Jean-Pierre Mas, professionnel du voyage : « Avec le Covid, il faut s’adapter ou périr ! »

Notre invité de ce dimanche est Jean-Pierre Mas, président du SNAV (Syndicat National des Agences de Voyages) français, qui réunit actuellement une cinquantaine de ses adhérents en séminaire à l’hôtel Shandrani. Au cours de l’interview qu’il nous a accordée vendredi, Jean-Pierre Mas revient sur le Covid 19 et ses effets collatéraux sur le secteur des voyages français ,dont une adaptation aux nouvelles exigences de ses clients. En tant que visiteur régulier de Maurice, il partage également ses réflexions sur l’évolution du pays, sur la gestion de la crise par le gouvernement mauricien et les perspectives de reprise du tourisme.

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Vous êtes le président du SNAV en France, qui tient actuellement un séminaire pour quelques-uns de ses adhérents. Quelle est la raison d’être de ce syndicat ?

— C’est un syndicat professionnel qui réunit toutes les entreprises du secteur des voyages français, qui réunit 1600 agences et groupes d’agences françaises que l’on regroupe sous la dénomination « les opérateurs de voyages». C’est-à-dire les agences de voyages, physiques ou en ligne, les tours opérateurs, les TMC (Travel Management Companies), agences qui s’occupent des déplacements professionnels des entreprises et les agences qui reçoivent des étrangers en France. Nous représentons 90% des acteurs du voyage et défendons leurs intérêts vis-à-vis des autorités et avons été très actifs pendant la crise sanitaire pour obtenir des mesures de soutien spécifiques pour notre secteur qui a été particulièrement atteint. Nous sommes les interlocuteurs de la profession auprès du gouvernement français.

Un mot de présentation sur votre parcours professionnel. Avez-vous fait carrière chez les opérateurs de voyages ?

— Non, j’ai commencé par étudier, puis enseigner le droit à l’université. À 30 ans, ce qui remonte quand même à quelques dizaines d’années, car j’en ai 72 aujourd’hui, j’ai reçu mon relevé de points de retraite qui montrait que ma carrière professionnelle était tracée. Je me suis dit que je ne voulais pas qu’on décide de ce que j’allais faire du reste de ma vie professionnelle. J’ai quitté le public pour le privé, démissionné de l’enseignement, racheté une agence de voyages, créé un groupe — qui est devenu leader du tourisme de découverte économique — et développé des activités dans ce que l’on appelait le tourisme industriel. Et puis, après j’ai pris la présidence d’un réseau d’agences de voyages, fait des fusions avec d’autres groupes et, depuis 2014, je suis le président du SNAV.

On dirait que votre présidence est mal tombée avec le Covid 19 et la crise sanitaire dont l’industrie du voyage est une des premières victimes…

— Je vais sans doute vous étonner en affirmant le contraire : je pense que je suis président du SNAV à une bonne période. Avec mon équipe, nous avons beaucoup travaillé et avons prouvé que nous étions utiles. C’est peut-être la première fois que l’on prouve, avec autant de certitude, notre utilité en tant que syndicat.

Cette utilité était-elle mise en doute ou pas suffisamment reconnue avant la crise sanitaire ?

— Avant la crise, on disait que le SNAV était un mal nécessaire. On savait bien qu’on servait à quelque chose, mais on ne voyait pas trop quoi. Avec la crise, les entreprises du secteur ont vu à quoi on sert. Il y a eu beaucoup de chefs d’entreprises qui sont venus me dire, par la suite, que si le SNAV n’avait pas été là pendant la crise, leurs entreprises auraient tout simplement disparu. Nous avons réussi à obtenir des subventions financières du gouvernement pour soutenir la profession, ce qui était totalement inespéré.

Le SNAV fonctionne donc également comme un lobby ?

— Oui, dans le sens noble du terme. Mais ce n’est qu’une de nos activités en sus de la formation de nos adhérents, entre autres. Nous faisons tout ce qu’il faut pour protéger les intérêts de la profession, la faire connaître et surtout la faire évoluer. Quand je suis allé pour la première fois au ministère des Finances au début de la crise sanitaire, j’ai rencontré des techniciens diplômés de grandes écoles qui ne savaient même pas comment fonctionnait, dans le détail, une agence de voyages. Ils me disaient « c’est une profession qui va disparaître. » Je leur ai répondu: « Non, c’est une profession qui va évoluer, car le besoin de voyager est important et va le devenir de plus en plus. » Il a fallu les convaincre qu’on n’allait disparaître et nous avons réussi, puisqu’après, le président de la République et ses ministres ont cité le secteur des opérateurs de voyage dans leurs discours. Jusque-là, on n’existait pas. Donc, cette crise nous a été quelque part bénéfique et nous a permis d’avoir de la visibilité.

Revenons au début de 2020. Comment est-ce que la profession que vous représentez a réagi au début de la crise sanitaire ?

— Comme le monde entier, nous avons été pris à contrepied et moi comme d’autres avons dit beaucoup de bêtises. On a parlé de grippe passagère, qu’il ne s’agissait que d’une autre version du SRAS qui était sans danger pour nous. Que c’était une grippette dont il ne fallait pas se préoccuper. Personne n’osait imaginer que nous allions vivre un scénario de science-fiction : un virus paralysant le monde entier, enfermant ses habitants chez eux. Après les propos stupides du mois de mars 2020, on a vite réalisé que nous étions entrés dans une crise qui allait durer, mais on ne pensait pas que ce serait aussi long, aussi compliqué, que cela allait laisser des traces à très long terme et avoir un impact très long dans les conditions de déplacement dans le monde. Je vous donne un exemple précis. Avant pour venir à l’île Maurice, comme je le fais depuis 30 ans, je n’avais besoin que d’un passeport et d’un billet d’avion. Aujourd’hui, c’est tout un dossier qu’il faut transporter avec soi en suivant des procédures très strictes et très contraignantes. Avant le Covid, on était dans un mouvement de liberté dans la mobilité, le rêve était de voyager partout dans le monde de façon libre, en ne se souciant que de son identité. Aujourd’hui, on revient à des contraintes qui sont guidées par des règles sanitaires légitimes.

Une fois la prise de conscience de l’ampleur de la menace sanitaire en 2020, comment avez-vous fait pour essayer d’y résister ?

— On savait qu’on ne pouvait pas avoir de levier sur la possibilité de voyager en demandant l’ouverture des frontières. Nous nous sommes focalisés sur les mesures de soutien au secteur et les avons obtenues, alors qu’on n’y croyait pas trop. Il n’y a jamais eu aussi peu de dépôts de bilan qu’au cours des 18 derniers mois, parce que les aides ont été à un niveau extrêmement élevé. Les salaires étaient payés et avec le fonds de solidarité, qui a permis de compenser une partie des pertes des agences, nous avons pu survivre dans de bonnes conditions, ce qui n’était pas le cas du secteur de l’hôtellerie, qui avait beaucoup d’investissements à rembourser.

Est-ce qu’on peut dire que la crise sanitaire a été profitable au secteur du voyage en France ?

— Économiquement, on ne peut pas dire que le secteur se porte mieux qu’avant. Il a bien résisté et maintenant on retourne dans la vraie vie, et il faut travailler, d’autant plus que les aides se terminent le mois prochain. La crise nous a permis quand même de faire une révolution culturelle, de modifier nos façons de travailler et de faire entrer le digital dans notre fonctionnement, en le modernisant.

Y a-t-il eu de la résistance à ce changement de manière de travailler, à cette révolution culturelle ?

— Cette révolution culturelle et comportementale a été plus ou moins bien acceptée et de toute façon, on est obligé de la faire parce que les clients nous l’imposent. On ne peut pas résister à la volonté du client qui est devenu beaucoup plus exigeant qu’avant. La mobilité est aujourd’hui sujette à des protocoles sanitaires qui évoluent rapidement et le client a besoin de nous pour se tenir au courant en temps réel. Le fonctionnement d’hier est en train de disparaître et ceux qui n’arrivent pas à changer vont disparaître avec.

Peut-on aujourd’hui planifier son voyage, ses vacances sur le très long terme, comme on le faisait avant ?

— Oui, nous pouvons le faire, mais le client ne le fait pas. Aujourd’hui, les décisions de vacances se prennent au dernier moment. Par exemple, pour le mois de décembre, les départs prévus sont de moins 20% et pour janvier de moins 70% de ce qu’ils étaient en 2019. Cela ne veut pas dire que les Français ne prendront pas de vacances en janvier, mais qu’ils attendent décembre pour se décider. L’autre grand changement c’est une demande très rigoureuse de possibilité de changer de vol à la dernière minute et d’être remboursé non seulement en billet d’avion, mais en réservation d’hôtel. Le client n’abuse pas de cette nouvelle procédure, mais il veut être sûr de pouvoir l’utiliser s’il change d’avis.

Comment font les agences de voyages — et les hôteliers — quand le client redevient roi ?

— Ils s’adaptent à cette révolution culturelle. C’est comme pour le Covid : il faut s’adapter ou périr. Avant, le professionnel était comme un professeur et les clients des élèves qui suivaient ses conseils, et aujourd’hui on inverse les rôles.

Est-ce qu’avec Internet le client ne peut pas avoir accès aux informations et donc se passer de l’agent de voyages ?

— Il a accès à ces infirmations, mais il faut savoir les chercher, les trier et suivre leur évolution. Pour venir à Maurice, par exemple, il faut désormais remplir plusieurs formulaires et le faire dans un certain délai. Il n’y a pas un endroit où on a toutes les informations en même temps. Chercher et trouver, ça prend du temps. Il vaut mieux passer par une agence de voyages qui connaît les procédures, suit leur évolution et notifie le client des changements de dernière minute, au jour le jour, même durant son voyage. Les agences de voyages ont aussi évolué et je peux même dire considérablement. Internet nous a fait faire dix ans de progression en une seule année. Il faut savoir s’adapter à l’évolution, à toutes les évolutions si on veut progresser. C’est comme pour le Covid: il faut s’adapter ou périr.

L’année dernière, les Français ont privilégié les courtes destinations aux vols longs-courriers. Ils ont préféré aller en vacances en France plutôt qu’à l’étranger. Est-ce que cette nouvelle tendance ne pose pas problème aux destinations touristiques éloignées de la France, comme Maurice ?

— Oui et non. L’année dernière, les Français qui voyagent sont restés en France pas parce qu’ils n’avaient pas envie de voyager, mais les vols étaient réduits et ils n’avaient pas envie d’aller trop loin. Il faut noter que cela a contribué à compenser l’absence de touristes étrangers en France. En 2021, le Français est allé surtout en Europe.

Est-ce que pour la fin de cette année et l’année prochaine le touriste français va recommencer à voyager vers les destinations éloignées comme, je le répète, Maurice ?

— Les Français qui vont dans des destinations longs-courriers, comme Maurice, sont aisés, ont des revenus. Ils ont économisé pendant la crise, ont été sevrés de voyages et ont envie de vacances dans un pays chaud pour fuir l’hiver en France. La première chose qu’ils exigent pour voyager c’est la sécurité sanitaire. Il faut reconnaître que Maurice a eu la sagesse de mettre des protocoles rigoureux et robustes en place, même si ça m’a énervé à l’époque et j’ai écrit un article qui avait pour titre Libérez Maurice ! »

Vous aviez, en quelque sorte, résumé le sentiment du secteur touristique local, plus particulièrement l’hôtellerie, qui a fait pression sur le gouvernement pour la réouverture des frontières mauriciennes…

— Aujourd’hui, avec le recul, je peux dire que le gouvernement mauricien a bien fait son boulot en fermant les frontières du pays et en vaccinant la population. Cette maîtrise de la situation sanitaire est aujourd’hui un atout pour le tourisme et rassurant à la fois pour le voyageur et pour le pays. L’île Maurice est bien partie, mais ça va prendre quelque temps pour qu’elle retrouve les chiffres de fréquentation de 2019, mais cela ne se produira pas, à mon avis, avant 2023. En attendant, on peut constater que les budgets de vacances pour la clientèle long-courrier augmentent ainsi que la durée des séjours.

Qu‘est-ce qui provoque ce changement ?

— Je crois que l’impact des déplacements aériens sur le réchauffement climatique est en train d’entrer dans les esprits et va mener à des vacances plus longues pour éviter la multiplication des vols. Quand on demande aux voyageurs: “Est-ce que vous êtes sensibles au fait que votre vol aura des effets sur le réchauffement de la planète ?”, la réponse est positive entre 60 et 80%. “Est-ce que cela va modifier votre comportement ?” 60% répondent oui. C’est entré dans les têtes et globalement, le comportement est en train de changer. En Europe, on trie ses ordures, on utilise de moins en moins le plastique, on mange bio — encore que là il y aurait des choses à dire. L’écologie est entrée dans les mœurs. Aujourd’hui, quelles que soient les décisions prises, on n’arrivera pas à enrayer le réchauffement de la planète pour les 30 prochaines années. Mais il faut prendre des décisions aujourd’hui pour les générations suivantes.

Il y a eu aussi le krach de plusieurs compagnies aériennes — dont Air Mauritius — avec pour résultat que le prix du billet d’avion est en augmentation…

— Le prix a augmenté à cause du coût de l’essence et du fait que les décisions sont prises tardivement pour les programmes de vols. Il y a une pression sur les dates de dernière minute pour l’achat du billet d’avion, qui fait mécaniquement monter les prix. Mais le transport aérien c’est comme l’épicerie, qui vit de la loi de l’offre et de la demande. Aujourd’hui, le trafic aérien dans le monde représente moins de 60% de celui de 2019. Donc, il y a une demande plus importante et une offre qui remonte progressivement, mais qui n’est pas encore au niveau d’avant la crise. Quand l’offre sera supérieure à la demande, les prix vont obligatoirement baisser.

Un des grands débats pendant la période de confinement à Maurice était : faut-il que le sanitaire prenne le pas sur l’économie ou l’inverse? Quelle est votre réponse à cette importante question ?

— À mon sens, le sanitaire doit être prioritaire, mais il faut que l’économie soit compatible avec le sanitaire. Et Maurice l’a très bien fait avec la fermeture des frontières et la vaccination. Il ne faut pas relâcher les protocoles sanitaires, dont le respect va inciter les voyageurs à revenir à Maurice.

Vous avez dû apprendre que le gouvernement a pris des mesures en cette fin de semaine pour mettre fin au relâchement constaté ces temps derniers en ce qui concerne le respect des consignes sanitaires par les Mauriciens…

— Cela s’est produit également en France. Après la fin du confinement, la population a également baissé un peu la garde, on a moins bien mis les masques, on a recommencé à se réunir en famille, entre amis, à pique-niquer, en se lavant moins les mains. Il faut rappeler une chose fondamentale : nous allons vivre avec le Covid et il faut donc suivre certaines règles sanitaires pour pouvoir le faire. On va se faire vacciner tous les ans avec des contraintes sanitaires, mais le monde ne va se replier sur lui comme ça a été le cas pendant un an et demi… si on respecte rigoureusement le protocole sanitaire.

Avez-vous un regard positif sur l’avenir du monde en dépit de ce qu’il vient de subir ?

— Ce que nous avons subi, nous l’avons quelque part cherché et ça va modifier nos comportements, c’est déjà le cas, même à Maurice. Cela fait 30 ans que je viens une fois par an chez vous. Cette île qui était désordonnée et un peu sale — avec des sacs en plastique qui volaient le long des routes — a fait de très gros progrès. Peut-être pas assez, peut-être pas assez vite, mais il y a quand même des progrès qui ont été réalisés au fil du temps. Maurice a évolué positivement, mais il reste encore à faire.

Que souhaitez-vous dire pour conclure cette conversation ?

— Je vais rester sur Maurice pour dire qu’il faut continuer sur la bonne voie et ne rien lâcher dans les domaines de l’écologie et du sanitaire. Il ne faut pas baisser la garde, mais continuer à mettre la pression sanitaire et sur la population et sur les visiteurs. Et puis, il y a un point où vous avez, à mon sens, un retard : c’est l’absence d’exploitation touristique de l’intérieur du pays. Vous avez une île dont l’intérieur est extrêmement riche qui n’est pas mis en valeur. Vous avez une île voisine, La Réunion, qui n’a pas beaucoup de plages et qui a su capitaliser sur son intérieur. Je peux vous dire que Maurice a de quoi faire avec l’intérieur, où il y a très peu d’hébergements pour le visiteur. Cette capitalisation de l’intérieur donnera à Maurice, en outre de ses plages, l’image d’une destination nature. De quoi intéresser et satisfaire le client des longs courriers qui va prolonger son séjour dans les endroits où il compte se rendre.

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