SMART INCOHERENCE

« Petits, petits petits… » le berger mène ses moutons vers la bergerie, leur faisant accroire qu’ils y trouveront refuge, à manger, confort et sécurité ; après tout, ils se contentent de pas grand-chose. Une fois les moutons à l’intérieur, la porte se referme derrière eux et le berger se sert un ballon de rouge, satisfait du devoir accompli.
Rêve de dirigeants dont les délégués aux smart-cities vont « répandre la bonne nouvelle » aux quatre coins de l’île, armés des mêmes arguments qui ne font plus mouche. Ne croyez pas qu’il s’agit d’une consultation à grande échelle ; le but est de convaincre à défaut d’être capables d’apporter des réponses claires à nos questions.
Pour comprendre la démarche du berger, ouvrez aussi une boutanche de rouge.
Si les « cités » elles-mêmes pourraient avoir du bon, c’est le plan global qui est tout frisé. Suite à une élection surprise, il y eut urgence de dresser un certain plan ; économique bien-sûr car, paresse intellectuelle oblige, il n’y a plus que l’argent qui compte. Ce plan se résume en une phrase aussi courte que l’idée elle-même : doper la croissance et l’emploi durant 5 ans, en dépoussiérant d’anciens projets IRS et hôtels. Ça ne va pas chercher très loin, ni dans l’originalité, ni dans le temps. Après moi le déluge ; le bon Noé prendra les moutons à son bord. Mais attention, cette fois c’est différent, nous avons un plan d’aménagement du territoire national Môssieur. Ah oui ?
Faisant preuve de modernisme, le berger et ses potes se sont donc fait une aprem « Google Earth ». Ils ont repéré d’abord tous les sites de projets IRS, et ensuite les derniers p’tits bouts du littoral encore verts qu’ils ont estampé d’un « H » pour Hôtel. 25 de plus sur 6 ans ; allez, une p’tite gorgée pour fêter ça.
Vous me direz qu’il y a eu grand progrès chez nos bergers ; du fameux « moralite pa ranpli vant » d’il y a vingt ans la gamme des « pa ranpli vant » s’est étoffée avec des produits tendances tels que « ekolozi pa rempli vant » « kiltir pa rempli vant » « anvironnma pa rempli vant » « lepep so lopinion pa ranpli vant » et j’en passe. « Les zot marse apre sa nou mars lor zot » Une gorgée pour la suite.
Et le programme vit le jour ; 8 sites identifiés, éparpillés sur l’île suivant une vision divine de l’ordre des acupuncteurs, une nouvelle secte ? Par magie, il s’agit pile-poil des mêmes sites identifiés pour des projets IRS empoussiérés. Trop forts les mecs !
Le but de l’éparpillement serait de libérer l’axe Curepipe / Port Louis. Excellente idée en effet mais voilà que toujours par magie, le Domaine Les Pailles devant fermer ses portes, devient le neuvième site… Ça vous parait incohérent ? Resservez-vous d’un p’tit verre…
Reprenons. Il s’agit donc de loger les 10,000 nouveaux foyers annuels dans ces « smart cities » qui seraient plus économes en surface que les développements pavillonnaires. Super, ça tombe bien car justement, toujours comme par magie, ces 10,000 nouveaux foyers auront tous les moyens de s’offrir leur place au « smart paradise ». Ah oui, ils ont spécifié que c’était pour la classe moyenne… Bien vu, les démunis n’ont du poids qu’en période électorale. Ça mérite une rasade.
Mais… ces paradis sont aussi fiscaux et visent à attirer des étrangers… Là je vois bien la différence avec les IRS pas vous ? Ben alors un p’tit coup’d rouge et ça deviendra clair. Donc, nous allons alléger la pression immobilière des mauriciens en leur enlevant des parties de leur terre, pour les loger dans des cités pour étrangers dont seulement 30 % des logements seront attribués aux locaux. De plus en plus clair. Tellement clair que j’ouvre une autre bouteille.
Il y a mieux. Tout comme la Cybercité et Bagatelle, l’une de ces cités magiques serait construite à Highlands, sur des terres des plus fertiles, au climat propice à l’industrie agraire. Formidable ce plan national, il prend même en compte la sécurité alimentaire de notre île. N’y voyez aucune ironie ici, ils ont tout prévu. Comme à Singapour, nous planterons des smart-légumes dans des smart-bâtiments en hauteur. Ces légumes, magiques eux aussi, auraient besoin de moins d’eau, moins de fertilisants et seront plus beaux plus goûteux… et bien plus chers. Comme pour les logis, ils seront beaux mais ne trouveront pas preneur car seul les 70 % pourront se les payer. Un ballon pour oublier ça.
Ah c’est pour créer de l’emploi ? Fallait le dire plus tôt, nous n’y avions pas pensé. Les multinationales n’attendent plus que ça ; apparemment qu’ils tiennent à ce que les bureaux de leurs cadres aient soit vue sur mer, soit les pieds dans les mangroves ; c’est déterminant dans leur choix. Pendant ce temps, touristes et mauriciens font le tour de l’île, à la recherche d’une plage authentique aux abords d’un lagon florissant de corail, comme promis par la brochure…  Plus de vin ? Qu’à cela nous tienne, il reste du vinaigre.
Là ça tourne un peu, le berger s’allonge, ferme les yeux et voit… Il voit une île vile devenue ville avec ses murs gris, non-crépis succédant aux murs des cités magiques à l’abandon. Sur l’un deux, une ancienne affiche de « Porlwi by Light » qu’un activiste a transformé en « Porlwi by Fight ». Quelques éoliennes tournent encore, dans un grincement lugubre. Même les corbeaux ont déserté. Les zones humides sont asséchées, les plages érodées les hôtels plus « pied dans l’eau » que jamais.  Un autre état quelque part ayant préservé son patrimoine et son environnement a proposé des permis de résidence et une fiscalité à 5 %. Ils sont tous partis les millionnaires du nouveau monde, et ceux d’ici aussi car comme le dit si bien François, rien ne les retient ; l’honneur du travail bien fait et l’amour pour le pays ayant fait défaut.
J’ouvre les yeux, l’image du berger laisse la place à cette belle lumière matinale bien de chez nous. Alors que l’effet du vin se dissipe, je prend conscience que tout n’est pas perdu, qu’il est encore temps d’agir, de leur expliquer, de descendre dans la rue, de décrier, de dénoncer, de renoncer, de réclamer mon droit à la nature, ses droits à elle, de voter, de m’écrier. Alors j’écris, je rassemble et je marche pour réclamer une vision de développement durable bien au-delà de 5 ans.

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