froid tant sa conception est contrastée et variée, un peu à l’instar du premier tableau où l’on a l’impression que les artistes nous racontent l’histoire du choc des cultures, en jouant avec les clichés de l’Inde des Mille et une nuits d’un côté, et de l’autre celui d’une horde africaine qui débarque en poussant des cris animaliers, laissant les petites princesses indiennes toutes proprettes, bouche bée…
D’un côté les petits costumes en bleu et fuchsia, de l’autre des tissus aux couleurs terreuses avec des pans multiples et asymétries dans une coupe impossible à décrire. Là le rythme coordonné du kathak et les mouvements précis du ballet, et ici la testostérone, les rythmes frénétiques et l’explosion d’énergie. On repère aussi le prince moghol, perles à l’oreille, qui expose ses soies dans des gestes cérémonieux, oublieux de danser tant il se sent beau et de l’autre, une reine africaine nettement moins empruntée dans sa gestuelle mais tout aussi consciente de son statut. Cette farce du choc des cultures ne dure pas, et l’empathie autant inscrite dans les gènes que la peur de l’autre, fait que les humains qui se rencontrent cherchent à dialoguer… Ils finissent même par danser ensemble, inventant de nouveaux pas, nés de la rencontre du kathak et d’une version revisitée des danses zouloues. Le volet africain de ces scènes mériterait d’être revalorisé en prenant davantage en compte le raffinement et la poésie des cultures du continent africain, berceau de l’humanité.
Changement total d’atmosphère, le deuxième tableau introduit les notions de sérénité avec en fond en surélévation une danseuse qui enchaîne des postures de yoga, tandis qu’au premier plan les danseuses se meuvent. La danse d’un combattant solitaire qui suit ce moment pourrait être dédiée aux arts martiaux, démontrant notamment le potentiel chorégraphique des mouvements du Tai-Chi. La musique nous joue alors des tours avec par exemple le son d’un violon chinois… à moins qu’il ne s’agisse pour Ghulam Mohd d’une nouvelle façon de jouer du sarangi.
Mêlant le son d’une bande préenregistrée et le jeu en live des douze musiciens présents sur scène, l’accompagnement sonore s’avère parfois trop présent, avec des effets de voix et d’échos de la part de Shakti Chane Ramchurn qui s’amuse volontiers de ce grand « Ahhh » des profondeurs qui viendrait du royaume des Dieux ou d’un monde parallèle inquiétant. Un gros travail sur le son, la musique et les bruitages a été fourni mais il gagnerait à être épuré et dosé plus parcimonieusement. La veena pâtit par exemple dans la scène dédiée à Ravana de l’effet d’écho censé la mettre en valeur.
Ce spectacle représente l’au-delà tout d’abord dans un hommage à Sanedhip Bhimjee où sa voix récitant ses propres poèmes est diffusée tandis qu’un immense tissu blanc est déployé en corolle sur tout le fond de scène, surmonté par un personnage immobile censé le représenter. Image de tristesse, Anna Patten vêtue du blanc du veuvage se distingue des autres danseuses dans un ballet qui s’inspire des mouvements des derviches tourneurs. Ensuite, si la veena annonce Ravana, c’est le percussionniste (et directeur musical) Shakti Chane Ramchurn qui l’incarnera dans une grande flambée sonore. Le thème du métissage revient tout à la fin dans une évocation directe de Maurice avec les danseuses vêtues de robes à volants, rouge flamboyant, battant la ravane et dansant dans une interaction avec Anna Patten qui frappe quant à elle le djembé. La fusion a eu lieu et elle nous parle du pays. Avec ses nombreux tableaux, son côté décousu, ses ruptures aussi comme ce défilé de mode soudain métissant les styles avec extravagance, que nous raconte Rhythm on Fire au final ? Les talents multiples d’une compagnie qui continue inlassablement et courageusement de rechercher une expression nouvelle.

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