Éric Ng Ping Cheun : “Il y a de quoi être inquiet pour l’avenir économique de Maurice !”

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Éric Ng Ping Cheun. Dans cette interview, réalisée jeudi après-midi, il répond à des questions sur la situation économique et ses perspectives et partage sa réflexion sur d’autres sujets d’actualité.

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En 2023, les boutiques et commerces chinois n’ont pas fermé pour la nouvelle année chinoise, comme c’était le cas autrefois. Est-ce que le business est aussi difficile que ça ou est-ce que la communauté chinoise respecte moins les traditions ancestrales ?
— C’est vrai qu’autrefois, les boutiques et commerces chinois fermaient pendant parfois plus d’une semaine pour la nouvelle année. Mais c’était l’époque où les Sino-Mauriciens étaient majoritaires dans le commerce, ce qui n’est plus le cas. Aujourd’hui, ils ne prennent qu’un ou deux jours de congé. C’est, sans doute, une forme de modernisation de la vie économique, mais c’est également une manière de faire provoquée par la concurrence qui, elle, ne ferme pas ses boutiques et ses magasins. À cela, il faut aussi ajouter qu’effectivement, le business est devenu plus difficile.
Vous dites que le business devient de plus difficile et pourtant, dans son message à la nation pour la nouvelle année, le Premier ministre avait affirmé qu’il existait un « feel good factor » dans le pays.
— Cela dépend de ce qu’on qualifie de « feel good factor. » Le PM pensait, sans doute, au fait que le gouvernement a donné Rs 1,000 dans le budget pour la compensation salariale, que le 13e mois est payé aux fonctionnaires et aux pensionnaires. Malgré cela, le mois de décembre n’a pas été bon pour le commerce. Le chiffre de vente a augmenté en termes de volume, mais pas en termes de valeur. On a moins acheté – et vendu – que l’année dernière, en raison de la hausse des prix qui fait que les Mauriciens achètent moins …
Parce qu’il est devenu prudent, plus économe, achète utile et fait des provisions pour demain, au lieu de surconsommer aujourd’hui ?
— Il y a un peu de ça. Mais je pense aussi que la dernière hausse du taux repo, au début de décembre dernier, a envoyé le signal que 2023 sera une année au cours de laquelle il faudra faire attention aux dépenses. D’ailleurs, le leader de l’opposition est allé dans le même sens dans une récente déclaration publique. Donc, 2023 ne sera pas une année facile.
On parle beaucoup de l’économie parallèle qui serait florissante et expliquerait le « feel good factor » dont parlait le PM…
— J’évalue l’économie parallèle à 15% ou 20% du PIB, ce qui n’est pas énorme. L’impression de « feel good factor » vient, à mon avis, du fait qu’on a beaucoup imprimé de papier monnaie, équivalent à un tiers du PIB, ces derniers temps. C’est de l’argent qui ne correspond pas à une production de biens ou de services, mais a été puisé des réserves. C’est cet argent qui vient gonfler artificiellement le PIB. Il circule dans le commerce et donne l’impression que les gens ont de l’argent à cause de l’économie parallèle.
Comme vous, la majorité des experts mondiaux disent que 2023 sera une année difficile, certains parlent même de récession mondiale. Or, le ministre des Finances mauricien semble avoir une vision optimiste de l’année qui commence. Est-ce que Maurice serait devenue l’exception qui confirme la règle au niveau économique mondial ?
— Le ministre des Finances est dans son rôle quand il essaye de ne pas noircir le tableau économique. Est-ce qu’il a dans sa poche des mesures qui permettront à Maurice d’être moins affectée par la situation économique ? Je ne sais pas. Objectivement, nous allons vers une récession mondiale vers la fin de l’année. Les prévisions des exportations mauriciennes ne sont pas réjouissantes et la hausse des taux d’intérêt fera augmenter les licenciements dans les entreprises. Mais c’est le prix à payer pour combattre l’inflation puisqu’on a été trop laxiste sur le sujet dans le passé. Si on pousse plus loin l’analyse, on pourrait dire que c’est une normalisation de la politique qui redevient raisonnable.
Par ailleurs, on ne peut mettre de côté les conséquences économiques de la guerre en Ukraine et des tentatives de la Chine de sortir de sa politique de zéro Covid. Il ne faut pas oublier que prochainement, il y aura à Maurice une hausse des tarifs d’électricité qui impactera les entreprises et l’ensemble du secteur économique. Cela dit, je pense que l’on pourra se débrouiller. Dans le contexte économique global, il nous faut une croissance qui repose plus sur l’investissement que sur la consommation. Mais la bataille sera rude, car il faut créer de la croissance et des emplois.
Vous parlez de créer des emplois, mais dans beaucoup de secteurs, dont l’hôtellerie et la restauration, les directeurs disent ne pas arriver à remplir les nombreux postes disponibles dans leurs établissements et préconisent l’importation de la main d’œuvre.
— C’est un grand paradoxe. Le secteur touristique prévoit que les arrivées seront des 1,4 millions cette année et on a besoin de personnel pour ça. Surtout de personnel local, car le sourire mauricien n’est pas le même quand il vient d’un employé étranger ! Certes, il y a un manque évident de volonté des Mauriciens de revenir vers le tourisme, mais je crois que l’industrie doit faire un effort pour les attirer en leur offrant de bonnes rémunérations et surtout des perspectives de promotion.
Peut-on dire que le Mauricien est dégouté de l’hôtellerie ?
— Je n’irai pas jusque là. C’est un métier dur, avec des heures indues et il faut motiver ceux qui y travaillent. Il faut aussi qu’il y ait une méritocratie tout au long de la hiérarchie et permettre aux employés mauriciens de pouvoir accéder au management, ce qui n’est pas totalement le cas à l’heure actuelle. De manière générale, 2023 sera une année intéressante, pas dramatique, mais aussi difficile que l’a été 2022. Je pense que si les mesures adéquates sont prises, on peut éviter une « taxflation », récession doublée d’une inflation.
Que faut-il éviter de faire, en 2023, au niveau économique ?
— Le gaspillage dans le secteur public et on le dit à chaque début d’année. Malheureusement, le rapport de l’Audit qui sortira dans quelques mois étalera les gaspillages du secteur public, comme cela a été le cas l’année dernière. Il faut mettre de l’ordre dans les finances publiques et, en même temps, accélérer les projets d’investissements dans différents secteurs en créant un climat de confiance dans le pays, tout en respectant l’indépendance des institutions. Le tout dans le cadre d’une politique monétaire stable où la roupie ne fait pas le yoyo par rapport aux autres devises. Le gouvernement doit envoyer le bon signal en matière de chasse au gaspillage et de dépenses. Trop de dépenses mènent à une augmentation des impôts, ce qui est un mauvais signal.
Faut-il prévoir une augmentation des impôts directs dans ce grand exercice d’équilibrage économique ?
— Je pense que ce n’est pas le bon moment d’augmenter la corporate tax. Cela n’aidera pas à faire venir de nouveaux investisseurs et faire rester sur place les anciens. Mais on ne peut pas laisser filer l’endettement, d’autant que nous sommes surveillés de près par Moody’s. On peut envisager une taxation ciblée pour les quelques secteurs qui font bien, comme l’immobilier.
Avec le nombre de morcellements de luxe vides, on peut avoir le sentiment que ce secteur est saturé…
— Les propriétés immobilières pas occupées ne signifient pas nécessairement qu’elles n’ont pas été vendues. Il y a toujours un engouement pour l’immobilier mauricien en raison de ses spécificités.
Vous disiez que Maurice doit avoir une bonne image dans le secteur financier international pour attirer de nouveaux investisseurs. Est-ce que l’interdiction de certaines activités bancaires de la SBM India – qui compte 8 succursales – imposée par la Reserve Bank of India, cette semaine, risque de brouiller cette image ?
— Il faut toujours faire très attention au niveau des banques internationales. En Inde, on ne badine pas avec les régulations, les institutions sont indépendantes, il n’y a pas d’interventions politiques et tout se fait dans la transparence. La RBI n’impose pas des sanctions à la légère. Quand Maurice veut jouer sur la scène bancaire internationale, il faut être sérieux, très prudent et respecter les règlements.
Comment interpréter le communiqué de la SBM qui dit que l’interdiction de pratiquer certaines activités bancaires imposée par la RBI à sa branche en Inde n’est pas une sanction?
— C’est visiblement de la com, qui joue beaucoup dans la gestion de ce genre de situation. La RBI ne prend pas de décisions avec un quelconque intérêt partisan pour plaire oui déplaire à qui que ce soit…
Comme la Banque de Maurice ?
— C’est vous qui le dites ! Ce qui vient de se passer est sérieux.
Tout en disant que ce n’est pas une sanction, la SBM a muté son CEO quelques jours après. Ce qui laisse entendre, pour reprendre un autre terme du PM, que le CEO de la SBM aurait « fauté ».
— Vous êtes en train de chercher à m’entraîner sur un terrain politique, mais je ne vais pas vous suivre puisque, en plus, je ne connais pas le dossier. Cette mutation laisse sous entendre que, quelque part, quelque chose a été mal fait. Et parfois, la perception est plus forte que la réalité. Je ne sais pas si les deux éléments sont liés, mais une mutation découle d’une chose mal faite, d’un dossier mal traité. Dans l’intérêt de ses clients, la SBM devrait communiquer dans la transparence sur les deux faits que vous avez cités. Je ne crois pas que ces incidents rejailliront sur le secteur bancaire mauricien qui est résilient, mais il se serait bien volontiers passé de ces épisodes, qui sont des problèmes systémiques propres à la SBM.
Est-ce que le secteur touristique mauricien peut atteindre l’objectif de 1,4 millions de visiteurs en 2023, dans le contexte économique mondial actuel ?
— Il faut mettre le paquet pour atteindre cet objectif. Ce sera difficile mais atteignable avec un budget de promotion plus conséquent. Les Rs 400 millions ne sont pas suffisantes avec un euro à Rs 40…
Ces Rs 400 millions servent juste à faire mal écrire le nom de Maurice sur un terrain de football en Angleterre !
— Soyons sérieux. Il faut revoir à la hausse le budget de promotion touristique, mais surtout la question de l’accès aérien et l’équilibre à trouver entre l’ouverture de l’espace aérien et la rentabilité d’Air Mauritius, qui bénéficie toujours de sa situation de quasi monopole. Il faut voir plus les intérêts du pays que ceux d’Air Mauritius qui, d’ailleurs, devrait bénéficier de l’ouverture de l’espace aérien avec le jeu de la concurrence et une augmentation de la demande
Abordons un sujet qui provoque beaucoup de débats au niveau mondial. Cette semaine, dans le Guardian, Joseph Stiglitz, prix Nobel de l’Économie avec deux autres économistes, en 2001, préconise une taxe de 70% pour les plus riches pour lutter contre les inégalités sociales. C’est également ce que préconise l’ong OXFAM qui souligne que pendant la pandémie de Covid 19, 1% de la population mondiale s’est partagé les deux-tiers de la richesse créée pendant cette période. Alors, faut-il super taxer les super riches ?
— Nous avons déjà évoqué cette question dans une précédente interview en parlant de l’impôt sur la fortune au niveau local. En ce qui concerne les chiffres d’OXFAM, il faut savoir que ces richesses sont générées par des actifs en bourse. Quand les cours montent, elles le font également, mais elles chutent quand les cours sont au plus bas. La question que pose le débat est la suivante : est-ce que les plus riches doivent payer plus de taxes ? Je crois que moralement, la réponse est oui. Mais pas à un niveau qui les effarouche et les incite à ne plus investir. À Maurice, les très riches payent jusqu’à 25% de taxes, ce qui fait qu’ils sont moins taxés ici qu’ailleurs dans le monde. C’est une des raisons de l’attractivité de Maurice pour les investisseurs.
Mais alors, comment concilier la nécessité d’un plus grand partage des richesses et l’impératif de ne pas « effaroucher » les plus riches par une trop forte taxation ?
— Il faut définir une politique qui soit juste et équitable avec un meilleur ciblage en termes de taxation.
Quel serait, selon vous, le taux d’augmentation raisonnable à Maurice tout en n’effarouchant pas les très riches ?
— Je pense qu’il faut plus taxer les revenus passifs que les revenus actifs. Parce que les revenus actifs, c’est-à-dire les salaires, les résultats d’efforts de travail, sont ce qui permet aux membres de la classe moyenne de grimper l’échelle sociale avec son intelligence, ses compétence et ses efforts. Les revenus passifs sont généralement des héritages, des terres, des propriétés, des loyers, des actions. Il faut commencer à réfléchir sur l’introduction de l’impôt sur la fortune à Maurice à partir d’une étude pout établir comment augmenter les recettes fiscales de l’État sans pénaliser, outre mesure, les plus riches contribuables.
Quelles sont les perspectives de réformes économiques pour l’avenir ?
— Soyons réalistes ! À deux ans des prochaines élections générales, il ne faut pas compter sur les grandes réformes économiques nécessaires. Ça sera « business as usual » : on gérera l’économie en veillant à contenir l’inflation, veiller à ce qu’il n’y ait pas trop de licenciements pour ne pas faire de vagues sociales qui pourraient affecter les élections. C’est au début d’un mandat que l’on peut faire les grandes réformes et donner un bon coup de pouce à l’économie, ça n’a pas été le cas cette fois-ci. On a utilisé le Covid pour ne pas réformer l’économie et on n’a fait qu’utiliser les réserves de la Banque de Maurice pour dépenser et, aujourd’hui, on en subit les conséquences. Ce qui a, sans doute, poussé le ministre des Finances à dire qu’il n’allait plus avoir recours à la Banque de Maurice.
Il faut, donc, attendre les prochaines élections générales pour espérer une réforme en profondeur de notre système économique ?
— Exactement. D’ici là, on colmatera ce qui peut l’être,on éteindra les feux, et on fera en sorte que la situation ne se détériore pas, mais reste plus ou moins stable. On fera de la gestion au quotidien, en attendant les prochaines élections et l’état de grâce qui suivra, afin de penser aux réformes nécessaires.
Et comment se porte le secteur privé que l’on entend de moins en moins ?
— On ne l’entend que pour dire des lieux communs, mais en privé, entre eux, ses membres se plaignent. Pour eux, l’important c’est d’obtenir les permis dont ils ont besoin pour leurs projets de développement.
En tant qu’économiste, que pensez-vous de l’annonce du PM, dimanche dernier, selon laquelle le métro léger allait être installé partout dans l’île ?
— Dans l’idéal, il est tout à fait normal que le métro aille vers les régions rurales, ne soit pas réservé seulement aux habitants des villes, comme c’est le cas actuellement. Mais la grande question est : est-ce que nous avons les moyens financiers de le faire ? Je ne le crois pas.
Nous n’avons qu’à faire appel à notre grand frère indien pour financer cette extension !
— On oublie ou on ne veut pas le savoir, mais l’aide de notre grand frère indien c’est 90% de prêts remboursables avec intérêt et 10% de don. Avons-nous les moyens d’emprunter et de rembourser ? Il faut aussi savoir si nous avons la masse critique suffisante, en termes de voyageurs, pour nous lancer dans cette extension non prévue au départ.
Et pour conclure cette interview, est-ce que vous êtes inquiet pour l’avenir au niveau économique ?
— Je ne voudrais pas utiliser le terme inquiétude. Disons que je suis très concerné par certaines questions, certains issues, comme dit l’anglais. Je me demande comment nous allons faire au niveau de l’endettement, de l’inflation monétaire – avec cette impression de monnaie dont nous avons parlé. J’ai aussi des interrogations au niveau des jeunes – ceux qui sont compétents et qui quittent le pays pour faire leur avenir ailleurs. Je m’interroge aussi sur ceux qui restent au pays – qui sont souvent obligés de le faire – et qui ne trouvent pas de travail, alors que les entreprises disent rechercher de la main d’œuvre
Peut-on dire que le Mauricien n’a pas envie de travailler, ne croit plus dans la valeur du travail ?
— C’est un phénomène mondial dont nous subissons les retombées. La génération née après 1980 ne croit plus dans la culture et les valeurs du travail. Elle veut, d’abord et avant tout, profiter de la vie et augmenter son temps de loisir en diminuant celui du travail. J’ai peur que cette tendance s’accentue ici, surtout que Maurice est un pays tropical qui se prête au loisir et au farniente. Il faudrait faire du ciblage au niveau de la pension de vieillesse, mais qui aura le courage de le proposer dans la classe politique ? Il existe, comme ça, beaucoup de sujets importants pour l’économie qu’on ne peut aborder pour des raisons politiques, et cela par tous les partis, comme : le vieillissement de la population ; la perte de la culture du travail chez les jeunes ; la fuite en avant dans l’inflation et l’endettement public. Ce sont des questions importantes que le politique ne veut pas aborder, alors qu’elles sont prioritaires. Finalement, nous vivons dans un pays où personne n’ose dire la vérité économique. Il y a de quoi être inquiet pour l’avenir de Maurice.

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