Adelaïde Etong Kame, de l’International Service for Human Rights : « L’espace démocratique de la société civile est de plus en plus restreint »

Notre invitée de ce dimanche est Madame Adélaïde Etong Kame, cadre de l’International Service for Human Rights (ISHR), actuellement en mission à Maurice. Au cours de l’interview réalisée jeudi dernier, elle a situé l’importance de l’organisation qu’elle représente pour les défenseurs des droits humains et les raisons de son séjour à Maurice. Elle a également répondu à nos questions sur la situation des droits de l’Homme dans les pays où elle a travaillé.

♦ Est-ce que vous pourriez nous présenter le Service International pour les droits humains, organisation dont on a très peu entendu parler à Maurice ?

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— Créé en 1983, le Service International pour les Droits de l’homme a pour objectif principal de soutenir les défenseurs des droits humains qui travaillent dans les organisations de la société civile. Organisation non gouvernementale et non lucrative de droit suisse, nous avons un bureau à Genève et un autre à New York. Nous travaillons beaucoup sur l’engagement de la société civile avec les organismes régionaux et internationaux de protection des droits humains. Ce qui inclut tous les mécanismes des Nations-Unies comme les procédures spéciales, le conseil des droits de l’homme, les organes de traités également. Au niveau régional, cela comprend la commission africaine, certains des mécanismes de l’Union africaine et,  en plus de ça, nous travaillons également beaucoup au niveau national pour renforcer la protection législative des défenseurs des droits humains. Cela inclut, dans certains cas, l’adoption de certaines lois spécifiques pour la protection des défenseurs, ou encore l’harmonisation du cadre juridique de manière générale sur les droits de l’homme pour s’assurer que les lois adoptées par l’État ne restreignent pas les droits des défenseurs des droits humains.
♦ Comparée à d’autres organisations similaires, comme la ligue des Droits de l’Homme, pour ne citer qu’un exemple, l’ISHR est une jeune ONG !
— Nous avons été crée en 1983, ce qui nous fait 40 ans et, effectivement, c’est jeune comparé à des organisations plus âgées, comme la Ligue des Droits de l’Homme, la Fédération des Droits de L’Homme ou Amnesty international, pour ne citer que quelques organisations internationales. Contrairement à elles, nous ne sommes pas une ONG à membres et nous ne travaillons pas sur les droits humains de manière générale. L’ISHR travaille principalement sur les questions de protection des défenseurs des droits humains.
♦ Quels sont vos sources de financement et de combien de membres se compose votre équipe ?
— Nous avons des financements venant de fondations d’État et d’organisations internationales. Avec les facilité du travail à distance, nous avons des membres de l’équipe – qui est composée d’une trentaine de personnes – dans différents pays, mais sans avoir de bureaux officiels.
♦ Est-ce qu’en se basant sur votre expérience, on peut dire qu’en 2023, les droits humains sont mieux ou moins respectés qu’avant ?
— Je précise que je parle des droits des défenseurs, qui sont le champ d’action et d’intervention de l’ISHR. Je précise aussi que je travaille uniquement sur certains pays d’Afrique, ce qui limite ma réponse. Je peux vous dire de manière très claire que sur le continent africain, l’espace démocratique est de plus en plus restreint, du fait qu’il y a des pays qui adoptent des lois pour limiter le travail que peut effectuer la société civile. Ces lois limitent la liberté de mouvement, la liberté de réunion, ce qui est notamment le cas au Zimbabwe. Il y a de plus en plus de restrictions au niveau législatif par rapport à l’espace de la société civile et ses possibilités pour faire son travail de protection et de promotion des droits humains.
♦ À quoi faut-il attribuer cette politique visant à restreindre les droits de la société civile en Afrique ?
— Certains gouvernements ont de plus en plus peur des actions de la société civile, notamment du fait que dans beaucoup de pays africains, la société civile est consciente des possibilités d’engagement avec les mécanismes internationaux. Ce ne sont plus des affaires qui restent au niveau national, mais font du bruit au niveau régional et de la communauté internationale. Les États ont de plus en plus peur d’être représentés comme des États restreignant les droits de la société civile qui, de son côté, fait en sorte que les problématiques nationales qu’elle soulève puissent sortir du pays. Il ne faut pas oublier que restreindre la liberté de la société civile est une atteinte aux droits humains.
♦ Est-ce que cette politique pour essayer de restreindre la marge de manœuvre de la société civile est en augmentation ou en régression en Afrique ?
— Le rétrécissement de l’espace démocratique de la société civile est, malheureusement, en augmentation en Afrique. On voit de plus en plus dans des pays des projets de loi ou des lois présentées pour limiter les possibilités de la société civile, pour l’empêcher de s’exprimer librement sans craintes de représailles.
♦ Est-ce qu’il existe un pays d’Afrique où les droits des défenseurs des droits humains sont totalement respectés ?
— Un pays avec zéro problème au nouveau des droits humains, ça ne doit pas exister. Je ne peux pas répondre de façon générale à votre question car l’ISHR travaille surtout sur les pays dont les sociétés civiles ont besoin d’aide pour affirmer et défendre leurs droits. Mais je peux dire que dans au moins une bonne moitié des pays d’Afrique, la société civile et ses défenseurs ont des difficultés à faire respecter leurs droits.
♦ Est-ce que quand vous arrivez dans un de ces pays en tant que représentante de l’ISHR, les autorités vous reçoivent et vous écoutent ?
— Nous sommes généralement bien reçus et arrivons à obtenir des rendez-vous avec les autorités assez aisément. Mais nous travaillons vraiment de manière très étroite avec le société civile dans le pays en question, pour leur donner la possibilité de nous mettre au courant de leurs problématiques au niveau des droits humains.
♦ Y a-t-il beaucoup de sociétés civiles des pays africains qui font appel à l’ISRH ?
— Oui, pas toujours pour les mêmes raisons. Nous avons déjà un réseau bien établi avec des organisations dans différents pays. Souvent, ce sont des organisations qui sont déjà nos partenaires qui tirent la sonnette d’alarme et nous soumettent des cas spécifiques à l’encontre des droits des défenseurs. Ou du fait qu’un projet de loi, qui pourrait restreindre les droits, est en discussion et on nous demande d’engager certains des mécanismes régionaux et internationaux pour faire en sorte que le texte en question soit modifié ou supprimé. Mais nous recevons aussi des demandes d’organisations que nous ne connaissons pas, ce qui nous permet d’élargir le champ de nos contacts.
♦ Est-ce que je me trompe ou est-ce que l’ISHR ne travaille qu’avec les organisations, pas les individus ?
— Dans certains cas, il nous arrive de travailler avec des individus. Mais notre expertise se focalise vraiment sur le fait de soutenir les défenseurs et activistes qui travaillent au niveau local et national, et de les introduire aux possibilités que pourrait leur apporter le fait de soumettre leurs problématiques aux mécanismes régionaux et internationaux. Notre expertise c’est de connaître les rouages des mécanismes des institutions internationales comme les Nations Unies. Nous pouvons former les défenseurs, les aider à utiliser ces institutions et leurs mécanismes qui ont été mis en place pour eux et dont, malheureusement, ils ont parfois des difficultés à comprendre le fonctionnement. Notre travail est de faire en sorte que ces deux mondes, la société civile et les institutions internationales, soient connectés.
♦ Est-il vrai que les résolutions et les lois votées par les institutions internationales pour la protection des droits humains dans les grandes conférences mondiales ne sont pas toujours mises en pratiquées, respectées ?
— C’est une problématique sur laquelle nous travaillons. Nous faisons en sorte que quand une résolution est votée ou un mécanisme mis en place, ils ne restent pas lettre morte et soient mis en pratique aux niveaux national, régional et international.
♦ Quels sont les moyens dont vous disposez pour faire les gouvernements appliquer les résolutions ratifiées au niveau international ?
— De manière générale, c’est du plaidoyer. Nous le faisons quand nous allons à la rencontre des autorités des pays avec qui nous avons des réunions. Nous les encourageons à mettre en pratique ces résolutions, en étant bien conscient qu’en dernier ressort, c’est le choix du gouvernement concerné de le faire ou pas. Nous n’avons, en fait, aucun moyen de pression, mais nous essayons de faire en sorte de mentionner le problème à chaque fois que nous en avons l’occasion.
♦ L’ISHR n’est pas présent dans tous les pays d’Afrique. Comment, à partir de quelles données, s’effectue le choix des pays avec lesquels vous travaillez ?
— Ce n’est pas L’ISHR qui impose sa stratégie et sa volonté de travailler dans un pays. En général, nous répondons à une demande de la société civile pour de l’information ou de la formation pour leurs projets. Nous travaillons également avec les autorités du pays pour parachever les objectifs de la société civile.
♦ Est-ce que le montée des nationalismes – et du terrorisme – sur la planète équivaut automatiquement à un recul du respect des droits humains et celui de ses défenseurs ?
— La réponse est, évidemment et malheureusement, oui. Nous travaillons dans les pays du Sahel où, a cause du terrorisme, il est de plus en plus difficile pour les défenseurs de faire leur travail. Il faut aussi souligner que les lois anti terrorisme en vigueur dans certains pays sont souvent utilisées par leurs gouvernements pour limiter le travail de la société civile et de ses défenseurs. Mais il y a aussi des exceptions. L’ISHR travaille en particulier avec les sociétés civiles du Niger, du Mali et du Burkina Faso, trois pays qui ont adopté une loi nationale de protection des défenseurs. Le travail consiste à utiliser les mécanismes de protection mis en place dans ces pays pour s’assurer, grâce à une formation adéquate des défenseurs, que la loi est mise en œuvre et que tous les outils nécessaires sont mis à leur disposition.
♦ Vous êtes actuellement à Maurice dans le cadre d’une visite au cours de laquelle vous rencontrez les autorités et représentants de la société civile. Est-ce pour répondre à une demande de défenseurs de droits humains locaux ?
— Non. Ma collègue du bureau de New York et moi-même sommes à Maurice dans le cadre d’un projet de recherche. L’ISHR s’est rendue compte qu’il n’existe aucune donnée sur la situation des défenseurs des droits dans les pays insulaires d’Afrique. Est-ce qu’il existe des législations, est-ce qu’elles sont respectées, est-ce des violations sont commises ? Aucune information, quelles soient fournies par les autorités ou la société civile, n’est disponible. Il n’y a pas de soumission de rapport.
♦ Que faut-il comprendre quand vous parlez de pays insulaires d’Afrique ?
— Nous parlons plus précisément des îles suivantes : Sao Tomé, le Cap Vert, Madagascar, les Comores, les Seychelles et Maurice. Nous ne disposons pas de données directes sur la situation des défenseurs dans ces pays. Mais en même temps, dans certaines conférences et réunions internationales, on a souvent eu le retour de membres de la société civile travaillant sur ces îles, disant que les violations aux droits des défenseurs commis dans ces pays ne sont pas souvent exposés, que ces défenseurs sont livrés à eux-mêmes et ne bénéficient pas de support d’organisations internationales. Donc, l’ISHR a décidé de faire de la recherche pour savoir quelle était la situation de défenseurs des droits dans ces pays. Cette recherche donnera lieu à la publication d’un rapport sur ces pays l’année prochaine.
♦ Le fait qu’il n’y a pas de rapport et d’information pourrait être interprété comme très positif pour la situation des défenseurs des droits dans les pays mentionnés ?
— C’est ce que la recherche en cours établira ou pas. Effectivement, le fait qu’on n’entende pas parler des défenseurs dans ces pays peut indiquer que le cadre juridique au niveau sécuritaire leur est favorable. Ou alors, le fait qu’on n’entende pas parler de cette problématique signifie que des violations sont commises, mais que la déconnexion de défenseurs travaillant sur ces îles avec les organisations internationales ne permet pas à l’information de circuler.
♦ Mais ces pays font tous partie d’organisations internationales et ont signé des traités, des conventions pour le respect, la défense et la promotion des droits humains, donc, de leurs défenseurs, et participent à toutes les conférences internationales sur ce sujet.
— La question n’est pas sur la participation aux conférences internationales, mais sur le fait que les pays en question ne partagent pas d’information sur cette problématique spécifique.
♦ Comment allez-vous procéder pour cette recherche ?
— Nous allons faire le tour de ces pays en plusieurs fois. Nous avons déjà commencé des visites en janvier et sommes actuellement à Maurice, avant d’aller aux Seychelles au début de la semaine prochaine. Nous reviendrons dans cette partie du monde vers la fin de l’année. Dans chaque pays, nous avons des entretiens avec les autorités, avec les défenseurs, des représentants de la société civile, pour nous permettre de nous rendre compte de la situation nationale. Il est très important de savoir comment les défenseurs perçoivent eux-mêmes leur niveau de protection, et ce qu’ils souhaiteraient potentiellement que l’État fasse pour qu’ils puissent travailler de manière sécuritaire. Dans le cadre de cette recherche, nous organisons également un atelier avec la société civile pour parler des mécanismes régionaux et internationaux et partager l’expérience que nous avons de la protection des défenseurs sur le continent africain.
♦ Avez-vous le sentiment que les défenseurs des pays africains, dont Maurice, ne sont pas au courant de l’existence de mécanismes et d’instruments qu’ils pourraient utiliser pour mieux se protéger ?
— C’est à partir de ce postulat que nous avons décidé de mener la recherche en cours pour avoir plus d’informations sur ces pays qui sont revus par les mécanismes des Nations-Unies et de la Commission africaine, sans des rapports alternatifs de la société civile. Cette situation peut exister parce que les organisations ne connaissent pas l’existence de ces mécanismes et leur fonctionnement. Il est important qu’ils les connaissent car leurs États sont revus à intervalles réguliers par ces mécanismes d’évaluation. Je peux même dire que l’île Maurice est plutôt à jour sur beaucoup de sujets auprès des organisations internationales, sauf sur la situation des défenseurs des droits humains.
♦ Votre rapport sur les îles insulaires sera publié l’année prochaine. Ça prend autant de temps pour produire un tel rapport ?
— Il faut du temps pour collecter les informations sur toutes les îles et s’assurer que le rapport dépeigne exactement la situation. Le but n’est pas de se presser pour publier, mais d’avoir les bonnes informations.
♦ Quel est l’intérêt de ce type de rapport ? Plus brutalement, sert-il à quelque chose ?
— La réponse est oui. Si nous ne faisions pas ce genre de rapport, résultat d’une recherche, si nous n’alertions pas sur la situation de certains pays concernant la protection des défenseurs, la situation pourrait être encore pire.
♦ Peut-on, dans ce contexte, dire que l’ISHR est un mal nécessaire ?
— Pourquoi dire un mal ? Je crois que nous sommes un service essentiel dans le champ d’action dans lequel nous opérons.
♦ Vous êtes Française, d’origine camerounaise, et vous avez travaillé avec les minorités en Mauritanie sur la protection des victimes de l’esclavage. Est-ce que l’esclavage existe encore en Afrique ?
— Je précise que j’ai travaillé sur cette problématique pour une autre organisation des droits humains, avant de me joindre a l’ISHR. L’esclavage existe encore en Mauritanie, pas sur une très grande échelle. Culturellement, pour certains Mauritaniens, ça fait partie de leur manière de vivre. C’est une manière de vivre difficile à comprendre pour quelqu’un qui n’est pas Mauritanien et qui ne vit pas en Mauritanie.
♦ Question plus personnelle : qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dans les organisations des droits humains ?
— Une suite logique. J’ai fait des études en loi et relations internationales à l’université de Clermont Ferrand, en France, où j’ai obtenu mon Master. J’ai fait mon stage de fin d’études au ISHR, puis j’ai travaillé pour d’autres organisations internationales en Mauritanie, comme je vous l’ai déjà dit, puis en Pologne, en Moldavie et en Afrique centrale. Par la suite, il y a eu des ouvertures de postes à l’ISHR. J’ai postulé, ma candidature a été acceptée et, depuis, je travaille dans la protection des défenseurs des droits qui devraient pouvoir le faire librement et en toute sécurité. Ce qui n’est pas le cas dans de nombreux pays où l’espace démocratique de la société civile est de plus en plus restreint.

 

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