Eric Ng, (économiste)  : “ C’est un budget un peu raté”

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Eric Ng, qui nous propose son analyse critique du discours et des mesures du budget. Il souligne également les manquements qui l’amènent à conclure que le premier budget du nouveau ministre des Finances est « un peu raté. »

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Comment est-ce que vous résumeriez votre impression générale sur le premier budget du nouveau gouvernement et également le premier du dernier ministre des Finances ?

– Je pense que le ministre des Finances s’est trompé d’hypothèse. Tout en reconnaissant lui-même que le contexte est exceptionnel, il a présenté un budget habituel, traditionnel, avec la même approche sectorielle et en venant alourdir la fiscalité, alors que nous savons que les entreprises sont dans le rouge. Et pourtant, le gouvernement a eu Rs 60 milliards de la Banque de Maurice pour ses mesures fiscales, ce qui ne l’a pas empêché d’alourdir l’endettement public ! Il n’y a pas dans ce budget des mesures qui s’attaquent aux problèmes immédiats urgents, au contraire. Savez-vous que le budget de promotion de la MTPA — qui est censé relancer le tourisme à l’arrêt —, passe de 475 à 250 millions en roupies. Et ce budget est en roupies dépréciées alors que les dépenses auront à être payées en euros ou en dollars ! Il n’y a pas un mot dans le discours du budget sur Air Mauritius, qui est dans la situation que l’on sait et qui doit être un élément fondamental dans la relance du tourisme. Air Mauritius ne figure que dans les annexes du budget.

Malgré votre impression générale — qui est, on l’a compris, loin d’être positive —, est-ce qu’il y a eu dans le budget des propositions qui vous ont paru satisfaisantes ?

– Oui. Il y a des efforts pour encourager la production locale vers l’industrie 4.0, mais sans une stratégie définie pour le renforcement des capacités des entreprises concernées. Il y a eu également un effort au niveau de la sécurité alimentaire en encourageant la production locale et la création d’une land bank pour revoir l’utilisation des terres. Mais je ne comprends pas pourquoi c’est le corps paraétatique Landscope qui va gérer ce projet et non le ministère de l’Agriculture ou celui des Terres. Il y a des mesures positives dans le budget au niveau énergétique ou de l’économie circulaire, mais pas de réflexion stratégique globale.

Qu’est-ce qui vous a choqué dans le premier budget de Renganaden Padayachy ?

– Beaucoup de choses, en fait, en commençant définitivement par sa réorientation de la stratégie fiscale. Il faut certes de la solidarité de la part de ceux qui ont de hauts revenus, mais pas en doublant la taxe de 20 à 40%. Ce n’est pas que ces personnes ne peuvent pas payer cette augmentation, mais c’est le signal qui est envoyé à travers cette mesure fiscale qui pose problème. On pourrait avoir le sentiment avec cette mesure que Maurice est une juridiction à fiscalité élevée. Dans le même sillage, il faut ranger la taxe sur le chiffre d’affaires des grosses sociétés plutôt que leurs bénéfices, ce qui implique que même si elles font des pertes, ces sociétés seront taxées…

On dirait que vous n’avez pas compris qu’une des idées politiques qui sous-tend ce budget est de suivre l’exemple de Robin des Bois : prendre aux riches pour donner aux pauvres

– Dans la situation économique du pays, ce n’est pas le moment d’envoyer des signaux pour satisfaire sa base politique, mais celui de prendre des mesures pour faire repartir l’économie ! Trop taxer les grosses sociétés, qui font face à des difficultés à cause de la pandémie, peut avoir des répercussions sur le secteur bancaire, qui les finance. C’est pour cette raison que je vous ai dit que le ministre des Finances s’est trompé d’hypothèse en préparant son budget. Il faut d’abord aider les entreprises à survivre, à se redresser, à se restructurer avant de parler de relance. Le plus important c’est d’aider les entreprises à recommencer à fonctionner avant de les taxer.

Passons à un sujet d’actualité économique. On dirait que Maurice est en train de devenir l’île des scandales financiers à répétition, le dernier en date étant l’affaire de la centrale St-Louis révélée par la Banque Africaine de Développement…

– Cette affaire arrive définitivement à un mauvais moment pour le pays, celui où on essaye de négocier avec l’Union européenne pour faire enlever Maurice de sa liste noire. Maurice doit montrer qu’il est un pays propre, transparent et que dans le secteur financier it means business, il combat le blanchiment d’argent, la corruption. Cette affaire ne va pas arranger les choses et nos affaires.

Est-ce que l’affaire de la centrale St-Louis va influer sur la décision de maintenir, ou non, Maurice sur la liste noire de l’Union européenne ?

– Je pense que oui. Car il ne s’agit d’une affaire locale, mais d’un scandale international dénoncé par rien de moins la Banque Africaine de Développement, pas par la Confédération internationale des journalistes, comme dans une récente affaire. Le plus tôt que le gouvernement nommera une commission d’enquête sur cette affaire, le mieux ce sera pour Maurice qui, il faut le souligner, se trouve déjà dans une position délicate. Si jamais Maurice se retrouve sur la liste noire de l’Union européenne, beaucoup de sociétés offshore qui ont des dépôts en devises étrangères chez nous vont les retirer, ce qui va impacter directement sur la roupie, d’une part. De l’autre, les investisseurs étrangers ne voudront plus faire des affaires dans la juridiction mauricienne placée sur une liste noire Je ne vois pas comment on pourra redresser l’économie mauricienne sans les investisseurs étrangers.

Certains de ces investisseurs étrangers qui n’hésitent pas à contourner les lois…

– Moi j’appelle ça de la planification fiscale, quand c’est fait dans le respect des lois. Il existe de par le monde des fiscalités différentes, pour attirer les capitaux étrangers, et il est tout à fait logique que l’investisseur choisisse la juridiction qui lui rapporte le plus sur ses investissements.

Je faisais cette remarque parce qu’on semble avoir tendance à prendre les investisseurs étrangers pour des anges…

– Je n’ai jamais dit ça. Et j’ajouterais que même certains investisseurs locaux sont loin d’être des anges. Dans le secteur de la finance, chaque investisseur cherche à obtenir un meilleur rendement pour ses investissements.

Revenons au budget. Ce qui a retenu l’attention, ce ne sont pas les mesures — que certains ont qualifiées de pratiquement électoralistes —, mais c’est la fin du NPF pour être remplacé par la CSG. Cette annonce qui occupe une ligne dans le discours du budget a provoqué de multiples réactions…

– Tout simplement parce que le ministre a mal fait sur cette question, qui est, nous le savons, un sujet très émotionnel à Maurice. Il n’y a pas à sortir de là : il faut définitivement une réforme sur les pensions avec, entre autres, le vieillissement de la population. Sur la pension, le ministre aurait dû venir avec un white paper, le proposer pour discussions avec le secteur privé et les syndicats et ensuite, ensuite seulement, prendre une décision qui aurait été annoncée dans le budget. Il semble avoir préféré faire le contraire !

Quelle est la différence entre le système NPF et le système CSG ?

– D’après ce que j’ai compris, à partir de 2023, on va fusionner le système NPF, la pension contributive des employés et des employeurs, et la pension universelle, que paye le gouvernement à partir des taxes, dans le système CSG. Tout cela, d’après ce que j’ai compris, pour respecter une promesse électorale pour faire arriver la pension de vieillesse à Rs 13 500 en 2023. Mais on n’avait pas dit que la pension serait payée à partir de 65 ans, que pour payer ce montant le gouvernement allait fermer la NPF et créer une nouvelle taxe qui sera surtout payée par les entreprises. Pour le faire, le gouvernement va faire augmenter les contributions des employés et des employeurs. Contrairement à qui a été dit, la CSG n’est pas une contribution mais une nouvelle taxe progressive pour les entreprises. On va arriver à une situation où tout le monde va bénéficier du même montant pour la pension alors que les contributions n’auront pas été égales. Les choses ne sont pas claires autour de cette question qui a suscité beaucoup de craintes notamment quant à la possible utilisation des contributions de la pension par le gouvernement pour ses besoins. On se demande aussi qui va gérer les 130 milliards qui sont dans le NPF et proviennent des contributions des travailleurs. Donc, beaucoup de questions restent posées, même par Business Mauritius et les syndicalistes qui ont été pris au dépourvu par cette mesure annoncée.

Autour de cette polémique rôde la question que personne ne semble vouloir aborder : un éventuel ciblage de la pension universelle

– Il ne faut pas abolir la pension universelle, mais revoir tout le système actuel, comme le préconisent les institutions internationales. Il est beaucoup plus juste de cibler la pension de vieillesse et de privilégier ceux qui en ont besoin et dont c’est la seule source de revenus. Le ministre des Finances a raté une occasion en or pour apporter une véritable réforme au régime des retraites qui, à part le transfert NPF/CSG, est resté tel quel. Si c’était pour faire un coup politique, comme le pensent certains, ce n’était pas le moment approprié. Le ministre aurait dû profiter de la situation actuelle pour faire des réformes et lancer des propositions pour consolider la résilience de notre économie. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui la pension de vieillesse représente presque 90% du salaire minimum et pèse presque Rs 35 milliards dans le budget, avec les pensions des veuves, des orphelins et des handicapés.

Et surtout, si nous restons dans la logique politique politicaille, ces pensions s’adressent à un nombre conséquent d’électeurs

– J’espère que ce n’est pas qu’un coup politique ! Il ne faut pas oublier que nous sommes en train de sacrifier la génération à venir, celle qui aura à payer demain pour toutes les mesures financières et les dettes qui sont prises aujourd’hui. Il existe une iniquité intergénérationnelle qui nécessite des réformes fondamentales. C’est pour cette raison qu’il faudra, tôt ou tard, venir avec un ciblage pour la pension de vieillesse, sinon nous allons nous retrouver avec un gros trou dans les caisses de l’État. Si on ne fait pas de réformes, les finances publiques vont s’alourdir et il faudra augmenter les taxes pour équilibrer le budget. Nous sommes dans un grand tourbillon économique.

Ce n’est pas l’impression qui se dégage du discours du budget du ministre des Finances. En l’écoutant, on avait le sentiment que la situation était grave, mais pas plus que ça et qu’il avait pris les mesures qu’il fallait pour affronter la situation…

– C’est le premier reproche que je lui ai fait après son discours. En effet, à l’écouter, on avait l’impression que tout était revenu à la normale, que tout allait bien, que les acquis sociaux sont intacts, qu’il n’y a pas d’effort budgétaire, pas de discipline fiscale, que tout roulait, quoi. Alors que, sans avoir à effrayer les Mauriciens, il fallait leur faire prendre conscience que les temps sont difficiles, qu’il faudra se serrer la ceinture, faire des efforts, retourner au travail, à l’épargne pour redresser la situation.

Les difficultés se font déjà sentir. Certaines entreprises, que vous défendez si bien, profitent de la situation pour faire du dégraissage, pour ne pas dire du licenciement ciblé…

– Sur la question de licenciement, j’aurais proposé qu’au lieu de consacrer Rs 15 milliards au chômage partiel, de créer un mécanisme de responsabilisation, le bonus-malus. Quand dans cette situation critique une entreprise crée un emploi, il obtient un bonus du gouvernement, mais si l’entreprise licencie, elle doit payer un malus à l’État. Car il faut protéger le salarié, mais pas l’emploi, qui quand il est détruit ici sera créé ailleurs. Nous sommes dans une période de mutation économique où beaucoup de secteurs utilisent l’informatique. Dans ce contexte, il faut rendre l’employé employable avec une flexibilité dans le contrat de travail et encourager le télétravail.

Et pourtant, cette manière de travailler, qui a été beaucoup pratiquée pendant le confinement, n’a pas été mentionnée dans le budget…

– Je trouve incroyable que le budget ne parle pas de télétravail, alors que c’est une méthode qui est en train d’être de plus en plus utilisée. Parce qu’elle permet à l’entreprise de réduire ses coûts, ce qui est un des enjeux de la relance. Il faut pouvoir réduire les coûts de production pour pouvoir rebondir. Avec le télétravail, surtout dans le secteur des services, l’entreprise peut réduire ses coûts de production en faisant travailler ses employés depuis leur domicile. Le budget aurait dû comporter des détaxes sur les produits informatiques ; l’amélioration du service téléphonique, de l’internet et du wifi pour encourager le télétravail. Ce n’est pas le cas.

Le ministre a mis l’accent sur les grands travaux pour préserver l’emploi et relancer la machine économique. Le secteur de la construction bénéficie de Rs 41 milliards dans ce budget…

– Il s’est encore une fois trompé d’hypothèse en mettant trop l’accent sur la construction. Je ne crois pas que nous ayons suffisamment de ressources pour absorber cette injection de Rs 41 milliards dans la construction. Les projets immobiliers vont subir des retards dans leur exécution parce que les frontières sont toujours fermées et que nous importons tous les équipements et toutes les matières premières pour la construction.

Sans oublier la main-d’œuvre

– Vous avez raison de le souligner, ce sont en majorité des étrangers ! C’est ce qui explique que malgré que le taux de croissance de la construction soit à deux chiffres, nous avons eu un taux de croissance économique de moins de 4%. Je pense que le ministre des Finances a mis trop d’accent sur la construction, mais pas assez sur d’autres secteurs comme la manufacture et les TIC, secteur d’avenir dont on ne parle également pas dans le budget. Je ne comprends pas cette obsession pour la construction, à moins que ne ce soit en raison du fait que les projets dans ce secteur se chiffrent en milliards.

Seriez-vous en train de faire une référence supposément discrète à l’affaire de la centrale de St-Louis ?

– Loin de moi cette idée. J’ai déjà écrit dans mon livre « A contre courant » en parlant de la corruption que plus un projet public vaut cher, vaut des milliards, plus la tentation de la corruption est forte. C’est un fait. Pour revenir au budget, beaucoup espèrent que le Finance Bill va modifier, pour ne pas dire corriger, certaines mesures du budget. Mais même si cela est fait, le coup est déjà parti et les mauvais signaux envoyés surtout aux investisseurs étrangers, entamant leur confiance, qui est un maître-mot dans l’investissement. Vous savez que la confiance, une fois qu’on l’a perdue, c’est fini. J’espère qu’il y aura dans le Finance Bill au moins quelques ajustements pour redonner un peu de confiance à la communauté des affaires.

Quelles sont vos prévisions à long terme pour l’économie mauricienne ?

– Les chiffres le disent : nous serons toujours en croissance négative, en contraction, ce qui est beaucoup plus sévère qu’une récession qui, en principe, ne dure que deux trimestres. Sur une période d’une année, on peut parler de dépression puisque pour l’année calendaire 2020, nous serons à moins 11% et en 2020-21, les prévisions sont de moins 7%. Et d’après les chiffres du ministère des Finances, le PIB pourrait retrouver son niveau de 2019 en décembre 2022. Nous avons donc deux années très difficiles devant nous, avec beaucoup d’incertitudes et manque de visibilité. Nous sommes loin de la « nouvelle normalité ».

Peut-on dire pour conclure cette interview que le premier budget de Renganaden Padayachy est un budget un peu raté ?

– Oui, on peut dire que c’est un budget un peu raté. Parce que le ministre des Finances a eu Rs 60 milliards et Rs 80 autres milliards pour la Mauritius Investment Corpopration de la Banque de Maurice. C’est son premier budget au début d’un nouveau mandat dans une situation exceptionnelle. Il pouvait faire un budget adapté aux circonstances avec les moyens qu’il a à sa disposition. Il l’a un peu raté.

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