KOOMAREN CHETTY : « Le gouvernement souffre d’un manque de leadership »

Notre invité est, sans doute, le premier nominé politique du gouvernement Lepep à démissionner de son poste. Koomaren Chetty a, la semaine dernière, démissionné du poste de CEO de BPML devenu Landscope. Dans l’interview réalisée vendredi, il en explique les raisons.
On dirait que vous êtes né sous une mauvaise étoile politique, Koomaren Chetty. Aux dernières élections, vous êtes battu alors que vos deux colistiers Roshi Bhadain et Xavier Luc Duval sont élus et deviennent ministres. Par la suite, vos deux collistiers vont devenir vos adversaires puisqu’ils quittent l’alliance Lepep pour aller dans l’opposition. Et aujourd’hui, vous semblez en délicatesse avec votre parti, le MSM.
— Pour moi, perdre une élection fait partie du combat politique. Avant moi, d’autres politiciens comme Pravind Jugnauth, sir Anerood Jugnauth, Paul Bérenger et Navin Ramgoolam ont été battus à des élections. J’ai perdu parce qu’on m’a tiré de Grand-Baie, où je suis né, où je vis et où j’ai une certaine réputation, pour m’envoyer poser à Quatre-Bornes. Pour moi, la politique est un long combat dans lequel  je viens tout juste d’arriver. Vous êtes né sous une mauvaise étoile quand vous êtes en mauvaise santé, quand votre business ne marche pas, quand votre famille n’est pas unie et que vous vous laissez dominer par les autres. Ce n’est pas mon cas.
Vos bonnes relations avec votre colistier Roshi Bhadain n’ont pas duré longtemps…
— Roshi avait ses propres méthodes de travail et ses objectifs et il semble avoir pensé, à un moment, que je le dérangeais dans la circonscription. Il croyait qu’après la défaite, j’allais me retirer, mais je suis resté parce que j’avais quand même obtenu plus de 14,000 voix. J’étais tous les jours dans la circonscription et je pense que cela a un peu dérangé Badhain. Et puis, il a été au centre du pouvoir. Ses relations avec l’ancien PM et le leader du MSM étaient à un niveau très élevé.
Mais il y a eu l’affrontement entre Bhadain et Pravind Jugnauth autour du projet Heritage City.À l’époque, Bhadain était considéré comme le fils adoptif de SAJ et vous souteniez Gérard Sanspeur, adversaire du projet et porte-parole de Pravind Jugnauth…
— C’est vrai qu’il y a eu affrontement. Je crois que ce n’était pas le rôle du ministre de la Bonne Gouvernance d’aller faire un développement foncier comme Heritage City. Il était normal qu’en tant que membre du Bureau politique du MSM, je soutienne la position du leader du parti sur cette question. De ce fait, Bhadain est devenu automatiquement mon adversaire, d’autant plus que nous avions déjà un contentieux au niveau de la circonscription. À l’époque, j’avais trouvé que les attaques de Bhadain contre Sanspeur étaient forcefulet je l’ai défendu parce que je trouvais que les attaques étaient exagérées.
Et aujourd’hui, on se retrouve dans la situation inverse. On dirait que Sanspeur est devenu un intouchable de l’actuel PM, tout comme Bhadain était intouchable quand SAJ était PM. À l’époque, Bhadain était considéré comme le fils adoptif de SAJ. Est-ce que Sanspeur serait devenu le frère adoptif de Pravind Jugnauth ?
— Euh… je pense qu’en tant que conseiller du PM, Sanspeur doit avoir des relations particulières et privilégiées avec lui, et c’est normal. Il est normal que le PM ait confiance en son conseiller. Mais de là à remettre en cause ceux qui, au sein de son parti, l’ont aidé à devenir PM, il y un grand pas! Qu’on le veuille ou non, Bhadain a joué un rôle énorme dans la campagne électorale, s’est engagé de tout son poids. À cette époque, Sanspeur n’était pas présent sur le front et je suis étonné qu’aujourd’hui, le PM lui accorde autant d’importance. C’est un étonnement que beaucoup partagent au MSM.
Entrons dans le vif du sujet de cette interview : la semaine dernière, vous avez démissionné comme CEO de Landscope – le  nouveau corps para étatique qui a intégré Business Park Of Mauritius – dont vous étiez un des trois CEO. Est-ce que cette démission est définitive ?
— Je n’ai pas l’habitude de partir sur un coup de tête, mais quand je prends une décision après avoir mûrement réfléchi, je l’assume totalement. Mais avant de vous répondre, pourquoi questionnez-vous ma démission ?
Tout simplement parce qu’il semblerait que les nominés du gouvernement actuel font tout pour ne pas démissionner, à moins d’être forcés de le faire. Il semblerait  également que le gouvernement fait tout pour ne pas les embarrasser. Nous avons eu quelques exemples dans un passé tout à fait récent.
— Ne me confondez pas avec les autres, s’il vous plaît. Je vous donne ma parole que je ne reviendrai pas sur ma décision et que je n’accepterai aucun poste institutionnel pour tout l’or du monde, quels que fait la proposition ou l’arrangement qu’on puisse me faire.
Revenons à la question de base : pourquoi avez-vous démissionné ?
— Un mot d’explication encore avant. Je suis un self made man, un entrepreneur qui a investi et réussi dans l’immobilier, la restauration, le cinéma. J’ai une réputation dans le monde des affaires et celui des sports et, surtout, je n’ai pas besoin d’un poste de nominé politique pour vivre. Quand Sanspeur est arrivé, il a tout fait pour obtenir mon soutien pour son projet d’amalgamer plusieurs corps para étatiques. Il devait en réaliser onze, il n’en a réussi qu’un seul, Landscope.
Est-ce que le souhait d’amalgamer les corps para étatiques n’était pas une bonne idée dans un pays où les corps para étatiques se comptent par dizaines, et bien souvent se concurrencent inutilement, pour ne pas dire qu’ils se tirent des les pattes ?
— C’était effectivement une bonne idée au départ, mais les objectifs n’étaient pas clairs. Il ne fallait pas  faire du cost cuttingpour faire du cost cutting, mais étudier chaque situation, chaque projet avant de prendre des décisions. Moi, dès le départ, j’avais eu comme objectif de développer des technopoles avec un centre d’innovation devant générer de l’emploi. Aujourd’hui, construire des bâtiments pour les louer  n’est plus un business model. Il faut aller au-delà et j’ai donc proposé la création de technopoles qui a été acceptée par le gouvernement, inscrite dans le budget avec une somme pour sa réalisation. Mais je me suis rendu compte que des obstacles étaient en train d’être crées contre le projet de création de technopoles.
Mais pour quelle raison ? Est-ce qu’il n’est pas dans l’intérêt du gouvernement de montrer qu’il soutient des projets novateurs pour créés de l’emploi ?
— C’était dans l’intérêt du pays, mais on n’a pas laissé le projet aboutir. Et pourtant, nous avons fait des campagnes d’explications dans les collèges pour intéresser les élèves à ce nouveau concept faisant appel à leurs idées. Les entreprises avaient accepté de participer à l’opération. Mieux, lors d’une conférence à l’étranger, j’ai découvert Oxford Emulation, une compagnie britannique qui gère à l’international plus de 4000 start up et qui avait accepté de suivre le projet mauricien en tant que gestionnaire, pendant deux ans, pour la somme de  Rs 5 millions. Le board de BPML a accepté la proposition et une MOU a été signée et le projet lancé officiellement avec le soutien total du gouvernement. Mais en août 2016, nous avons reçu une lettre de Gérard Sanspeur nous demandant de stopper toutes les opérations en cours jusqu’à ce que « l’amalgamation » entre les différentes compagnies autour de BPML soit faite en décembre.
Mais entre août et décembre 2016, vous n’expliquez pas à Gerard Sanspeur l’importance du projet et le retard qui s’accumule ?
— Mais si. Je le vois et je discute avec lui, mais il me demande d’attendre « l’amalgamation ». Je ne me suis pas rendu compte qu’avec l’amalgamation et Landscope, Gérard Sanspeur allait devenir une espèce de grand manitou avec un boardcomposé de quatre membres, dont lui et trois fonctionnaires.
Il y a quelque chose qu’on ne comprend pas. Vous êtes un nominé politique, vous êtes membre du Bureau politique du MSM et vous ne mettez pas votre leader au courant de cette situation où un conseiller bloque la mise en pratique d’un projet gouvernemental ?
— J’ai téléphoné au leader du parti, je l’ai croisé dans les instances du parti et il m’a demandé de faire des efforts pour cohabiter avec Sanspeur. Depuis août 2016 et malgré mes demandes, je n’ai pas obtenu un rendez-vous avec lui jusqu’aujourd’hui.
On croyait que c’était seulement Navin Ramgoolam qui ne recevait ni ses ministres ni les membres de son parti ! Comment expliquez-vous le fait que le leader de votre parti et par ailleurs ministre des finances, qui avait inclus le projet dans son budget, ne vous ait pas donné rendez-vous ?
— À lui de donner la réponse à cette question ! C’est peut-être son style de management. J’ai continué à discuter pour faire aboutir le projet. Je voulais y arriver et c’est pourquoi j’ai mis mon amour propre de côté pour cohabiter, comme on me l’avait demandé. À un moment, on m’a fait comprendre que les choses allaient être réglées avec la mise en application de l’amalgamation en décembre. Mais il y a eu des renvois qui n’étaient, en fin compte, que des delaying tacticscontre lesquels je ne pouvais rien faire. Apres, il y a eu la démission du PMSD du gouvernement, les fêtes de fin d’année et la prestation de serment de Pravind Jugnauth en janvier. Je n’allais pas créer un problème lors des premiers cent jours du nouveau PM. J’ai, donc, décidé d’attendre jusqu’après le meeting du 1er Mai avant de réagir.
Qu’est-ce qui vous a poussé, vous qui faites preuve d’une patience extraordinaire dans cette affaire, à démissionner la semaine dernière ?
— Mercredi de la semaine dernière, on m’a envoyé un chèque pour que je le signe. C’était un chèque de Rs 2.9 millions pour un contracteur qui est en train de refaire les bureaux de Landscope, qui vont coûter Rs 15 millions. Le board de Landscope, dirigé par Sanspeur, refuse le paiement de Rs 5 millions pour lancer le projet Innovation, dûment approuvé par le conseil des ministres et figurant dans le budget national avec une somme déjà allouée. Mais en même temps, il approuve des travaux de rénovation pour Rs 15 millions ! C’était la goute d’eau qui a fait déborder le vase. Signer ce chèque aurait été indécent de ma part, je ne l’ai donc pas fait. À partir de ce refus, je ne pouvais plus rester comme CEO de Landscope et j’ai donc soumis ma démission vendredi.
Mais votre contentieux avec Gérard Sanspeur avait transpiré dans la presse. Il y a eu également des déclarations et des petites phrases sur les orientations de Landscope…
— Effectivement. D’ailleurs, j’ai eu l’occasion de dire à Sanspeur que je ne crois pas dans ceux qui pensent qu’ils ont le monopole de l’intelligence. Sous sa direction, le Board of Investment est devenu une agence immobilière, sans projet productifs. Il ne parle que d’urbanisation, de construire des routes, une nouvelle ville au milieu de St Pierre, de Moka, à quelques kilomètres de Quatre-Bornes et de Rose-Hill. Est-ce que nous avons à Maurice la masse critique et financière pour absorber tous ces nouveaux morcellements ? Comment concilier le fait que Gérard  Sanspeur parle de good corporate governementet fait, dans la gestion de Landscope, exactement le contraire ?
La politique mauricienne étant ce qu’elle est avec ses marchandages et ses accommodements négociés, si demain on vous donnait les Rs 5 millions pour lancer votre projet, vous reprendriez votre lettre de démission ?
— Si ceux qui décident réalisent enfin qu’il faut financer le projet, tant mieux. J’aimerais qu’il en soit ainsi. Mais en ce qui me concerne, j’ai déjà pris ma décision et je ne reviendrai pas dessus. J’ai soumis ma lettre de démission vendredi de la semaine dernière, d’abord au Premier ministre et ministre de tutelle, ensuite à Gérard Sanspeur qui dirige Landscope.
Quelle é été la réaction du Premier ministre ?
— Aucune à ce jour.
Comment interprétez-vous cette absence de réaction ?
— C’est une manière de faire, une nouvelle manière de faire, que seuls des politologues experts pourraient interpréter. Je me pose des questions aujourd’hui sur le fait que ce problème, qui existe depuis août de l’année dernière, n’ait pas été solutionné. Beaucoup de membres du gouvernement sont au courant de la situation. On dirait que la rénovation des bureaux de Landscope est beaucoup plus importante que l’exécution d’un projet ratifié par le conseil des ministres et budgeté par le ministre des Finances.
Que va-t-il se passer à partir de maintenant pour vous ?
— Je vais continuer mon travail politique au sein du MSM.
Vous ne trouvez pas que c’est ambigu, pour ne pas dire malsain, de continuer à travailler dans un parti dont le leader a refusé de vous soutenir et même de vous recevoir depuis août de l’année dernière ?
— Quand j’ai décidé de démissionner, j’avais espéré que, ne serait-ce que par déférence pour un militant du parti qui est là depuis 1999, le leader m’aurait donné un coup de téléphone, aurait demandé à me parler Cela n’a pas été le cas, il ne m’a pas appelé. Aujourd’hui, règne au sein du parti et du gouvernement une ambiance ‘nou ki mari, séki nou décidé sa même’que nous avions reprochée aux travaillistes. Moi, je vais continuer ma route avec courage et sans peur de qui que ce soit. Car, comme le disait un sage indien, ‘si vous commencez à avoir peur, autant cesser de vivre’. Et moi, je n’ai peur de personne. Je reste au MSM car je vais soulever le problème au sein du Bureau politique dont je fais encore partie. À moins que je ne sois expulsé, et j’en assumerai les conséquences, tout comme ceux qui auront pris cette décision.
Quel est le regard que vous jetez sur l’action gouvernementale depuis 2014 ?
— Je fais partie de ceux qui pensaient qu’avec la démission de SAJ, les couacs dans les prises de  décisions du gouvernement allaient disparaître. Cela n’a pas été le cas, la situation ne s’est pas améliorée. Pour revenir à votre précédente question, je réfléchis à mon avenir politique et n’exclus aucune possibilité. J’ai eu des appels, venant de tous les bords politiques…
Même du Reform Party de Roshi Bhadain ?
— Mais oui, il m’a appelé. Vous savez, le leader d’un parti peut décider de vous donner un ticket électoral ou non. Mais c’est vous qui décidez de votre avenir politique. C’est moi qui vais décider de mon destin politique et je peux vous dire que je ne vais pas me laisser leurrer comme cela a été le cas dans le passé.
 Est-ce que vous avez été blessé par l’attitude de celui qui est encore votre leader politique ?
— Je suis effectivement blessé par l’attitude de Pravind Jugnauth, surtout qu’il est devenu PM. C’était un homme correct qui a beaucoup changé. Je crois que son entourage a une mauvaise influence sur lui et il ne se rend pas compte qu’il sera tenu responsable des mauvaises décisions qu’on lui fait prendre.
Depuis un peu plus de deux ans qu’il est installé au pouvoir, on a le sentiment qu’il règne une grande incohérence au sein du gouvernement qui lui fait prendre de mauvaises décisions qui se retournent contre lui. Comment expliquer tout ça ?
— Par le manque de leadership. Aujourd’hui, le leadership repose sur une synergie qui apporte la cohésion et soutient une politique. Mais souvent au gouvernement, on voit à l’oeuvre des courtisans qui, en imposant leurs petites stratégies, détruisent le leadership et la cohérence. Ils profitent de leur proximité pour avancer des arguments et faire prendre des décisions juste pour satisfaire leurs égos surdimensionnés, régler leurs comptes et pousser leurs vengeances personnelles.
Vous avez été restaurateur, vous savez donc comment fonctionne une cuisine. Est-ce que vous vous retrouvez aujourd’hui en disgrâce politique parce que vous n’aviez pas accès à la cuisine du MSM où se prennent toutes les décisions importantes?
— Je ne vais pas descendre au niveau de la cuisine du MSM. Je pense avoir dit ce qu’il fallait quand j’ai parlé d’un entourage qui profite de sa proximité pour imposer de mauvaises décisions. Ceci étant, quel que soit le conseil que l’on peut vous donner, c’est à vous de faire la part des choses et de prendre la décision qui s’impose pour le bien du pays.
En d’autre termes, c’est Pravind Jugnauth qui ne sait pas prendre les bonnes décisions ?
— C’est votre conclusion. Je reviens à ce que je viens de vous dire : le gouvernement souffre d’un  manque de leadership. Mais le leadership ne concerne pas une seule personne, mais un groupe de personnes qui discute, débat, écoute les arguments contraires et fait la synthèse, crée une synergie avant de prendre la décision.
On vous a écouté avec attention mais une question demeure : ce n’est pas possible que du jour au lendemain, vous ayez été ainsi mis de côté par le leader du MSM, son entourage et les dirigeants du parti. Qu’avez-vous fait qui leur a tellement déplu ?
— Je crois avoir fait et dit ce qu’il fallait et être resté fidèle à ma ligne de conduite. Je crois qu’on me reproche d’avoir pris position contre la manière dont M. Menon, à qui on avait promis la vice-présidence de la République, avait été maltraité en public. Je crois que la prise de position de Samedi Plus– le journal que dirigeait ma femme – contre le traitement infligé à Meg Pillay limogé dans les circonstances que l’on sait à Air Mauritius, n’a pas plu. Après cette prise de position, Mauritius Telecom, dirigé par M. Sherry Singh, un très proche du PM, a fait annuler le budget publicitaire accordé à Samedi Plus. Le journal a également perdu la publicité gouvernementale suite à cette prise de position. Suite à ce manque à gagner publicitaire, Samedi Plusa été obligé de fermer ses portes. Aucun des ingrats qui ont bien profité des colonnes de ce journal à l’époque, n’a levé le doigt ou exprimé la moindre protestation contre cette mise a mort de Samedi Plus.
En fin de compte, le MSM est capable de faire la même chose qu’il reprochait à Navin Ramgoolam pour faire taire ses adversaires ?
— Encore une fois, je vous laisse le soin de tirer vos propres conclusions. J’aimerais, pour terminer,  reprendre un mot que vous avez utilisé. Je ne me considère pas en disgrâce  politique. Pas du tout. Peut-être que la manière dont j’ai été traité est, au contraire, une bénédiction pour moi et mon avenir politique.

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