Footez-nous la paix !!!

Et qu’y a-t-il de mal à ce que les gens prennent un peu de bon temps autour de la Coupe du monde qui se termine aujourd’hui ?
Oui, bien sûr, nous avons besoin de nous rassembler.
Oui, bien sûr, nous avons besoin de vibrer en chœur.
Oui, il a donné de beaux moments, ce regroupement autour du foot, et d’intéressantes leçons au sujet de l’identité (notamment autour de l’équipe du Maroc).
Oui, nous avons parfois besoin de nous vider la tête et de faire la fête face à une actualité et un monde de plus en plus déprimants.
Oui, nous avons besoin de tout cela.
A condition de ne pas être dupes de tout ce qu’il y a autour.

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Autour, c’est une usine à fric.
Pour accueillir sa première Coupe du monde, le Qatar a dépensé plus de 220 milliards de dollars pour bâtir les infrastructures de la compétition. Ce qui en fait la Coupe du monde la plus chère de l’histoire, pas moins de dix fois plus chère que l’édition précédente en Russie.
En terme de retombées économiques, ce Mondial pourrait rapporter plus de 17 milliards de dollars, soit les revenus générés durant la période de la compétition mais aussi ceux liés notamment au tourisme.
En France, la chaîne TF1 se frotte les mains : alors que les Bleus progressaient vers la finale, la chaîne a battu des records d’audience, dont a découlé une hausse des tarifs publicitaires. Avec des recettes supérieures aux objectifs fixés. Depuis le début de la compétition, rapporte-t-on, les matches de l’équipe de France ont attiré 14,6 millions de téléspectateurs en moyenne, soit près de 2 millions de plus que pour la Coupe du monde de 2018. La rencontre entre la France et le Maroc pour la demi-finale, mercredi a été suivie par 20,7 millions de téléspectateurs, avec un pic à 23,3 millions à la fin du match. En conséquence, les recettes publicitaires de TF1 devraient dépasser les 152 millions d’euros.
Une des premières observations qui en découle, c’est que l’appel au boycott semble avoir été peu efficace. Au grand dam de ceux qui estimaient que cette Coupe du monde au Qatar représentait une aberration écologique (notamment avec la climatisation des stades) et que son bilan humain était choquant au vu du nombre de travailleurs étrangers qui seraient morts sur les chantiers de construction des stades et d’aménagement d’autres infrastructures.
Pendant que les foules se mobilisaient dans diverses régions de France pour soutenir leur équipe, certains font ressortir que le pouvoir a profité de la démobilisation de la population par rapport à d’autres enjeux. « Quand un peuple hurle plus fort pour un 2-0 que contre un 49-3, l’état d’urgence c’est ça », s’indignait cette semaine un internaute. Il fait ici référence à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de la Ve République française, qui donne la possibilité au Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, de faire passer un projet de loi sans qu’il soit débattu et sans qu’il soit soumis au vote. Une disposition jugée « anti-démocratique » par certains, qui permet en clair de contourner le Parlement, et qui a été utilisée à pas moins de dix reprises par le gouvernement français ces derniers mois, notamment pour faire passer des lois concernant les pensions.
« Un peuple submergé par la médiocrité se condamne à l’échec et à la misère quand il en connaît plus sur le football que sur ses propres droits, quand il crie plus fort pour un but que pour une injustice et quand il exige plus d’un joueur que de ses dirigeants », renchérit un autre internaute.
Il n’est pas question d’être manichéen.
Mais il importe d’être conscient de ce qui est, là, à l’œuvre.
L’expression latine « panem et circenses » n’est pas nouvelle.
Dans la Rome antique, elle aurait été forgée par le poète satirique Juvénal qui, dans sa Satire X, écrit ceci : « « Ces Romains si jaloux, si fiers, qui jadis commandaient aux rois et aux nations et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque. »
Une façon pour Juvénal de dénoncer le fait que ses compatriotes se préoccupent uniquement de leur estomac et de leur divertissement, que leur jettent bienveillamment les empereurs. Pendant que le peuple s’amuse, il fout la paix aux puissants, libres de faire tout ce qu’ils veulent.
La recette, depuis, a été éprouvée. Et continue manifestement à l’être.
Alors le divertissement, oui. Mais le divertissement qui constitue une diversion de tout le reste ?
Parce que pendant que des foules se sont réunies à travers notre île à 23 h mercredi dernier, il est édifiant de voir qu’ils n’ont été qu’une poignée à se mobiliser pour soutenir un homme emprisonné et un autre en grève de la faim, tous deux se battant ouvertement contre le pouvoir sur des questions ayant trait à nos libertés fondamentales.
Parce que pendant ce temps-là un bateau échoué à St-Brandon est en train de déverser ses hydrocarbures dans l’indifférence générale.
Parce que pendant ce temps-là, l’(In)dependent Broadcasting Authority est en train de faire passer de nouveaux règlements qui viennent encore restreindre la liberté des radios privées.
Parce que pendant ce temps-là, la Banque de Maurice prend l’eau et le Repo Rate est à nouveau relevé, ce qui va rapidement constituer une charge supplémentaire et difficilement soutenable pour les emprunteurs de la classe moyenne.
Dire qu’il faut se taire et laisser s’amuser ceux qui le désirent est un danger. Parce que refuser la parole, c’est refuser la pensée. Et être dispensé de penser relève quelque part d’une forme de privilège. Parce qu’on se dit qu’on est en position de ne pas être touché, donc pas concerné par ce qui touche les autres.
“Les gens disent souvent, avec fierté : ‘Je ne m’intéresse pas à la politique.’ Autant dire : ‘Je ne m’intéresse pas à mon niveau de vie, ma santé, mon travail, mes droits, mes libertés, mon avenir, ni à l’avenir en général”, s’insurgeait la romancière et correspondante de guerre Martha Gellhorn. Qui ajoutait : “Si nous voulons garder un minimum de contrôle sur notre monde et nos vies, nous devons nous intéresser à la politique.
Alors oui au foot, oui aux grands rendez-vous sportifs. Mais sans se laisser obnubiler, sans se boucher les yeux et se taire face au reste.
Dans un post publié hier sur Facebook, Daniella Bastien écrit ceci :

Check to life pa bat karte
To bizin fer fas ar tourbiyon lavi
Personn pa pou kapav alkatraz to labous
Laparol ena lezel person pa pou kapav anpes li anvole !

Question : saurons-nous, pour nos droits, nous mobiliser et nous manifester aussi fort qu’autour d’un match de foot ? Y pensera-t-on, ce soir, devant la grande finale ?

SHENAZ PATEL

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