Zora Neale Hurston, une légende de la littérature afro-américaine

REYNOLDS MICHEL

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« Nous étions dix-huit dans ma classe. Dont six garçons. Mes camarades de classe étaient d’élégantes beautés issues des meilleures familles noires de Baltimore. Et j’étais là, moi, trônant au milieu de toute cette joliesse avec mon visage taillé à la hache dans un nœud de pin un jour de congé. Et pour aggraver le tout, je n’avais qu’une seule robe et une seule paire de chaussures jaunes à lacets. Pourtant, je marchais sur mes propres traces. »

Ces mots couchés dans son autobiographie sont de Zora Neale Hurston, la première anthropologue noire, essayiste, nouvelliste, dramaturge et romancière, tout en étant passionnément féministe et indépendante. En outre, elle est une des prestigieuses figures féminines de la Harlem Renaissance, mouvement littéraire et artistique qui a transformé durant l’entre-deux-guerres le ghetto new-yorkais de Harlem en capitale mondiale de la culture noire (i). Malgré une production littéraire abondante – 14 ouvrages sur divers sujets, de l’anthropologie à la nouvelle  –, elle est morte dans la pauvreté à l’âge de 69 ans et fut enterrée dans une tombe anonyme dans le cimetière de Fort Pierce, en Floride. Après sa mort, son œuvre tomba dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte au début des années 1970 par la romancière noire Alice Walker (née en 1944).

Une vie d’écrivaine et d’anthropologue

Qui était Zora Neale Hurston ? Pourquoi convient-il de parler d’elle ? Pour les raisons déjà soulignées ci-dessus et bien d’autres. Voyons voir. En 1973, Alice Walker s’est rendue, en compagnie de Charlotte Hunt, à Fort Pierce en Floride pour localiser et donner une sépulture digne à Zora Neale Hurston, en plaçant une stèle sur la tombe. Pour Alice Walker, comme pour les romancières Toni Morrison et Paule Marshall, Zora Neale Hurston est une des grandes voix les plus vivantes et inventives de la littérature américaine, voire une source majeure de la littérature féminine afro-américaine. Mieux encore, dans un monde, du moins dans certains coins de la planète, où être noir de peau n’est pas un cadeau, une œuvre qui se donne pour tâche de restituer la richesse et l’originalité de la culture noire, comme celle de Zora Neale Hurston, est un héritage à transmettre aux jeunes générations.

Si nous souhaitons aller plus loin dans notre investigation, suivons le conseil qu’elle nous donne elle-même et accompagnons-la dans son parcours :

« Tout comme la roche froide et apparemment sans vie, j’ai enfoui en moi des souvenirs issus des matériaux qui m’ont moulée. Temps et Lieu ont leur mot à dire. Il vous faudra donc apprendre d’où je viens, de quel endroit, de quelle époque, pour que vous puissiez interpréter les incidents de ma vie et la direction qu’elle a prise (ii)».

Elle vient de l’Alabama, un État du Sud des États-Unis, plus précisément à Notasulga, près d’Orlando. C’est là qu’elle voit le jour un 7 janvier 1891. Elle est la cinquième de huit enfants de Lucy Ann Potts, institutrice, et de John Hurston, charpentier devenu prêcheur baptiste. Elle est partie avec sa famille, dès sa petite enfance, s’installer en Floride, à Eatonville, petite bourgade fondée par les Noirs et pour les Noirs en vue de vivre comme ils le souhaitaient à l’abri du regard des Blancs. Elle a eu une enfance relativement heureuse, bercée par les rythmes de blues et des Negro Spirituals ; les discours haletés des prédicateurs et les histoires évoquant des mondes fantastiques et pittoresques que racontaient les hommes le soir. Elle a grandi entre une mère qui exhortait ses enfants à « bondir vers le soleil » et un père qui les invitait à la plus grande prudence.

Après le décès de sa mère en 1904 et le remariage presque immédiat de son père, Zora qui a alors 13 ans est envoyée dans une école baptiste à Jacksonville. S’ouvre alors pour la petite fille d’Eatonville une période de galère. Faute d’aide financière de la part de son père, Zora exerce, pour survivre, une série de petits métiers, tout en luttant pour terminer sa scolarité.  Après quelques années d’errance dont on sait peu de choses, on la revoit, en 1916, chez sa sœur Sarah qui vivait alors à Baltimore, dans le Maryland. Pour terminer ses études secondaires, elle suit alors les cours du soir à la Morgan Academy de Baltimore avant de rejoindre, grâce à des amis influents, la prestigieuse université noire de Howard à Washington. L’entrée dans cette université noire est pour Zora Neale Hurston la voie d’accès aux parcours ascendants.

Montrer la richesse et l’originalité de la culture noire

À Howard, ses écrits attirent l’attention de ses professeurs. Elle est encouragée à écrire. En 1921, elle publie sa première nouvelle, John Redding va à la mer et un poème O Night dans la revue Stylus ; d’autres poèmes sont publiés dans Negro World de Marcus Garvey. En décembre 1924, sa nouvelle Drenched in light (Inondée de lumière), est publiée dans Opportunité, la revue littéraire de Charles S. Johnson. Ce dernier l’invite à venir s’installer à New York et à participer aux concours littéraires d’Opportunité. Au début de janvier 1925, on retrouve Zora Neale à New York dans le quartier de Manhattan avec un dollar cinquante en poche, dit-elle. En mai 1925, lors d’un dîner de remise de prix d’Opportunité, la nouvelle venue à Harlem attire tous les regards en raflant quatre prix : un second prix pour sa nouvelle « Spunk » (la première place revient au poète Langston Hughes), un autre second prix pour sa pièce « Color Struck » et deux mentions honorables. La carrière littéraire de Zora Neale est lancée et de quelle manière !

Grâce au soutien de la famille Johnson, Zora Neale obtient, à l’automne 1925, une bourse pour intégrer le prestigieux Barnard College. Une étudiante noire à Barnard, une première dans l’histoire de cette prestigieuse université ! Elle suit des cours d’anthropologie sous la direction de Franz Boas, le père de l’anthropologie culturelle moderne, et des cours d’anglais. Elle sortira diplômée de Barnard en 1928 avec la mention cum laude.  Entre-temps, elle a lancé la revue Fire ! (1926), une publication trimestrielle mettant en valeur le travail de jeunes artistes ‒et publié plusieurs ouvrages, entre autres : une nouvelle John Redding Goes to Sea (1926, John Redding va à la mer) » et une pièce de théâtre Color Struck (1926, Frappée de couleur). Elle est déjà à ce moment-là une figure éminente de la Renaissance de Harlem (renouveau de la culture afro-américaine).

Elle passe ensuite plusieurs années à parcourir la Floride, la Louisiane et les Caraïbes à la recherche de contes, de chansons…, tout en poursuivant des recherches sur le Vaudou. En 1934, elle publie six essais, entre recueil ethnographique et théorisation anthropologique, dans la Negro Anthology de Nancy Cunar (iii) et l’année suivante Mules and Men (1935, Mules et Hommes), recueil sur les contes populaires du Sud avec une préface de Franz Boas. C’est la première collection de folklore afro-américain publiée par une Afro-Américaine. Zora Neale Hurston a atteint sa pleine maturité intellectuelle.       

Mais même si sa carrière est à son zénith durant ces années 30, Zora court toujours après l’argent. Elle n’est pas rétribuée à sa juste valeur. Elle continue néanmoins d’avancer. De 1932 à 1941, elle écrit et fait jouer sa pièce The Great Day à Broadway (1932) ; un roman Their Eyes Were Watching God (Leurs yeux observaient Dieu, 1937), qui deviendra son œuvre majeure ; une étude sur les pratiques vaudou caribéennes, Tell My Horse (1938) ; son troisième roman, Moses, Man of the Mountain (1939) et son autobiographie Dust Tracks on the Road (Des pas dans la poussière), commencée au printemps 1941 et publiée en 1942.

Le succès est là malgré les critiques de ses anciens amis de la Renaissance de Harlem. Ses romans manquent d’ancrage social ou protestataire, soulignent-ils. Ils n’ont peut-être pas compris que l’objectif de l’écrivaine et anthropologue Hurston est autrement plus important : montrer que les Noirs ont réussi à développer une culture riche et complexe et à créer un système esthétique indépendant de la culture blanche.

En 1951, Zora Neale Hurston déménage à Eau Gallie, puis à Fort Pierce, en Floride. Malgré une santé de plus en plus fragile, elle continue d’écrire pour vivre et survivre. Elle meurt d’une crise cardiaque, seule et pauvre, le 28 janvier 1960, à l’âge de 69 ans. Elle est enterrée à Fort Pierce dans un cimetière isolé, réservé aux Noirs. Elle restera une figure oubliée jusqu’à sa redécouverte dans les années 70.

Aujourd’hui, Zora Neale Hurston est considérée comme une grande figure de la littérature américaine. « L’une des grandes écrivaines de notre époque », déclare Toni Morrison. Their Eyes Were Watching God (La femme noire) est aujourd’hui inscrite dans la liste des ouvrages à lire dans les lycées et les universités de tous les États-Unis. Dans Eatonville, en Floride, la ville de son enfance et sa source première d’inspiration, un festival annuel des arts Zora Neale Hurston lui rend hommage depuis près de 30 ans. Zora Neale Hurston : un génie du Sud, lit-on aujourd’hui sur sa tombe. « Dieu aime les Noirs après tout, non ? », disait un jour, en plaisantant, Zora Neale Hurston à une amie.

……

Notes

i) MICHEL Reynolds, Alain Locke et la Renaissance de Harlem, In Témoignages, 11/10/2010.

ii) Cité par GRANET Patrick, Zora Neale Hurston, l’ancêtre politique, la Revue Ballast, 03/01/2018.

iii) MICHEL Reynolds, Nancy Cunard, Une femme débout contre les oppressions, Le Mauricien (Forum), 09/10/2018.

Sources

BOYD Valerie, Zora Neale Hurston, une légende de la littérature, Journal USA, 11 février 2012

HARCHI Kaoutar, Zora Neale Hurston, l’ancêtre politique, Site Ballast

PARENT Emmanuel, Nothing too old, or too new for his use, Revue Gradhiva, 19/2014

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