Sommes-nous prêts à faire la « révolution » ?

La manifestation qui a réuni près de 150 000 personnes dans les rues de Port-Louis le samedi 29 août dernier n’en finit pas de susciter des réactions et interrogations. Car elle cristallise des préoccupations très profondes et diverses. Il y a certes la mal-administration du naufrage du Wakashio et la marée noire subséquente qui ont agi comme la goutte d’huile faisant déborder la casserole déjà en ébullition. Mais il y avait, beaucoup plus largement, des dénonciations du népotisme, de la corruption, des magouilles, de l’incompétence, des atteintes aux libertés fondamentales, voire à la brutalité de ce gouvernement depuis sa récente prise de pouvoir. Et cette marche exprime aussi, encore plus largement, une volonté de changement structurel qui va clairement au-delà de ce seul gouvernement.

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Qu’on ne se trompe pas toutefois sur la réaction du Premier ministre lundi soir. Elle a pu paraître molle et complètement déconnectée, à la limite du pathétique. Mais Pravind Jugnauth avait clairement pris la mesure de ce qui se préparait quand, à la veille de la marche, il a procédé à diverses nominations, notamment celle de Vishwadeo Gobin aux fonctions de chairman du Mahatma Gandhi Institute (MGI) et du Rabindranath Tagore Institute (RTI), suivant celles de Rishikesh Hurdoyal, frère du ministre Vikram Hurdoyal, en tant  président de la Mauritius Shipping Corporation, suivant elle-même d’autres nominations du même type. Des nominations considérées, par les milieux avertis, comme une manœuvre éminemment communalo-castéiste. Une façon de dire « vous pouvez manifester, je vous félicite, c’est bien la preuve que nous sommes en démocratie », mais au fond je m’en fous parce que je fais ce qu’il faut dans le même temps pour conforter ma power base hindoue, celle-là qui me sert à être élu et à me maintenir au pouvoir.

Mais cela pourrait se révéler indûment réducteur. Certes, les partis d’opposition qui ont participé à la manif du samedi 29 août reconnaissent sous cape que leurs efforts de mobilisation de leurs troupes n’ont pas été suivis dans certaines circonscriptions rurales. Reste que dans les rues de Port-Louis ce jour-là, il n’y avait pas que les partisans des partis traditionnels. Il y avait aussi des citoyens qui ne font pas partie de ces « réservoirs ».

Aux élections de novembre 2019, où il y avait  941 719 électeurs inscrits, 23% de l’électorat ne s’est pas exprimé. Parmi les 76% qui ont voté, l’alliance MSM-ML a obtenu 37% des suffrages. Soit 28% de l’électorat total. C’est dire s’il y a de la marge.

À Port-Louis le 29 août dernier, il était symptomatique de voir le nombre de jeunes, ou pas, arborant des t-shirts ou brandissant des pancartes proclamant leur désir d’une île Maurice unie au-delà des communautés. Et c’est ce qui a donné à cette manif, au-delà de la colère, un vrai feel-good feeling qui se voyait sur les nombreux visages qui n’hésitaient pas à ne pas se cacher derrière des masques. Car ceux présents avaient le sentiment d’être ensemble, et donc forts, pour dire leur volonté non de casser, non de détruire, mais de construire ensemble, autrement.

Pour autant, sommes-nous prêts à faire la « révolution » ? 

En se posant en homme fort à la base de l’appel de cette manifestation, Bruneau Laurette a agi en tant que catalyseur autant d’une grogne que d’une volonté profonde de changement. Cette volonté, elle concerne en grande partie la communauté créole, car elle est clairement celle qui est le plus ostracisée et exploitée au cœur de notre « développement ». Il est donc aisé de faire de Bruneau Laurette le nouveau « roi ou messie créole ». Loin de n’être que muscles, l’homme a, de l’avis de ceux qui l’ont côtoyé, l’intelligence nécessaire pour faire valoir que son combat ne se limite pas à une perspective communale. Il sera intéressant de voir comment il évoluera dans les temps à venir. Mais la population a d’ores et déjà clairement montré que si elle l’admire et le remercie pour son impulsion, elle ne s’arrête pas à Bruneau Laurette. Et il l’a lui-même montré le 29 août en prenant très peu la parole, et en la cédant à d’autres personnes, qui ne l’ont pas toujours utilisée à bon escient. Mais cela montre que ce dont il est ici question ne se limite pas à un homme. Parce que cela concerne tout un système.

Un système qui concentre entre les mains d’un seul homme, le Premier ministre, un surnombre de pouvoirs, dont celui d’effectuer une pléthore de nominations institutionnelles, allant du président de la République au Commissaire de Police.

Un système où le secteur privé, hier également dans la rue pour la première fois, finance les partis politiques dans une opacité qui refuse de s’avouer et préserve soigneusement ses intérêts.

Un système où, au fond, les citoyens sont nombreux à chercher les petits passe-droits que peut lui garantir une proximité recherchée avec les puissants, puisque ces derniers montrent qu’il suffit d’être suffisamment proche du pouvoir pour profiter en toute impunité d’avantages divers, et ne jamais être tenu pour accountable pour abus ou gaspillages pourtant avérés de biens publics.

Un système dont nous semblons voir, dans une clarté soudain aveuglante, à quel point il est arrivé à ses limites.

Sommes-nous soy, sommes-nous mofinn ? se demandent certains au vu de l’avalanche de catastrophes qui nous accablent depuis le début de cette année. Non, nous ne sommes pas soumis au mauvais sort. Juste poussés dans le paroxysme de l’inadéquation de notre système. Dans un monde qui se complexifie à vitesse grand V, la préséance communale ne peut plus donner le sentiment, ou l’illusion, de nous protéger. Mario Nobin au poste de Commissaire de Police n’a pas rassuré les Créoles. Pravind Jugnauth ou Navin Ramgoolam ne suffisent plus, sur la seule base de leur nom, à rassurer les Hindous de leur pouvoir et l’ensemble des Mauriciens de leur devenir. Avec une force cruelle, le drame du Wakashio et ses séquelles, environnementales, économiques, sociales, et maintenant aussi en pertes humaines suite au tragique naufrage du Sir Gaëtan, nous montre qu’avoir un Premier ministre indécis ou inadapté peut mettre toute la population en péril, peu importe sa communauté.

C’est dire qu’au-delà des hommes de circonstance, c’est à une réforme constitutionnelle que nous devons réfléchir. En 1992, Maurice est devenue une République sans que cela n’apporte de changement réel au-delà du remplacement du Gouverneur Général par un président de la République non-élu. Tout juste s’agissait-il d’un arrangement entre chefs de partis pour se faire de la place, sans que cela implique une véritable réflexion et refonte de notre fonctionnement démocratique. Au-delà d’une marche, ce signal implique peut-être qu’est venu le temps que notre société, dans son ensemble, s’organise pour avoir une conversation sur ce que nous voulons pour la suite, et pour en poser les jalons. Car pour avoir un présent et l’espoir d’un avenir, nous avons besoin de compétences réelles, de justesse, de justice.

En enlevant le r, pas forcément une révolution, mais une essentielle évolution…

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