THÉÂTRE—SOUS LA VARANGUE: La danse du dodo

Les amateurs de théâtre ont eu le privilège, trois jours durant, de voir des représentations de la pièce Sous la varangue, dans le décor naturel de la Maison Eurêka, à Moka, admirablement mis en lumière au fil des scènes. En contrepartie le public installé côté jardin risquait de recevoir un grain ou une averse, ce qui ne s’est heureusement pas produit. Si le dodo danse à la fin de cette pièce de Christophe Botti, c’est qu’elle parvient à briser quelques tabous et ouvrir les coeurs meurtris, laissant parler les sentiments les plus contrastés, en traitant de transcendance et du pouvoir fertile de la transmission lorsqu’elle s’accomplit dans la sérénité. Une pièce dynamique qui touche aux liens sociaux façonnés par l’histoire, aux rancoeurs, aux espoirs et souffrances qu’ils engendrent, avec pudeur et élégance.
La première chose qui frappe dans Sous la varangue, est une mise en lumières qui donne à voir non seulement la façade et la varangue de cette magnifique demeure d’Eurêka, mais aussi son intérieur au mobilier caractéristique de l’époque de La Compagnie des Indes. Le décor étant tout trouvé, la lumière a en effet joué un rôle crucial non seulement pour animer cette bâtisse patinée par le temps, aux mansardes de guingois et bardeaux érodés, mais aussi pour identifier l’époque, contemporaine avec des lumières pures lorsque nous avons affaire à Saloni et Ashwin Kapoor, Guillaume et Paul-Marie Le Dantec, ancienne et remontant aux années 30, avec un éclairage plus dense, quand nous croisons Charles le Dantec, Shana et Ashique Kapoor. La musique, choisie ou composée selon les morceaux par Richard Beaugendre, a également marqué ces retours dans le temps de quelques mélodies traditionnelles.
S’il est un bon prétexte au retour après vingt ans de Guillaume dans la maison familiale que sa mère a fui avec lui alors qu’il était enfant, le dodo devient dans cette pièce un symbole à multiples entrées. Il permet à Guillaume de camoufler orgueilleusement son désir secret de revoir ce père qu’il juge insensible, ingrat et égoïste. S’il annonce la conclusion heureuse des investigations du jeune biologiste à la Mare aux illusions, le squelette enfin complet se mettant à danser à la fin de la pièce, en tant que symbole des extinctions biologiques dues à l’homme, il fait aussi échos aux autres êtres disparus du fait de la bêtise humaine : l’enfant illégitime tué et enterré à la naissance, ou encore le frère soucieux de laver le déshonneur causé à sa soeur que Charles Le Dantec a tué dans une bagarre.
Par extension, ne symboliserait-il pas également ces nombreuses vies écourtées si ce n’est sacrifiées dans des travaux éprouvants et des conditions de vie favorables aux épidémies. Présente dans le regard sombre et accusateur de Saloni, dans les silences de Paul-Marie Le Dantec et les hésitations d’Ashwin, la mort rôde dans les coins ombragés de la vieille demeure en bois baptisée Nombril du monde. Évoquant ironiquement l’arrogance insulaire qui consiste à se croire le centre au monde, ce nom indique plus prosaïquement le lieu de naissance — là où le « nombril » ou cordon ombilical est enterré — des sept personnages de la pièce, et le domaine où, Guillaume mis à part, tous ont vécu toute leur vie jusqu’ici. Positif grâce aux recherches concluantes de Guillaume, le dodo devient aussi une métaphore heureuse de cet héritage symbolique et matériel du passé. Matériellement, les hommes l’ont détruit en même temps que son environnement. Symboliquement, ils en tirent aujourd’hui des connaissances pleines d’enseignement pour le présent et l’avenir, permettant de penser qu’une reconstruction est possible, qu’une transcendance unificatrice des souffrances des ancêtres peut avoir lieu.
Ce retour au pays natal… d’un fils de colon, Guillaume, est d’emblée assombri par le cynisme de cette âme meurtrie qui entend profiter de l’argent et de la magnanimité de son père pour mener sur sa propriété des fouilles et recherches sur le dodo en se faisant passer pour quelqu’un d’autre. Et s’il le fallait encore, cette pièce montre qu’une fibre, voire un instinct paternel existe bel et bien, car Charles Le Dantec a tout de suite reconnu son fils même vingt ans après, s’amusant à entrer dans son jeu. Interprété avec une élégante prestance par Bertrand d’Unienville, ce grand bourgeois solitaire et mélancolique, en pleine déchéance, dévoile subtilement, pelure après pelure, un homme sensible, une âme en peine et un grand dépressif qui assiste avec distance au naufrage de son domaine, tout un patrimoine familial qu’il a lui-même fait prospérer. Il accepte aussi, avec une placidité résignée, que cette chute soit orchestrée par une Saloni vengeresse. Dilo lor bred sonz, cet homme qui a lui aussi follement aimé une femme qu’il ne pouvait épouser, il n’a plus rien à défendre, et semble n’être plus attaché à quoi que ce soit, sauf quand il reconnaît les traits de son fils chez ce Guillaume qui se fait passer pour un certain Alexis…

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