DANY MONTILLE & STEFAN GUA
Membres du Comité National de Rezistans ek Alternativ
Nous ne sommes pas en situation de crise, nous sommes en situation de panique. Que cela nous rassure, ou pas, nous ne sommes pas seuls au monde. Le confinement est instauré pour contenir le virus, mais l’État d’urgence, lui, est la mesure drastique pour imposer le confinement, surtout quand les consignes peinent à être respectées et ce non-respect ne doit pas être attribué, comme le font facilement certains, au caractère indiscipliné des Mauriciens uniquement, il y a plusieurs autres éléments qui expliquent la non-conformité de certains de nos concitoyens face aux mots d’ordre de l’État. Ne nous étalons pas sur les faiblesses et ambivalences des uns qui n’auront pas su inspirer la discipline à la nation mauricienne, ou encore le manque de confiance des autres qui ne veulent pas croire ce qui pourrait être, de leur point de vue, un énième mensonge des dirigeants. Mais le fait que le COVID-19 est bel et bien à Maurice et qu’il est en train de tuer ne doit pas être une excuse pour arrêter de réfléchir et d’analyser la situation d’un point de vue de ‘non-sauve-qui-peut’.
Nous ne sommes pas en situation de crise, nous sommes en situation de panique. La crise nous la vivons depuis un moment, mais nous ne nous en rendions pas suffisamment compte. Être dépendant à plus de 80% de l’importation pour nos besoins de base ; la jeunesse qui se perd dans les drogues de synthèse ; le nombre grandissant de féminicides ; le nombre de morts sur nos routes ; la désintégration de notre espace politique ; une dette publique qui se situerait à plus de 65% de notre PIB ; les inondations successives en cas de pluie ; l’écart grandissant entre riche et pauvre ; l’incapacité de notre État à répondre aux besoins de logement ; l’érosion des droits des travailleurs ; l’accaparement de nos côtes et terres pour du rentier, cette liste non-exhaustive est bien longue et traduit la crise à la sauce mauricienne. Que cela nous rassure, ou pas, cette crise, nous ne sommes pas les seuls au monde à la vivre. Certes, ses manifestations et symptômes ne sont pas toujours les mêmes, mais la racine est commune. Les gilets jaunes, pour ne citer qu’eux, s’en prennent aussi à cette racine. Nous la connaissons la racine, nous en parlons de plus en plus dans les espaces qui nous sont encore accessibles, mais les 1%, où qu’ils se trouvent, qui dirigent les marchés mondiaux, régionaux et locaux, qui pillent nos fonds terrestres et marins, qui accaparent ce qui nous est commun et qui assujettissent la classe ouvrière, ont confiné le débat au sein des espaces de plus en plus restreints et surveillés. S’accrocher à leurs privilèges demeure ce qu’il y a de plus important, même en temps de crise… nous y reviendrons.
Les réseaux sociaux qui véhiculent, dans le temps présent, la plupart des débats sont maintenant des espaces ultra-surveillés et ‘policés’. La plupart des médias ne sont que les échos des intérêts économiques et refusent la remise en question réelle du système qui nous asphyxie. Les politiques ne sont que des marchepieds des oligarques qui financent leurs campagnes à outrance au point d’avoir des représentants directs au sein de notre assemblée. Ainsi, le vrai débat politique, qui vise à établir une vision globale du vivre ensemble, ne se fait pas vraiment. Beaucoup de personnes reprochent à la gauche une défaillance dans leur communication… Et c’est bien là le problème, la politique s’est résumée au fil du temps à l’exercice de communication. Mais ne nous égarons pas, l’absence volontaire de débat politique fait aussi partie de cette crise.
La situation de panique est, elle, toute simple à comprendre. Maurice ne s’est pas préparée à faire face à une telle situation, que cela soit d’un point de vue sanitaire, alimentaire, social ou encore économique. Qui plus est, nos élus politiques ne jouissent pas de la confiance des citoyens et du respect des opérateurs économiques qui ne veulent pas, même en période d’urgence sanitaire, se plier à l’exigence de confinement. Ne pouvant faire respecter de gré les consignes, l’État utilise la force contre les uns, la police, et les concessions aux autres, des laissez-passer pour le travail que dans un premier temps Business Mauritius était en droit d’octroyer avant que cela ne soit rectifié. Mais cette force, qu’est la police, qui est mal préparée et qui a des frustrations refoulées se mue en fait en agressivité et violence qu’il faut tout de suite rectifier si nous ne voulons pas d’une explosion sociale et sanitaire.
Pour comprendre la situation de panique dans laquelle nous sommes, il nous faut regarder la crise qui la précède, pas pour faire des raccourcis rapides. Le gouvernement de Pravind Jugnauth n’est pas responsable de l’arrivée du COVID-19 à Maurice et une autre politique n’aurait pas été épargnée par le virus. Mais en regardant les faiblesses du modèle socio/économique libéral d’avant la situation de panique, nous serons plus aptes à comprendre pourquoi nous paniquons aujourd’hui et peut-être, nous l’espérons en tout cas, trouver une issue à la situation actuelle.
De son économie de plantation qui fût la genèse de son système social, Maurice en retient jalousement, la séquestration des sols, aux mains d’une petite élite économique et une main-d’œuvre bon marché, contrôlée par cette même élite, qui accentue la fracture sociale, s’ajoute à cela le quasi monopole du circuit de distribution et une urbanisation importante. Bien sûr, il y a toute la question d’économie de service qui s’est par la suite ajoutée, mais cela n’est pas là le sujet de cette réflexion. Aujourd’hui, notre économie sort de l’industrie sucrière et les étendues de champ de cannes à sucre, qui furent jadis source d’inspiration de nombreux artistes, se transforment petit à petit en propriété immobilière destinée surtout aux plus fortunés de notre planète. La dernière lubie des oligarques locaux étant les Smart-Cities. Cette transformation de la nature du régime foncier est en train de soulever des contradictions jusque-là inconnues de la société mauricienne parmi lesquelles : l’ascendance du prix des terres ; et le démantèlement des pouvoirs locaux pour ne plus s’embarrasser de la préoccupation locale concernant des projets immobiliers d’envergure.
Dans toute cette mêlée, la gauche mauricienne, la vraie, celle qui n’a pas abdiqué devant aucune oligarchie, a toujours fait des propositions qui aujourd’hui, plus que jamais, ont du bon sens.
Assurer l’autosuffisance alimentaire de chaque foyer à travers l’accès à la terre pour cultiver chez soi. Si aujourd’hui chaque famille avait devant chez elle un potager, nous ne verrons pas autant d’âmes désespérées s’agglutiner devant les supermarchés, en période d’urgence sanitaire, pour s’approvisionner en nourriture. Mais l’accession à la terre signifie une remise en question du régime foncier qui est la base de la fracture sociale à Maurice et qui perdure depuis l’époque coloniale. Or, de cette époque, il nous faut retenir les pratiques iniques comme la traite négrière, la destruction massive de la nature et la concentration quasi unilatérale de nos moyens de production, dont la terre, aux mains d’une petite poignée de privilégiés. Cependant, malgré notre indépendance, aucun gouvernement n’a eu le courage de remettre en question les avantages que ce système a conférés à certains à travers une réforme agraire. Ceux qui ont grassement profité de l’iniquité de ce qu’a été le colonialisme sont ceux-là même qui contrôlent toujours notre économie. Qui plus est, la spéculation foncière, avec les projets immobiliers destinés aux plus riches de ce monde, ont fait grimper le prix des terres à un niveau où la classe ouvrière, pour la plupart, ne peut même plus penser acheter un terrain pour des besoins de logement. Aussi, nous nous retrouvons avec une saturation de demande en logement social que l’État peine à satisfaire. Les exemples ne manquent pas pour traduire la crise du logement que connaît notre pays. Dans ces circonstances, les logements précaires occupent de façon illégale les terres de l’État et les bidonvilles continuent de s’accroître. Dans ces deux cas précis, logement social et occupation illégale des terres, la promiscuité et les espaces exigus sont légion. Comment dans ces cas faire respecter les consignes de confinement ? Allez jeter un coup d’œil à la cité EDC de la Grande-Rivière-Noire qui jouxte la Balise Marina et vous comprendrez bien vite que le confinement chez soi équivaudrait à rendre ces habitants-là névrosés. Pour certains aujourd’hui à Maurice, le chez soi n’est pas une maison, mais juste un toit avec aucun autre espace vivable.
Le changement du régime foncier avec des parcs immobiliers, qui remplacent les terres agricoles, se fait aussi au détriment des autorités locales. Aujourd’hui, il y a une volonté de diminuer la capacité des municipalités et autre conseil de village afin de donner plus de pouvoir à l’État central et autre institution libérale comme l’EDB. La centralisation du pouvoir politique a fini par rendre la plupart des élus locaux incapables de répondre à la demande des locaux. Les autorités locales ont tellement été vidées de tout pouvoir que les élections villageoises ne se font même plus. Cet état des choses a enlevé le pouvoir de la population d’interpeller et d’agir localement. Ainsi toute interpellation ou action collective doit se faire en face d’un pouvoir central qui est la plupart du temps hermétique et sous le joug du gros capital. C’est ce qui explique les propos du ministre des Finances, Renganaden Padayachy, se préoccupant plus de l’avenir du secteur financier dans cette situation de panique que d’assurer la survie de la population qui l’a élu. Des politiques locales renforcées comme l’a toujours souhaité la gauche auraient aujourd’hui été en mesure d’assister la police pour faire respecter les consignes de confinement, puisque plus proches des citoyens. Ces politiques locales renforcées comme les conseils de village ou élus municipaux auront été plus aptes aussi à connaître les besoins des citoyens de leurs localités et y pourvoir jusqu’à une certaine hauteur. Ainsi au lieu d’une unité centrale débordée pour gérer la situation de panique comme aujourd’hui, nous aurions des cellules délocalisées plus aptes à répondre localement à différents défis dans le respect des règles sanitaires.
Ceci dit, nous sommes en situation de panique et il y convient d’y répondre pour arrêter la propagation du Covid-19. Cela signifie des mesures immédiates à être prises. Cependant,
cette immédiateté se doit d’être à plusieurs niveaux, mais quoiqu’il en soit si l’État ne mesure pas les crises ayant précédé l’actuelle situation nous risquons d’empirer les choses. Pour exemple, certains de la force policière qui confondent état d’urgence et agressivité n’aident pas à attiser le sentiment de frustration qui anime beaucoup de nos concitoyens. Ces derniers connaissent déjà la répression parce qu’ils vivent les crises mentionnées plus haut. Nous les connaissons, ce sont ceux qui manifestent après chaque cyclone ou inondation pour avoir l’aide de l’État, ce sont ceux qui vivent de l’économie de la débrouille et certains de trafics illicites et savent déjà très bien ce qu’est la répression. Ceux-là il faut une stratégie du premier niveau pour s’assurer du respect des consignes. Cette stratégie doit s’articuler autour d’une confiance en l’autorité et les besoins de base de cette frange de la population, puisqu’elle est la plus vulnérable. À un autre niveau, mais toujours dans cette situation de panique, il ne faut pas tomber dans les pièges du genre ‘on est tous dans le même bateau – riche et pauvre’ oui, nous le sommes, mais nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Pour reprendre le parallèle du penseur Malcolm Ferdinand sur le négrier, dans le bateau que nous sommes aujourd’hui les plus riches se trouvent sur le pont, et ceux-là y vivent en abondance comme ils l’ont toujours fait. Dans la situation actuelle, ils n’ont pas à faire la queue devant les hypermarchés pour s’approvisionner puisque ; soit ils ont des terres à profusion pour s’adonner à de la permaculture et la chasse ; soit ils détiennent les moyens de production/distribution de ce pays ; soit ils ont déjà leurs réserves et caves pour plusieurs années ; soit encore ils iront faire porter leurs courses par d’autres qui prendront par la même le risque du virus ou de bastonnade de la police. Pour le reste de la population, c’est dans la cale que cela se passe. Dans cette cale on se touche, on y vit déjà confiné et on y est enchaîné à la précarité, promiscuité, dépendance sur les circuits de distribution etc… Et même en situation de panique comme maintenant, ceux qui sont sur le pont continuent à abuser de leur privilège en forçant les employés à se présenter au travail et à eux, vivre dans l’opulence. De ce fait, même si nous sommes tous vulnérables au virus, nous ne le combattons pas, cependant, tous à arme égale.
En face de l’égoïsme systématique de certains, il faut concéder que nous ne sommes pas tous alliés. Dans un souci de s’assurer dans ces moments difficiles de la survie de la population, l’État a le devoir d’agir et de le faire vite, c’est à dire réquisitionner des services et activités essentiels. Que cela soit les chaînes de distribution, les stocks de produits de première nécessité, la production d’énergie, les terrains agricoles qui ne sont pas utilisés pour assurer la souveraineté alimentaire. Nous ne savons pas jusqu’où ira cette pandémie et les mesures qui nous sont imposées pour limiter la propagation du COVID-19. C’est bien pour cela que les mesures de l’État doivent être à plusieurs niveaux, mais n’attendons pas un mois ou deux pour prendre les devants pour sécuriser les moyens qui assureront notre survie à tous. Il restera la question de main-d’œuvre à trancher, mais déjà penser en termes de circuit court avec des consignes sanitaires à être observées sera un pas dans la bonne direction. Aussi, penser à la souveraineté alimentaire doit se faire maintenant en parallèle des autres mesures.