TIRS CROISÉS – POST-VILLAGEOISES : La démocratie régionale existe-elle encore ?

Y a-t-il une démocratie régionale ? Telle est la question que l’on peut se poser dans le sillage des élections villageoises, repoussées à maintes reprises sous divers gouvernements. Quand elles sont enfin organisées et que les électeurs ont accompli leur devoir et affirmé leur choix, voilà que leur volonté est altérée avec le changement de camp de certains élus suite à des propositions, on le devine, alléchantes. Neelkanth Dulloo, avocat et chargé de cours en droit et en politique, pointe du doigt l’Electoral Supervisory Commission (ESC) qui, selon lui, « est responsable de cette situation ». Il poursuit : « L’ESC aurait dû concevoir un système pour dire qu’il faut arrêter de prendre ces élections villageoises à la légère. Elles doivent être une joute démocratique comme les municipales et les législatives. » Pour lui, « la démocratie régionale est déjà morte ». Il estime qu’il importe de rendre obligatoire le vote « pour tuer la corruption ». Autrement, « c’est l’argent qui fera les élections ». Jeune élue à Rivière-du-Poste, sous la bannière de Mouvement pour le Progrès du Village et étudiante de deuxième année en Politique, Droits humains et relations internationales, Diksha Babajee déplore l’influence exercée sur les élus en amont des élections des présidents de conseils de district. Cette tentative de dévier les choses relève, selon elle, d’une « démarche totalitaire » dans la mesure où « on ne leur donne pas le choix alors qu’on est dans un pays démocratique, où les gens ont leur mot à dire et le droit de prendre leurs propres décisions ». De son côté, Jean Yves L’onflé, élu en tête de liste à Tamarin, sous la bannière Groupe Mouvement social, observe que, pour ces villageoises, « les votants ont montré à travers leurs votes qu’ils veulent un changement ». Il dit noter que « les gens votent avec leur intelligence pour des candidats qui travaillent et non pour des partis ». Mais, peu importe le parti où les élus se trouvent, qu’ils aient changé de camp ou pas à la veille des élections des conseils de district, il dit espérer que ceux-ci « travailleront pour leur village ». Confiant d’avoir reçu « beaucoup de propositions venant de grands partis », il dit avoir refusé « car je suis une personne honnête et j’ai toujours travaillé pour le bien-être de mon village ».

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JEAN-YVES L’ONFLE (premier élu à Tamarin) :
« Les villageois ont montré qu’ils veulent un changement »

Le gouvernement se targue d’avoir le contrôle de six conseils de district sur sept, alors que les résultats des élections villageoises montraient une avance pour les conseillers proches de l’opposition. Votre interprétation de ce revirement de situation ?
Je pense que quand le gouvernement dit qu’il contrôle six des sept conseils de district, la population sait que c’est le contraire. Je ne sais comment cela a été fait exactement, mais il y a eu un revirement de situation. Les gens sont intelligents. Ils savent quelle est la vraie situation. Tôt ou tard, la situation connaîtra un retournement.

Vous avez été élu en tête de liste à Tamarin. Quel est le sentiment qui vous anime ?
Pour moi, c’est une fierté d’avoir été le premier élu à Tamarin. C’est une fierté non seulement pour moi, mais aussi pour le village qui n’a, cette fois, voté non pour les partis, mais pour ceux qui sont sur le terrain et qu’ils savent qu’ils vont vraiment travailler pour le bien-être du village. Notre parti est un parti social, mais, en tant que conseillers de village, nous aurons bien sûr à aller frapper à la porte du gouvernement. Mais cela ne veut pas dire qu’ainsi faisant, nous adhérerons à un parti du gouvernement. Les gens votent avec leur intelligence pour des candidats qui travaillent.

Ces gens qui ont voté intelligemment, comme vous dites, peut-on dire que leur souhait a été respecté quand on voit que plusieurs élus ont changé de camp ? La démocratie régionale existe ?
Je ne pense pas. À Tamarin, les habitants savaient que notre parti est un parti de bénévoles. Il y avait aussi des partis proches du gouvernement chez nous, mais les gens ont préféré voter pour d’autres partis que ceux proches du gouvernement. Il y a eu chez nous un retournement de situation. J’ai l’impression que, dans quatre ou cinq ans, cette tendance de voter pour des candidats qui méritent et non pour des partis se maintiendra. Pendant la campagne, il y a un parti qui a organisé une grande fête pour appâter les villageois, mais ceux-ci, même s’ils y sont allés, ont voté le contraire…

Qu’en est-il de ces candidats élus soutenus par l’opposition qui ont, au final, rejoint le camp du gouvernement ?
Peu importe le parti où ils se trouvent, j’espère qu’ils travailleront pour leur village et que tous travaillent ensemble. J’espère qu’ils tiennent leur engagement et travaillent pour leur village.

Vous ne faites pas partie d’un parti du gouvernement. Pensez-vous malgré tout pouvoir faire bouger les choses dans votre village ?
Certes, je ne fais pas partie du gouvernement mais je ne baisse pas les bras. Je connais beaucoup de personnes. Les villageois sont avec moi. Je continuerai à faire bouger les choses. S’il y a des blocages au niveau du gouvernement, je trouverai d’autres chemins comme l’aide de firmes privées. Mais, comme j’ai dit, pour certaines choses, nous aurons besoin de l’aide du gouvernement.

Au vu de ces limites dans votre champ d’action, n’avez-vous pas déjà songé à joindre le gouvernement ?
Non, à vrai dire, lors de ces élections, j’ai eu beaucoup de propositions venant des grands partis, mais j’ai refusé, car je suis une personne honnête et j’ai toujours travaillé pour le bien-être de mon village. Je ne veux pas me cacher derrière un parti politique pour apporter quelque chose aux villageois. Je veux travailler dans la transparence. Si je rejoins un parti, les villageois ne me feront plus autant confiance, car ils ont voté pour moi en tant que membre d’un parti social. D’ailleurs, ce n’était pas mon souhait de poser ma candidature, mais bien plus celui des habitants de Tamarin.

Quels changements souhaitez-vous apporter dans votre village ?
Chez nous, il y a beaucoup à faire. Nous nous y mettons petit à petit. Notre priorité pour cette année, c’est de préparer la fête de Noël pour les enfants et la construction de toilettes et d’une salle de bains pour les pêcheurs.

Certains ont parlé de corruption, de « money politics ». Quelles lois faudrait-il pour préserver la démocratie régionale ?
Je pense qu’il faut une loi anti-transfuge. Cela aiderait beaucoup. Il faut une loi qui insiste sur la transparence. Cela éviterait que le gouvernement cache des choses.

Les dirigeants du gouvernement clament à présent que le gouvernement a encore le soutien de la population un an après les élections. Votre réaction ?
Une fois de plus, la population est assez intelligente pour savoir où est la vérité.

Qu’est-ce que ces élections ont démontré selon vous ?
Cela a été une riche expérience. J’ai été impressionné de voir tant de villageois derrière moi. Autrement, j’ai trouvé que les villageois ont montré à travers leurs votes qu’ils veulent un changement. Je comprends ce désir de changement, car il y a beaucoup de choses qui ne tournent pas rond dans le pays. Comme je l’ai déjà dit, les Mauriciens sont intelligents. Quand ils voient que les choses ne se passent pas comme elles devraient l’être, ils votent pour un changement.

Ces élections ont été une sorte de baromètre permettant d’évaluer les forces sur l’échiquier politique. Le contrôle du gouvernement sur six des sept conseils de district fait-il oublier les vrais résultats ?
Non, nous avons un peuple intelligent.

Si vous aviez un message à passer, ce serait…
Je dirais aux élus, ayant changé de bord d’ouvrir, les yeux, car ils ont été élus pour servir leur village. Ils doivent tenir leur parole et, s’ils ont promis des choses, d’essayer le maximum de tenir leurs promesses. J’espère qu’ils apportent un grand changement au niveau des villages et surtout travailler main dans la main. C’est ce qui fera avancer les villages. Tout le monde doit mettre la main à la pâte.

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DIKSHA BABAJEE (jeune conseillère) :
« Démarche totalitaire »

Le gouvernement se targue d’avoir le contrôle de six conseils de district sur sept, alors que les résultats des élections villageoises montraient une avance pour les conseillers proches de l’opposition. Votre interprétation de ce revirement de situation ?
Quand on a eu les résultats des élections villageoises, on a vu qu’il y avait une tendance avantageuse pour les rouges. Ensuite, avec les élections des présidents des conseils de district et les conseillers, on a vu que la balance a penché vers les représentants orange. Il y a des personnes qui influencent ces élections, c’est-à-dire, des personnes externes qui vont parler à ceux qui vont voter pour les élections des présidents des conseils de district. On a ainsi vu des personnes proches des rouges qui ont changé de bord au dernier moment. Cela, suite à des propositions qui étaient à leur avantage comme de meilleures opportunités ou on leur propose de devenir le président contre des tâches en retour pour le parti. Ou alors des propositions dans l’intérêt de leur famille, comme des offres d’emploi.

Qu’est-ce que cela suscite chez vous ?
It’s not a very fair situation. Quand on influence les gens, cela relève d’une démarche totalitaire. On ne leur donne pas le choix alors qu’on est dans un pays démocratique où les gens ont leur mot à dire et le droit de prendre leurs propres décisions. Lorsqu’ils sont influencés, ils ne sont plus libres de faire leur choix.

Vous avez été élue à la troisième place à Rivière-du-Poste…
Pour moi, être élue était un moment de fierté, car personne dans ma famille n’est engagé dans la politique. Je suis en deuxième année de BA (Hons) Politics, Human Rights and International Relations.

Pourquoi la politique vous intéresse-t-elle ?
Cela ne m’intéressait a priori pas vraiment, mais le contenu du cours m’a attirée, surtout les droits humains et les relations internationales. À Maurice, il n’y a pas beaucoup de femmes qui gèrent les affaires étrangères. J’essaie d’aller dans le sens de plus de femmes au Parlement, au gouvernement.

Est-ce aussi par rapport au contexte politique dans le pays ?
Oui. Dans les autres pays, il y a plus de femmes au niveau des prises de décision. À Maurice, c’est plus un modèle patriarcal. Ce sont les hommes qui sont en avant et les femmes sont les “back benchers”.

Le revirement de la tendance politique suite aux élections villageoises, change-t-il quelque chose à votre champ d’action ?
Non. Avant d’être élue, j’avais proposé de faire quelque chose pour les jeunes. Dans mon village, il y a beaucoup d’activités, mais il y a très peu de participation des jeunes et des femmes. Je veux donc organiser des activités, campagnes et causeries avec ces groupes de personnes. Pourquoi pas des causeries pour sensibiliser en même temps parents et enfants autour de la drogue, par exemple, parce que c’est un problème grave.

Et au niveau du conseil, qu’est-ce qui pourrait vous bloquer pour agir ?
Dans notre équipe, il n’y a que deux anciens conseillers. Ils sont tous coopérants et m’encouragent à mettre mes projets en avant.

Le souhait des villageois, qui ont voté, a-t-il été respecté ?
Je pense que oui. Ici, à Rivière-du-Poste, il y avait trois partis bien cotés et les villageois étaient départagés. Un parti avait promis du travail pour les jeunes au chômage, mais nous, on n’a pas fait de telles promesses. On a dit qu’on est là pour travailler pour le bien des villageois.

Mais certains villageois ont voté pour des candidats proches de l’opposition. Or, aujourd’hui, ils voient que certains ont changé de bord. Est-ce que leur souhait a été respecté en ce sens ? Peut-on dire que la démocratie régionale existe ?
Pas vraiment. Certains ont voté pour un changement, mais, avec le revirement de situation, tel n’est pas leur souhait. C’est comme si “their wish and voices have been ignored in some way”.

Qu’en est-il des candidats élus soutenus par l’opposition qui ont au final rejoint le camp du gouvernement ?
C’est un peu du “backstabbing” parce que l’opposition les a soutenus et aidés pendant la campagne et, après avoir été élus, ils changent carrément de camp.

Et, si on vous avait proposé de changer de parti ?
Je ne changerai pas de parti, car mon équipe m’a soutenue pendant la campagne. En tant qu’élue, je ne peux la laisser tomber.

Les dirigeants du gouvernement clament que le gouvernement a encore le soutien de la population un an après les élections…
Ce n’est pas vraiment le cas. Comme je l’ai dit, il y a des choses qui se sont passées pour influencer au niveau des élections des présidents des conseils de district.

Ces élections ont été une sorte de baromètre permettant d’évaluer les forces sur l’échiquier politique. Le contrôle du gouvernement sur six des sept conseils de district fait-il oublier les vrais résultats ?
Certains vont oublier, mais d’autres vont s’en rappeler.

En conclusion ?
Il faut que les citoyens restent fermes sur leurs décisions et ils doivent savoir comment exprimer leur opinion. Ils doivent savoir s’exprimer ouvertement. C’est la population qui vote et qui fait les élections. C’est elle qui doit pouvoir s’exprimer. Le pouvoir est entre ses mains.

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NEELKANTH DULLOO (Avocat) :
« La démocratie régionale est morte »

Le gouvernement se targue d’avoir le contrôle de six conseils de district sur sept, alors que les résultats des élections villageoises montraient un avantage pour les candidats proches de l’opposition. Votre interprétation de ce revirement de situation ?
C’est l’Electoral Supervisory Commission qui est responsable de cette situation. Elle est comme un bouledogue sans dents. Ce n’est pas la première fois que cela se déroule ainsi. L’ESC aurait dû concevoir un système pour dire quels sont les partis politiques ayant des affiliations gouvernementales ou les partis politiques qui soutiendront le programme gouvernemental. Elle aurait dû circuler ces informations depuis tôt. Ou alors simplement : si un parti politique sait qu’il veut avoir son mot à dire dans les conseils de district, que ce soit le MSM, le MMM, le PTR ou le PMSD, ces partis auraient pu aligner des candidats aux villageoises. À ce moment, s’il y a des élus en dehors de ces partis, il peut y avoir des négociations. Mais il n’est pas possible que des personnes posent leur candidature, mènent campagne contre le gouvernement pendant que des villageois adhèrent à leur vision de politique autrement et après les élections, on voit des manœuvres qui se déroulent dans leur famille, lors de petites réunions, en vue de persuader l’élu à adhérer à leur parti ! Et à force de “pas diber, pas lakrem” l’élu ne sait plus distinguer entre Pravind Jugnauth et Jésus Christ ! (un élu ayant changé de bord a comparé Pravind Jugnauth à Jésus Christ, ndlr).

Que prônez-vous ?
Il faut que l’ESC conçoive un système pour dire qu’il faut arrêter de prendre ces élections villageoises à la légère, mais elles doivent être une joute démocratique comme les municipales et les législatives. Lors de l’enregistrement des équipes, il faut demander quelle est leur affiliation et le gouvernement devrait dire dans tel village il soutient telle équipe. À ce moment, on aurait vu clairement si le gouvernement est élu ou pas.

Quelle analyse faites-vous des candidats élus soutenus par l’opposition qui ont au final rejoint le camp du gouvernement ?
Ce qui est plus chagrinant, c’est que des présidents et vice-présidents de conseils de village se prêtent à ces vilains jeux de la démocratie, soit la corruption. Ce sont des corrompus qui viennent à la tête des institutions comme les conseils de district. Est-ce qu’il n’y aura pas à nouveau d’offres de permis contre argent, etc. ? Tout cela continuera ! La faute à l’ESC qui n’a pu concevoir un système pour empêcher la corruption. La faute aussi à l’ICAC. Toutes les inondations à travers l’île sont la faute des municipalités et des conseils de district. On a accordé des permis là où il ne fallait pas. Beaucoup parmi eux ont critiqué le gouvernement et ont reçu les votes de l’opposition. En l’espace de quelques jours, ils ne font plus la différence entre Jésus Christ et Pravind Jugnauth !

Peut-on dire que la démocratie régionale existe ? Le souhait des villageois, qui ont voté, a-t-il été respecté ?
Il est clair et net que non ! C’est la corruption. Et, ce n’est plus l’électorat qu’on corrompt, mais des “public officers”. La démocratie régionale est déjà morte ! Elle n’existe plus d’autant qu’on a repoussé les élections pendant toutes ces années. Comme dit Bérenger : « Pe met lisien vey sosis, me isi, pe met lisien vey burger dan distrik kawnsil. » L’ESC et l’ICAC doivent se pencher sur de nouvelles lois.

Une loi anti-transfuge ?
Une loi anti-transfuge serait souhaitable en elle-même, mais sa mise en pratique ne marcherait pas dans une démocratie comme Maurice. Dans certains cas, un membre d’un parti peut épouser une idée, mais son parti non. Un autre parti lui ouvre les bras en accueillant son idée… Depuis 1968, tous les politiciens ont fait alliance entre eux. Hier, ils se tenaient par la main et, aujourd’hui, ils se critiquent. S’il faut une loi anti-transfuge, il faut une réforme en profondeur de nos lois électorales. S’il y avait une loi anti-transfuge, le Premier ministre aurait perdu Steven Obeegadoo, Alan Ganoo et sa majorité. La loi anti-transfuge devrait concerner aussi un “gerrymandering” des circonscriptions. On ne peut avoir une circonscription comme au No 14 qui contrôle deux tiers de Maurice en longueur.

Les dirigeants du gouvernement clament que le gouvernement a, une fois encore, lors de ces élections, reçu le soutien de la population…
C’est un grand mensonge qui montre que ces dirigeants prennent encore le peuple mauricien pour des “bourik”.

Ces élections ont été une sorte de baromètre permettant d’évaluer les forces sur l’échiquier politique. Le contrôle du gouvernement sur six des sept conseils de district fait-il oublier les vrais résultats ?
Je pense que ces vilaines choses ne seront pas possibles lors des élections municipales. Si le gouvernement se sent aussi fort qu’il le dit, qu’il lance les élections municipales.

En conclusion ?
Je lance un appel à ceux qui n’ont aucune adhésion politique et qui ne s’intéressent pas à la politique pour qu’ils prennent conscience que, tant qu’ils n’exercent pas leur droit de vote, c’est l’argent qui fera les élections. Je pense qu’il est temps de rendre obligatoire le vote. Lorsque tout le monde votera, on tuera la corruption en termes de financement des campagnes. Si un jour, je me porte candidat, je n’aurai pas besoin de voiture pour aller chercher des gens et leur mettre la pression pour aller voter. Si vous ne votez pas, cela devrait être une “criminal offence” et il faudra payer une amende qui devrait être plus de Rs 10 000.

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