La Haine

La haine se transmet. Mais si elle s’apprend, elle pourrait aussi se désapprendre.
C’est ce que dit Wajdi Mouawad dans une passionnante tribune intitulée « Ils n’auront pas notre haine » publiée le 9 novembre dernier dans le journal Libération. Où le grand dramaturge libano-québécois explique comment il s’est libéré de sa détestation pour ceux qui n’étaient pas de son clan. Ce en regard de l’actualité israélo-palestinienne par rapport à laquelle il appelle autant à reconnaître le tort causé aux Palestiniens qu’à ne pas tomber dans ce qu’il considère comme le « piège » tendu depuis le 7 octobre par le Hamas qui voudrait que « l’après » soit avant tout l’antisémitisme.
D’entrée de jeu, Wajdi Mouawad donne voix à une sensation que nous semblons tous ressentir en ce moment. « La volonté des gouvernements, tout comme leurs enjeux géopolitiques, échappent à notre volonté. Et si nous pouvons nous exprimer, nous ne pouvons pas, sur un temps court, agir sur les événements qui nous impactent et cette incapacité, à partir du moment où la question de l’action se pose, crée chez chacun un insupportable sentiment d’impuissance. Qu’y puis-je, moi, contre le Hamas ? Qu’y puis-je contre la frange suprémaciste du gouvernement israélien ? Qu’y puis-je contre le Hezbollah ? Qu’y puis-je contre le gouvernement iranien ? Qu’y puis-je contre la politique américaine au Moyen Orient ? Qu’y puis-je contre le cynisme sanglant de Vladimir Poutine ? Qu’y puis-je contre la zizanie qui mine l’Europe ? Qu’y puis-je contre l’opportunisme de Xi Jinping ? »
Mais peut-être, dit le dramaturge, que la question ne devrait pas se poser en ces termes. Et qu’au lieu de viser ce qui est hors de notre portée, il faudrait rapprocher la cible et se demander : « Sur quoi suis-je capable d’agir ? »
« La réponse la plus concrète est aussi la plus stupide : sur moi. Je peux commencer par agir sur moi et me demander, à l’aune de la situation, qui suis-je réellement. Qu’est-ce que cette situation est en train de faire de moi ? Comment est-elle en train de me transformer ? Comment me révèle-t-elle à moi-même ? Quel est l’œdème qu’elle met en lumière et qui menace mon cerveau ? Si «panser » dès à présent l’après c’est faire en sorte que ce qui l’a précédé ne se reproduise pas, un changement drastique incombe à chacun. Il ne suffit pas de dire que les autres, Israéliens ou Palestiniens, doivent changer, mais reconnaître que quelque chose en moi doit se transformer. Pour de bon. C’est la somme de la transformation de chacun qui fera en sorte que cet après en sera un » estime Wajdi Mouawad.
Pour nourrir cette affirmation, le dramaturge s’appuie sur son histoire personnelle en tant qu’homme né au Liban en 1968, au sein d’une famille chrétienne maronite qui a fui la guerre civile libanaise. « Mais du fait de paramètres autant historiques qu’intimes, mes parents, en plus de l’amour et l’affection, ont aussi planté en moi la graine d’une fleur immortelle et indéracinable : la détestation. Et dès mon plus jeune âge, j’ai su détester ceux qui n’étaient pas de mon clan ».
Je n’ai pas eu à apprendre à détester : je détestais par héritage, poursuit Wajdi Mouawad. « Et si je détestais consciemment, heureux de détester, heureux de haïr, je n’avais pas conscience de combien j’étais esclave de cette détestation car ma haine était viscérale et, ne m’animant pas de manière intelligible, je n’avais aucun moyen de l’interroger. Car cette détestation vient de loin et se transmet de génération en génération ».
Paradoxalement, poursuit-il, il aura fallu la guerre, l’exil, la découverte de l’art, la qualité de certains professeurs, l’amitié, la mort de sa mère, Sophocle, Kafka, le théâtre, des voyages, des mots, des poèmes, des histoires d’amour pour qu’il prenne conscience de l’omniprésence de cette détestation. « Elle m’est apparue dans toute son horreur, sorte d’épiphanie impitoyable et, réalisant ma monstruosité, j’ai voulu l’arracher de moi. Mais la détestation plantée depuis la naissance ne se déracine pas. C’est une plante immortelle, imbriquée à jamais, et, chez qui elle a été semée, elle demeure ».
Mais, estime-t-il, si on ne peut pas s’en débarrasser, on peut cependant, dans un premier temps, reconnaître sa présence. Et, à partir de là, « l’isoler, la mettre sous verre, cesser de nourrir sa terre, travailler jour après jour à l’assécher pour l’empêcher de fleurir ». Le dramaturge convoque ici l’image des fleuves qui ont, chacun, un marécage qui les tient en santé. Marécage où vont se déposer les poisons et les pollutions qui pourraient le tuer. « Cette plante de la détestation est mon marécage où se dépose tout ce qui est nauséabond chez moi. Ma responsabilité consiste alors à empêcher le débordement du marécage, l’empêcher, par des digues fortes, d’envahir mon esprit, putréfiant mon rapport au monde. Cette responsabilité, ces digues, cette vigilance, sont ce que j’appelle effort d’empathie, d’humanité, de sensibilité et d’amour ».
En d’autres termes, il est possible d’agir en prenant conscience de ce que la situation tente de faire de nous, de lutter contre elle, faire en sorte que le marécage ne déborde pas et par tous les moyens « assécher la plante de la détestation pour espérer que les prochaines générations, sans doute encore lointaines, parviennent un jour à couper le fil macabre de sa transmission ».
Une position à laquelle fait écho Edgar Morin lorsqu’il déclare : « Mon ennemie, c’est la haine ».
Il y a quelques jours, Augustin Trapenard, qui anime l’émission « La Grande Librairie » sur France 5 rencontrait pour un lumineux entretien le philosophe et sociologue de 102 ans qui étonne et ravit toujours pour la finesse et la pertinence de sa pensée. Cet ancien résistant, qui a toujours milité pour une pensée complexe, a publié cette année deux nouveaux recueils : Encore un moment… aux éditions Denoël et Mon ennemi, c’est la haine aux éditions de l’Aube. Où il évoque le sentiment de haine qui se répand de plus en plus dans le monde, et comment ne pas y succomber.
« Je ne sais pas qui avait dit qu’il faut savoir faire la guerre sans haïr l’ennemi. Moi j’ai fait la Résistance sans haïr les Allemands. Je haïssais le nazisme, qui est une idéologie.
Je pense que le vrai problème est de ne pas céder à ce processus inévitable auquel conduit l’idée fausse qu’on a affaire à des monstres toujours, ou des sous-hommes, ou des animaux. Savoir que tous ceux à qui on est opposés sont des humains comme nous », insiste-t-il.
Pour le philosophe, il s’agit d’une discipline d’esprit, et c’est dès l’école que l’on devrait enseigner cette capacité de ne pas succomber à la haine. « On peut très bien être dans des conflits d’idées, dans des conflits de personnes, dans des conflits de nations, mais je pense que la haine est la pire des choses. Car elle nous conduit à un tel mépris, à un tel déni d’autrui, qui nous conduit à des actes ignobles. Malheureusement, toutes les guerres favorisent cela ».
Lui dit prendre parti non pas pour un camp contre l’autre, mais en faveur du souci humain, humanitaire, de ceux qui souffrent. « Et actuellement, ceux qui souffrent sont à Gaza. Je refuse d’être partisan mais je suis pour ne pas oublier les causes justes », dit Edgar Morin.
À la question d’Augustin Trapenard de savoir ce qui, à 102 ans le rend vivant, l’ancien résistant a cette réponse magnifique : « J’ai l’espérance viscérale. Intellectuellement je me dis tout va mal, mais il faut se dire que l’improbable peut toujours arriver ».
L’improbable du pire, l’improbable du meilleur…
Nous donnerons-nous la possibilité de ce choix ?
SHENAZ PATEL
Sortie de texte
« Du fait de paramètres autant historiques qu’intimes, mes parents, en plus de l’amour et l’affection, ont aussi planté en moi la graine d’une fleur immortelle et indéracinable : la détestation. Et dès mon plus jeune âge, j’ai su détester ceux qui n’étaient pas de mon clan. Je n’ai pas eu à apprendre à détester : je détestais par héritage. Et si je détestais consciemment, heureux de détester, heureux de haïr, je n’avais pas conscience de combien j’étais esclave de cette détestation car ma haine était viscérale et, ne m’animant pas de manière intelligible, je n’avais aucun moyen de l’interroger ».
Wajdi Mouawad, dramaturge libano-québécois, in Libération

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