(Dossier) Le rastafarisme à Maurice : De Kingston à Chamarel

De Bob Marley à Kaya, du reggae au seggae, le rastafaraï a voyagé par-delà les terres et le temps surtout à travers la musique. L’histoire de ce mouvement qui a émergé à Maurice vers les années 80 est contée par les pionniers du sega-reggae, et continue d’être écrite par une nouvelle génération de rastas. Une histoire qui, à Maurice se raconte en deux temps : l’avant et l’après-Kaya. (Ce dossier a été publié en 2018 dans Scope Magazine). De : Joël Achille.

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(Ce dossier a été publié en avril 2018 dans Scope Magazine)

Dans les années 70′, le reggae de la Jamaïque se popularise grandement à travers le monde. Parmi ceux qui exploitent ce genre musical, on retrouve Peter Tosh, Burning Spear et quelques autres. Mais c’est Robert Nesta Marley, dit Bob Marley, qui rencontre le succès sur la scène internationale. Se propage dans la foulée un mouvement jusqu’alors méconnu, le rastafarai.

Les dreads se vulgarisent à travers l’image de ce rasta virevoltant qui côtoie les plus grandes scènes. Dans ses textes, le chanteur jamaïcain transmet les fondements du rastafarisme : la liberté, la paix, le respect et l’amour. Ses revendications pour un monde égal et une politique plus juste tombent dans les oreilles d’une minorité opprimée en des temps où l’Afrique milite pour se libérer.

Selassie is the Chapel.

Les descendants d’esclave apprennent, à travers Bob Marley notamment, l’existence d’un “libérateur” considéré par les rastas comme une “réincarnation du Messie” appelé “ Jah”, pour Dieu, en Jamaïque. Mort en 1975, Haile Selassie bénéficie depuis son intronisation comme Roi d’Ethiopie, en 1926, d’une réputation céleste à plus de 8 000 kilomètres de son pays d’origine. Ce dont le principal concerné ne s’en rend compte que bien des années après. À la base de cette réputation, une prophétie faite en 1920 par l’activiste jamaïcain Marcus Garvey. Il affirme que le jour de la libération interviendra après le couronnement d’un Roi en Afrique.

En 1976 sort le tube War, considéré comme un verbatim du discours qu’a tenu Haile Selassie devant la tribune de la Société des Nations. “Until the colour of a man’s skin/ Is of no more significance/ Than the colours of his eyes/ Me say war”, entonne Bob Marley. C’est également à cette époque que le musicien d’origine rodriguaise Rodo Calamel, dit Rodoman, rencontre le chanteur jamaïcain et discute avec lui. Il assiste même aux funérailles du Roi du reggae en 1981. “Lorsque j’ai écouté les paroles de Marley, en l’entendant, je m’suis dit que je n’étais pas le seul à penser ainsi. Cela m’a donné envie de continuer sereinement ma route”, a-t-il confié à Scope en mars 2005.

Natty dread.

À son retour à Maurice en 1981, à la recherche d’un havre paisible pour vivre sa philosophie, en ermite, Rodoman s’installe dans les hauteurs de Chamarel. Le petit village n’est alors qu’un hameau coupé du développement qui n’a d’intérêt que pour sa poignée d’habitants. Bien qu’il dise ne pas être rasta, Rodoman est l’un des premiers — si ce n’est le premier — à Maurice à porter des dreads. “Nou ti trouv zimaz Bob Marley ek Peter Tosh tousa. Me Rodo, se premie dimounn nou ti trouve avek natty”, confie Toto, un des membres fondateurs du groupe Natir de Chamarel. Les natty sont alors appelés “seve bondie”, le même terme utilisé quand un enfant né avec les cheveux collés.

À ses débuts, Natir joue surtout du sega. Vers le commencement des années 80’, ses membres découvrent le rastafarisme à travers le reggae de la Jamaïque, qu’ils écoutent sur des cassettes. Ils commencent à exploiter ce style musical. Toto raconte que “Rodoman a rencontré mes deux frères et Moustas.” Ce dernier est une figure connue de Chamarel, avec qui il partage ses connaissances musicales et philosophiques. Quand Toto choisit, lui, de suivre le rastafarisme, “mo’nn santi mo’nn repanti ek bann kiksoz mo’nn fer oparavan”. Le reggae s’incorpore entre-temps au sega. Un mélange qui est nommé sega-reggae, tout simplement. Interviendra ensuite un autre jeune en quête de quelque chose. Percy Yip Tong rencontrera Natir lors d’une randonnée. Son appui permettra au groupe de sortir le premier album reggae kreol en 1986.

A Chamarel l’histoire continue. Un des élèves de Rodoman démontre un talent certain pour la musique. Venu de Roche Bois, Joseph Réginald Topize se ressource dans les montagnes, apprend le mode de vie des rastas et s’abreuve d’une autre école de pensée. La musique permet à Kaya de porter haut les couleurs du rastafarisme. Il adopte cette philosophie tout comme le sega-reggae, désormais baptisé seggae.

Nuvel Vizion.

Début des années 70′. Un Rodriguais de 19 ans débarque discrètement à Maurice avec pour seul bagage deux pantalons et Rs 3.75 dans les poches. Observateur et questionneur, il trouve refuge chez sa famille à Montagne Blanche. Celle-ci l’accueille malgré qu’il ait débarqué à l’improviste. Joseph Nicolas Emilien enchaîne les petits boulots et se rend péniblement à la messe. En quête d’identité, il retrouve dans les messages portés par Bob Marley une doctrine qui lui convient. En 1982, le rastafarisme devient pour lui un mode de vie, et ce, après des recherches à travers divers ouvrages. “Etre rasta c’est d’abord un “self determination””, affirme Ras Natty Baby, plusieurs années après son arrivée à Maurice.

De sa littérature il découvre, entre autres, le combat du Jamaïcain Marcus Garvey pour le retour des descendants africains en Afrique et son souhait des États unis de l’Afrique. “Sa lepok-la, si zwenn 10 rasta, gagn 10 rezonnman diferan”, concède Ras Natty Baby. La musique devient pour lui un moyen de véhiculer les enseignements “appris personnellement”. Son premier concert est donné le 30 octobre 1983 dans son bastion de Richelieu, aux côtés de son “frère” Kaya. Tous deux sont rastas, gardent des natty et jouent du seggae. “Kaya ti ena so stil filozofik, mwa mo ti plis politik”, observe Ras Natty Baby.

Zistwar revolte kont nou.

Grâce à leur musique innovatrice, leurs messages avant-gardistes et leur apparence, Ras Natty Baby et Kaya rencontrent un succès fulgurent. Le seggae et le rastafarisme se répandent. Dans les années 80, “Ras Natty a ramené des livres de l’Angleterre”, se rappelle José Rose. “A partir de ces livres, j’ai appris l’histoire de David, Salomon, Benelik, la Reine de Saba, Haile Selassie. Mo’nn retrouv mwa parmi zot. De là j’ai commencé à suivre la philosophie rastafari à l’intérieur de moi sans natter mes cheveux”.

Car porter des dreads est alors considéré comme “très négatif, très préjoratif”, se souvient Ras Natty Baby. “On méprisaient verbalement les rastas. Quand j’entrais dans le bus, personne n’osait s’asseoir à côté de moi. Dans la rue, les gens changeaient de trottoir. Il y en a même ici à Richelieu qui crachait en me voyant”. Toutefois, ajoute Ras Natty Baby, “la musique a emmené la compréhension, l’acceptation et ainsi un changement de comportement” envers les rastas.

Unite for the benefit of your people.

Plusieurs petits regroupements de rastas prennent forme à travers l’île. A l’instar de l’Association Sable Noir et l’école Natty Rebel, ils apprennent aux jeunes la musique, l’artisanat et l’agriculture. À Richelieu émerge un mouvement pour l’autosuffisance alimentaire, qui représente un grave problème pour Maurice. “Sa pous nou retourn ver later”, décrit Ras Natty Baby qui, à cette période, entretien un lopin de terres. Une poignée de brèdes, se souvient-il, se vend des fois à 50 sous aux habitants dans la tourmente.

Pour coordonner leurs actions, les rastas tentent à plusieurs reprises de regrouper l’ensemble des petites associations sous une même fédération. “Ainsi nous serions devenus un ‘political bargain’ et aurions pu influencer la politique, comme le font les autres communautés”, relate Ras Natty Baby. Un obstacle majeur se présente cependant à eux. “Nous nous sommes toujours heurtés à l’esprit libre du rastafarisme. Rasta pena sef, pena prezidan”.

Les revendications pour l’acceptation de leur culture, la dépénalisation du gandia, pour disposer de terres agricoles ou d’un tabernacle se mènent en petit comité. Divisées, les différentes associations ne pèsent pas assez lourd dans la balance pouvant faire flancher la politique conservatrice et oppressive. Seul Chamarel parvient à rassembler l’ensemble de la communauté rastafari. Le village représente jusqu’à ce jour un lieu symbolique du rastafarisme à Maurice. “Kaya, Ras Natty… ils venaient tous à Chamarel pour se ressourcer”, se rappelle Toto. “Ici il y a quelque chose de mystérieux, de mystique. Ziska zordi ankor ena enn latirans pou Chamarel”.

My fear is my only courage.

À travers le seggae, Kaya et Ras Natty Baby font se déplacer des milliers de Mauriciens. Ils en profitent pour véhiculer des messages à portée politique. “La musique a créé un éveil, un déclic. C’était l’occasion d’apporter une structure à nos revendications”, affirme l’interprète de Leve Do Mo Pep, écrit pour “dénoncer des problèmes politiques”.

Le 16 février 1999, lors d’un meeting en faveur de la dépénalisation du gandia, Kaya monte sur une estrade à Rose-Hill avec une cigarette artisanale aux lèvres. Arrêté car suspecté d’avoir fumé du gandia, il meurt dans des circonstances troubles le 21 février 1999 dans une cellule d’Alcatraz, alors qu’il est sous surveillance policière. Tous concluent dès lors que le Roi du seggae a été victime d’un énième cas de brutalité policière. Le lendemain, le chanteur Berger Agathe, un autre rasta, tombe sous les balles des policiers à Roche-Bois. Le peuple se révolte et toute l’île connaît plusieurs jours d’émeute.

La mort de Kaya encourage les rastas à se regrouper et à s’affirmer davantage. L’Association Socio Culturelle Rastafari voit le jour en 1999 pour militer pour le respect des droits des rastas. “Lan 2000 mo’nn koumans gard mo nat, bizin dir konverti mwa”, explique José Rose, qui a plus tard siégé comme président de l’association.

D’autres craignent de subir le même sort que le seggaeman. “Ena dimounn ti pe per tansion enn lot rasta soufer kouma Kaya”, relate Toto. “C’est à partir de là que le mouvement reggae diminue. À l’époque il y avait souvent de grands concerts de reggae à Maurice. Il n’y en a plus maintenant. Dimounn gagn per tansion koz laverite lerla sa vinn enn problem. Certains d’entre nous vivent encore avec la crainte et la peur”.

We forward in this generation.

Une autre génération de rastas voit le jour. À l’instar du regretté Ras Ti Lang, elle reprend le seggae et la philosophie rastafari. “Letan Kaya ale, mo pe leve”, indique Wendy Ambroise, l’interprète de Missié La Polis.

Les anciens attestent que, depuis 1999, les regards et les comportements ont évolué à l’égard des rastas. Ils observent qu’avec Internet, les gens se documentent davantage et commencent à comprendre le rastafarisme. Cependant, les préjugés et la discrimination n’ont pas entièrement été dissipés. Ce que regrettent les jeunes. “Nanye pa’nn sanze, mo konn li koumsa mem”, s’indigne Wendy Ambroise, qui poursuit, “dan bis ena dimounn pa rod asiz akote nou”. Des incidents de ce genre, les jeunes rastas en évoquent plusieurs. Le racisme à leur égard se porte même sur les réseaux sociaux à travers les commentaires haineux de quelques internautes.

Sortit début avril, le dernier album de The Prophecy revient sur la thématique de l’acceptation des rastas au sein de la société. Where We Belong, confiait le chanteur Mervin Clélie à Scope, “li al ver enn lakseptans kiltirel, pou ki tou dimounn lor enn mem pie egalite, pou ki mem avek dread kapav travay dan biro”.

Dans les hauteurs de Chamarel, Toto s’agenouille sur la pelouse verte devant le lieu de répétition de Natir, une maisonette en tôle. Autour de lui s’installent des jeunes, dont certains font partie du groupe Pyramid. “Nou zwe reggae ek seggae. Se nou bann paran mem ki zwe dan Natir”, confie Jahman, 20 ans. Ancienne et nouvelle generations prennent la pose devant notre objectif.

A travers le seggae, Rastaman Live Up!