Le 13 juin 1985, les Mauriciens découvraient un nouveau modèle de commerce : Mammouth. Implanté à Bell Village dans un ancien showroom automobile, le magasin allait transformer en profondeur les habitudes de consommation grâce à une combinaison audacieuse : crédit à tempérament structuré, publicité de masse, fabrication locale et accessibilité pour tous. Quarante ans plus tard, cette aventure — devenue Courts Mammouth — reste l’un des jalons les plus marquants du commerce moderne à Maurice.
Derrière cette révolution, un homme : David Isaacs. Envoyé par le siège de Courts à Londres pour lancer l’enseigne, il supervisera les débuts, le développement rapide du réseau, les alliances avec les artisans locaux et l’expansion vers les régions rurales, Rodrigues, puis Madagascar et l’Afrique. Dans un entretien exclusif à Week-End, il revient avec précision et émotion sur les débuts modestes mais déterminés de Mammouth, sur les défis logistiques, la création du système de crédit local, l’implication des artisans locaux, les relations avec les Premiers ministres, l’impact social des équipements domestiques comme le gaz et la machine à laver, et le rôleclé de la famille Cohen, notamment Bruce, puis Andrew, actuel CEO. Au-delà de la réussite entrepreneuriale, c’est un pan de mémoire collective mauricienne qui se raconte ici : celui des familles qui, grâce à Mammouth, ont pour la première fois pu s’équiper, aménager leur intérieur, accéder au confort moderne.
David Isaacs, fondateur de l’enseigne : « Dès qu’ona ouvert, ça a été une explosion »
Week-End : M. David Isaacs, bienvenu aujourd’hui au siège du Mauricien Ltd pour une occasion spéciale, le 40e anniversaire de Mammouth, aujourd’hui Courts Mammouth, implanté à Maurice depuis le 15 juin 1985. Pouvez-vous nous parler un peu de comment ce projet d’implanter Mammouth à Maurice a vu le jour ? Comment cette vision est-elle née ?
David Isaacs : Très bien. La décision d’ouvrir un magasin à Maurice a été prise par le siège du groupe Courts. Maurice faisait partie d’un groupe mondial. Le siège était à Londres et, dès les années 1950 et 60, la société avait commencé à ouvrir des showrooms dans des pays lointains — surtout dans le Commonwealth britannique. Ça a commencé en Jamaïque en 1958, puis à la Barbade en 1966. D’autres îles des Caraïbes ont suivi. Moi, je suis allé à Sainte-Lucie en 1981 pour créer le business là-bas, comme je l’ai fait plus tard ici. À l’Est, Courts avait des showrooms à Singapour, à Hong Kong, aux Fidji, en Australie… Donc, Maurice s’inscrivait naturellement dans la stratégie du groupe, pensée depuis Londres.
Week-End : Et pourquoi avez-vous choisi de nommer l’enseigne “Mammouth” ?
David Isaacs : C’est une question intéressante. J’ai vécu à Sainte-Lucie pendant quatre ans avant de venir à Maurice, et je savais presque un an à l’avance que j’allais venir ici. Sainte-Lucie est proche de la Martinique, un territoire français. Là-bas, les gens parlent le créole et l’anglais — pas vraiment le français. Moi, j’avais appris un peu de français à l’école, mais ce n’était pas très solide. J’ai donc commencé à pratiquer davantage, y compris en allant en Martinique. Et je me suis rendu compte que les gens, en particulier les Martiniquais, n’étaient pas à l’aise avec le nom « Courts » — ça ne sonnait pas bien. Par coïncidence, la société au Royaume-Uni venait d’ouvrir un nouveau type de showrooms, bien plus grands, en périphérie des villes, et les avait baptisés “Mammouth”. Donc, quand j’étais à Londres juste avant de venir à Maurice, j’ai dit au conseil d’administration que je ne pensais pas que “Courts” allait fonctionner ici. C’était difficile à prononcer, et ça n’évoquait rien. Et comme ils venaient de lancer le concept “Mammouth”, on a convenu que ce serait le nom pour Maurice. C’est aussi simple que ça.
Week-End : Mais derrière ce nom, il y avait peut-être aussi un choix marketing audacieux ?
David Isaacs : Oui. Ce qui était bien avec le nom “Mammouth”, c’est qu’il était facile à comprendre et à imaginer. C’était un nom plus excitant. Quand on a ouvert, on a beaucoup communiqué. On a créé les symboles de la souris et de l’éléphant. On faisait des publicités télé avec le “mammouth” et la souris. Ce genre de choses plaisait beaucoup à la population. Ça a aidé à rapprocher le nom “Mammouth” du cœur des Mauriciens. C’était quelque chose avec lequel les gens pouvaient s’identifier facilement. Et ça a marché. C’était un rêve.
Week-End : Et pour ce qui est du lieu — pourquoi avoir choisi Bell Village ?
David Isaacs : Le bâtiment a été acheté tout simplement parce qu’il était en vente. Ceux qui s’occupaient du dossier avant mon arrivée — les questions juridiques, les permis, les banques — avaient commencé à travailler. Un des contacts, c’était une agence immobilière très connue à l’époque, celle d’Alan Tinkler. Ils ont proposé ce bâtiment, qui était le garage Leal à Bell Village. C’était un ancien showroom automobile. Les propriétaires étaient d’accord pour vendre, notre siège a fait une offre, et voilà. Ensuite, il a fallu le rénover. Mais comme c’était déjà un showroom, c’était facile à transformer.
Week-End : À cette époque, dans le contexte économique et commercial, comment avez-vous anticipé l’impact de Mammouth sur les petites entreprises ? Il y avait à ce moment-là beaucoup de petits magasins de meubles…
David Isaacs : La plupart des meubles étaient fabriqués par des artisans. Quand je suis arrivé, on avait un showroom, mais aucun personnel, aucun stock. Je suis arrivé avec une valise et le nom d’un comptable : Roland Fok Young, qui travaillait pour le compte du siège à Londres. Il s’occupait des permis, de l’achat du bâtiment, des architectes, des entrepreneurs… Mais on ne pouvait pas démarrer sans stock. Mes deux priorités, c’était recruter du personnel et trouver des produits. Les artisans se divisaient en deux groupes : ceux qui voulaient rester comme ils étaient, et ceux qui voulaient grandir. J’ai trouvé le tout premier à Route Royale. Il avait un tout petit showroom avec trois canapés. Je lui ai dit : “Je voudrais en commander dix ou vingt, tu peux le faire ?” Il m’a dit oui. C’est comme ça que ça a commencé. Mais on n’a jamais été une menace pour l’industrie existante. Pourquoi ? À cause du crédit, de la publicité… Mammouth a créé une demande énorme qui n’existait pas avant. Le vrai changement, c’était le crédit à la consommation.
Week-End : Le crédit à tempérament est donc devenu normal, mais avant vous, ça n’existait pas ?
David Isaacs : Non. À Maurice, comme dans presque tous les pays où Courts était présent, les gens n’y croyaient pas au début. Les commerçants, comme dans les bazars, ne donnaient du crédit qu’aux gens qu’ils connaissaient. Ce n’était pas structuré. Nous, on a mis en place une grille de scoring, manuelle à l’époque, mais très efficace. Et ça a marché. Le taux de remboursement des Mauriciens était exceptionnel. Parmi les 20 pays où Courts était implanté dans les années 1980-90, Maurice avait le meilleur portefeuille de crédit. Les pertes sur créance étaient minimes. On a été les premiers surpris.
Week-End : Avez-vous dû convaincre quelqu’un au gouvernement ?
David Isaacs : Pas avant l’ouverture. Mais après, quand tout le monde a vu le succès, certaines questions ont émergé : “Est-ce que c’est bon pour le pays ? Est-ce que les gens vont s’endetter ?” Mais notre équipe dirigeante était responsable. On savait que si on accordait du crédit à tout le monde sans discernement, ça finirait mal. Un des secrets de notre succès, c’est ce scorecard. Il nous permettait de savoir à qui donner du crédit, et surtout combien. Et ça marchait. Jusqu’à mon départ, 75% de nos ventes chaque année venaient de clients réguliers.
Week-End : Peut-être pas en 1985, mais disons vers 1990… Vous aviez ouvert Bell Village, puis Curepipe, Rose-Hill. Et ensuite, vous êtes allé voir le Premier ministre de l’époque, Sir Anerood, pour ouvrir à Flacq. C’était significatif, non ?
David Isaacs : Oui, très. On avait d’abord ouvert dans les zones urbaines : Port-Louis, Curepipe, Rose-Hill… Et je voulais étendre le réseau vers les zones rurales. Je ne voulais pas marcher sur les plates-bandes de qui que ce soit, donc, j’ai demandé conseil. On m’a dit d’aller voir le Premier ministre. Il m’a reçu, m’a dit qu’il n’avait aucun problème, mais que je devais d’abord parler aux trois députés de la circonscription de Flacq. Ce que j’ai fait. Ils ont tous donné leur accord. Ensuite, j’ai voulu ouvrir à Rodrigues. Je suis retourné voir Sir Anerood. Il m’a dit : “Pas de souci, mais il faut l’accord de Serge Clair.” Je suis allé le voir, il a dit oui. Donc, tout s’est fait dans les règles. En 1985, on avait un seul showroom. Vers 1995, on en avait une quinzaine. Et on a continué à grandir.
Bruce Cohen, puis Andrew : une continuité familiale
Week-End : Et vous n’étiez pas seul. Il y avait Bruce Cohen. Quel rôle a-t-il joué dans cette aventure ? Était-il votre associé ?
David Isaacs : Non. En 1985, Bruce était codirecteur général du groupe. Il faut savoir que le groupe Courts était basé à Londres, c’était une entreprise familiale — pas ma famille — avec ses actionnaires et son conseil d’administration. Bruce faisait partie de cette famille. Ils m’ont nommé pour venir diriger le business ici. Ils ont fourni les fonds pour acheter le bâtiment, le capital de départ… Ils avaient aussi commencé à investir dans l’informatique, ce qui a profité à toutes les filiales. Bruce était le codirecteur dans les années 1980, puis il est devenu directeur général.
Week-End : Et comment s’est passée la collaboration ?
David Isaacs : Disons que la collaboration s’est faite par étapes. Le groupe était à Londres, c’était eux les actionnaires et propriétaires. Moi, je gérais le business ici. Je rapportais à Londres, mais pas toujours à Bruce. Ça changeait chaque année, pour des raisons de bonne gouvernance. Mais la gestion à Maurice me revenait. J’ai eu la chance d’avoir une excellente équipe.
La période BAI et le rachat
Week-End : Et aujourd’hui, c’est Andrew Cohen qui est à la tête de l’entreprise ?
David Isaacs : Oui. En fait, Courts à Maurice a connu quatre phases : de 1985 à 2004, nous appartenions à Courts PLC. Puis de 2005 à 2015, c’est BAI qui a racheté l’entreprise. À cette époque, je rapportais directement — ou indirectement — à Dawood Rawat. Je le voyais presque tous les jours. C’était une belle période pour Courts. On a continué l’expansion. Quand BAI a acheté le business, ils ont aussi pris Madagascar. J’ai alors géré Maurice et Madagascar. On parlait beaucoup avec M. Rawat d’aller en Afrique. Et on l’a fait. On a monté une coentreprise 50/50 avec une famille kenyane à Nairobi. Ça s’appelait Victoria Courts. Mais après la chute de BAI, ils ont gardé le contrôle total. C’était une belle aventure, même si elle a été courte.
L’ouverture de 1985 : un choc organisé
Week-End : Revenons au départ. Quels étaient les défis pratiques que vous avez rencontrés pour ouvrir le premier magasin ?
David Isaacs : Ce sont des défis universels : recruter du personnel, les former, gérer la logistique… On avait importé les toutes dernières caisses NCR par Blanche Birger. C’était nouveau pour eux comme pour nous. Un vrai saut technologique. Mais tout s’est bien passé. Le soutien de Blanche Birger a été précieux. C’était aussi vital pour le système comptable. Et puis, il fallait gérer le stock. Mais dès qu’on a ouvert, ça a été une explosion. On a eu des files d’attente pendant quatre jours. Mon équipe et moi étions épuisés. On avait l’impression d’être en zone de guerre.
Week-End : C’était notre prochaine question…
David Isaacs : Ah oui. Ce fut dur. Je me couchais avec les yeux rouges, irrités. Mais un matin — le cinquième, je crois — je me suis réveillé avec les yeux tellement douloureux que j’ai eu peur. J’ai pensé : “C’est ça la guerre, comme pour les soldats.” Mais après, les files ont commencé à diminuer, on a repris le dessus. Le personnel a été formidable. C’était leur premier emploi, pour la plupart. Et ils se sont surpassés. Les fournisseurs aussi. Ils ont vu une opportunité, un avenir.
Une entreprise profondément mauricienne
Week-End : Tout était fabriqué localement ?
David Isaacs : Oui. Aucun meuble n’était importé. Tout était fabriqué à Maurice. L’électroménager, oui, était importé — principalement par la famille Li Sung Sang, qui avait la franchise JVC. Pendant les premières années, ils importaient tout. Et il y a eu des partenariats clés. Par exemple, le groupe Currimjee a introduit ELF et le gaz domestique.
Week-End : Pourquoi cela vous a-t-il marqué ?
David Isaacs : Avant 1985-86, il n’y avait que 2 000 tonnes de gaz importées par an. Aujourd’hui, c’est 65 000. À l’époque, beaucoup de femmes cuisinaient avec des réchauds à huile, dangereux, instables. Les accidents — brûlures, incendies — étaient fréquents. Nous avons fait une promotion conjointe avec ELF : on offrait la bouteille, le tuyau, le support. On vendait la plaque de gaz et le four. Résultat : les femmes, surtout dans les milieux ruraux, ont changé leurs habitudes de cuisine. On a aussi introduit les machines à laver. Pour beaucoup, c’était la fin du lavage à la main sur les rochers. C’était une révolution.
L’inauguration : pari réussi
Week-End : Le jour de l’ouverture de Mammouth à Bell Village, quand vous avez vu la foule se former tôt le matin, quelle a été votre première réaction ?
David Isaacs : Du soulagement. La veille, on avait imprimé une brochure publicitaire avec des photos de l’équipe, ce qui était une première à Maurice. Je les distribuais dehors, le soir. Les lumières du showroom attiraient les regards. Je me suis dit : “Peut-être que ça va marcher.” Mais on ne savait pas. Le lendemain matin, en voyant les files d’attente, j’ai compris que oui — on avait réussi.
Week-End : Avez-vous eu le sentiment, ce jour-là, que votre pari avait été gagné ?
David Isaacs : Oui. C’était un pari pour moi, mais aussi pour le siège à Londres. Pas tous les projets marchent. Mais celui-là, oui. Et en grand !
Le défi des générations futures
Week-End : 40 ans plus tard, alors que Courts Mammouth s’est étendu, voyez-vous encore un lien entre le magasin originel et les succursales actuelles ? La philosophie a-t-elle été conservée ou a-t-elle évolué ?
David Isaacs : Tous les business évoluent. Mais ce qui reste, c’est la relation de confiance entre l’entreprise et la population. Beaucoup de gens de plus de 50 ans me saluent encore. Mais les jeunes ont plus de choix aujourd’hui. Le défi, c’est de les fidéliser.
Week-End : Quels sont, selon vous, les défis majeurs du commerce de détail à Maurice dans les années à venir ?
David Isaacs : La concurrence. Les coûts opérationnels montent, les marges baissent. Pour le consommateur, c’est bien. Mais pour les commerçants, c’est plus difficile.