IBA, démocratie et liberté

Le Cybersecurity and Cybercrime Bill et les amendements apportés à l’Independent Broadcasting Authority viennent institutionnaliser certaines formes de l’état d’exception institué par le COVID Bill – passé en urgence à la suite de l’instauration du premier confinement en 2020. Pour faire simple, un état d’exception est un outil qui permet une suspension de certaines garanties juridiques prévues dans la Constitution afin de faire face temporairement à une situation exceptionnelle. Le régime de l’état d’exception est généralement utilisé en temps de grandes disruptions – comme une guerre, une pandémie ou encore dans le contexte de catastrophes naturelles ou d’attentats – afin de limiter la liberté de mouvement ou encore de permettre à un État d’avoir un contrôle accru sur sa population.

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Que le recours politique à l’état d’exception fut une nécessité temporaire afin de permettre la mise en place de mesures restrictives permettant au gouvernement de pouvoir faire face à la pandémie est une chose ; que le gouvernement utilise le contexte actuel pour amender des textes de loi et ainsi rendre permanentes certaines mesures de l’état d’exception en est une autre.

Il ne s’agit pas ici de nier le fait que la digitalisation des rapports sociaux nous met en face de situations inédites où les lois actuelles n’arrivent pas à apporter des réponses adéquates. La toxicité des réseaux sociaux, les fake news, le cyberbullying, les hackers ou encore les deep fakes sont des phénomènes de disruption qui peuvent faire basculer des vies dans une spirale infernale – comme la récente affaire Telegram l’a démontré. Il s’agit bien plutôt de poser les jalons pour une utilisation saine et régulée de ces mêmes réseaux sociaux. Il s’agit également de comprendre que le métier même de journaliste change radicalement avec l’accélération et la démultiplication de l’information. De ce fait, il s’agit de pouvoir protéger les utilisateurs des réseaux sociaux et de permettre aux journalistes de mieux exercer leur profession. Il y a dans cette approche un renforcement de la démocratie qu’il serait souhaitable de réaliser.

Mais il faut le dire haut et fort : imposer des contrôles qui portent atteinte aux financements – et donc à l’existence même – des radios privées ou encore venir bafouer le principe sacrosaint de la non-divulgation des sources d’informations ne démontrent pas la volonté d’un renforcement de la démocratie. Bien au contraire, ces mesures ne font qu’approfondir le soupçon déjà grand sur les désirs et les volontés du pouvoir actuel.

Il ne faut absolument pas prendre ce problème à la légère. Nous ne sommes pas, dans ce cas précis de la nécessité de la non-divulgation des sources d’informations, dans quelque chose qui relève d’un choix ou d’une appréciation personnelle. C’est une erreur fondamentale que de croire que le journalisme – et le journalisme d’investigation en particulier – est simplement au service d’une liberté individuelle. Le journalisme n’est pas simplement l’expression du droit à s’exprimer librement, ce n’est pas simplement un droit de l’homme. Le journalisme participe entièrement à la construction et à la préservation de la liberté publique.

Nous avons trop souvent tendance à confondre deux choses : la liberté individuelle et la liberté publique. La démocratie – dans toutes ses formes et dans toutes ses incarnations – c’est le régime de l’organisation de la liberté publique. Il n’y a aucun régime démocratique qui n’impose pas de limites et de restrictions aux libertés individuelles ; mais il n’y a pas un régime démocratique digne de ce nom qui essaye d’entraver le bon fonctionnement de la liberté publique.

La raison principale à cela, c’est que la liberté publique agit, elle-même, comme un contre-pouvoir à toute tendance à la dérive. C’est la pratique de la liberté publique qui permet de transformer l’opacité des gouvernants en une lisibilité et en une visibilité dans l’exercice du pouvoir. Ce qui permet à son tour au citoyen d’avoir confiance dans ce même pouvoir.

Et cette liberté publique s’exerce à partir de trois pôles :

1.la libre circulation des informations et des idées (liberté d’expression) ;

2.la transparence des institutions (droit à l’information) ;

et 3. la libre parole de journalistes, des lanceurs d’alerte et des citoyens (liberté d’expression).

Sans le libre exercice de ces trois pôles, le pouvoir reste illisible et invisible, ce qui accroît le soupçon. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les pays où les théories du complot conditionnent de plus en plus l’opinion publique sont ceux où les populations ont de moins en moins confiance dans leur gouvernement.

Contrairement aux clichés que nous pouvons véhiculer, les tendances autoritaires et totalitaires ne visent pas les libertés individuelles, mais la liberté publique. Mais ces tendances visent la liberté publique en utilisant les abus des libertés individuelles pour justifier la mise en place d’un arsenal juridico-policier dont l’objectif consiste à s’attaquer à la liberté publique. C’est pour cela que tout texte de loi pensé pour museler des individus dont le pouvoir de nuisance agace le pouvoir politique est profondément dangereux et inquiétant, puisqu’en voulant faire taire des voix individuelles c’est tout un système qui est exposé aux risques d’un basculement. Et ce basculement ne produira qu’une chose : une situation d’enfermement de l’information qui produira en retour l’enfermement des opinions et l’enfermement des esprits.

C’est là la réalisation totale du projet disciplinaire étudié par Foucault, la société entière devenant un immense milieu d’enfermement. À la différence des camps de concentration du XXème siècle, les technologies digitales n’ont pas besoin d’enfermer physiquement les individus, l’enfermement mental étant suffisant pour contrôler leurs comportements et leurs actions. C’est ce que Gilles Deleuze nommait la société de contrôle, qui se présente d’ailleurs comme l’étape supérieure des sociétés disciplinaires.

Et le danger ultime pour Maurice se trouve bel et bien là : nous sommes une société déjà trop enfermée. Nous souffrons déjà d’enfermements ethniques, idéologiques, religieux, linguistiques, urbains, anthropologiques, sociologiques et économiques. Ce que nous nommons le « communalisme » est d’ailleurs la conséquence directe de ces enfermements historiques et coloniaux, que nous ne cessons de reproduire. Or, l’enfermement de l’information, de l’opinion et des esprits nous exposera à une situation de délire généralisée avec la multiplication des théories du complot et des tendances réactionnaires.

Il n’est pas difficile de deviner où peut mener cette spirale dangereuse si on la laisse se mettre en place. C’est dans ce cas de figure que nous aurons entièrement « balkanisé » notre pays. Le multiculturalisme mauricien, dans sa forme politique, a besoin de la liberté publique pour bien fonctionner. Il a besoin de la libre circulation des informations, des opinions, des revendications ou encore des colères et des frustrations. Et tenter de bloquer cette libre circulation de l’information, qui s’effectue par le biais des journaux et des radios, nous expose à un risque que le gouvernement n’a clairement pas considéré.

De ce fait, il est essentiel de comprendre que la liberté publique est non seulement garante du bon fonctionnement de la démocratie, mais elle est également garante de la paix civile à Maurice. Sans elle, nous nous exposons aux risques d’instabilités pouvant ouvrir une boîte de Pandore que personne ne pourra maîtriser.

Il est essentiel que le pouvoir reste visible et lisible à Maurice. Il faut que chaque Mauricien et chaque Mauricienne puisse constater par lui-même et par elle-même que le pouvoir s’exerce dans la transparence, dans le souci commun et dans l’intérêt général. Une invisibilité du pouvoir ne ferait qu’accroître le soupçon de manière dangereuse à Maurice – celui-ci pouvant prendre la forme d’un soupçon communal.

C’est pour cela – en plus de toutes les raisons évoquées par les divers journalistes, politiques, citoyens, entre autres, – que le gouvernement se doit de revenir sur les amendements concernés.

Ce n’est rien de moins que la sécurité même de la Nation qui est en jeu.

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