Le cardinal Maurice Piat : « J’ai dit ce que j’avais le devoir de dire »

Dans notre interview de ce dimanche, le cardinal Maurice Piat revient sur son homélie du 8 septembre qui a provoqué les nombreuses réactions que l’on sait. Il affirme qu’il était de son de voir de dire ce qu’il a dit à la messe du Père Laval, en présence du Premier ministre, et justifie sa prise de parole. Précision : cette interview a été réalisée très tôt dans la matinée de jeudi, plusieurs heures avant l’homélie du père Jocelyn Grégoire à la messe du Tourisme, à laquelle assistaient le Premier ministre et le ministre du Tourisme. Une phrase de cette homélie est interprétée par certains comme étant une critique — ou carrément une réponse à celle du Cardinal Piat — et suscite beaucoup des réactions sur les réseaux sociaux. Contacté samedi matin, le cardinal Maurice Piat n’a pas souhaité réagir.

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Votre homélie de la messe du Père Laval le 8 septembre, que certains qualifient d’homélie de votre cardinalat, n’a pas fini de susciter des applaudissements et des commentaires négatifs, voire hostiles. Est-ce que pour vous une homélie est un discours improvisé ou une prise de parole soigneusement préparée ?
— Avant tout chose, je dois vous dire que cette homélie a été un cri du cœur, que j’ai préparée, bien sûr. Un cri du coeur adressé aussi à la population mauricienne que je sentais en détresse. Elle souffrait beaucoup des conséquences de la Covid-19 et était désorientée devant ce qui se passait après le naufrage du Wakashio et la marée noire. Alors, j’ai voulu dire ma conviction qu’il fallait que ce peuple en souffrance soit écouté pour être entendu. Pas superficiellement, mais écouté vraiment pour que nous puissions traverser ensemble cette période inquiétante pour le pays. Des amis chrétiens et d’autres, de foi hindoue, m’ont dit que j’avais été un peu loin peut-être, que j’avais pu offenser le Premier ministre.

Certains l’ont non seulement pensé, mais dit et surtout écrit sur les réseaux sociaux.
— Vous savez, dans ma responsabilité, je dois respecter profondément le chef du gouvernement qui a été légitimement élu. J’en profite pour dire que je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il doit démissionner. Ce n’est pas raisonnable : on doit respecter celui qui a été élu. Mais je dois aussi avoir une parole franche. Tout en respectant le Premier ministre, je ne peux pas taire cette parole. Ma responsabilité me demande de marcher sur une ligne de crête et je ne prétends pas ne pas avoir fait de faux pas. Je ne me situe pas du tout comme quelqu’un de l’opposition, pas du tout. Je me situe plutôt, en tant que Mauricien qui doit dire une parole dans des moments difficiles, dans des moments d’épreuve.

Est-ce que le thème général de votre homélie, qui était de faire remonter une liste de doléances sociales, s’est imposé de lui-même ou c’est à cause de la suite des événements, dont l’échouement du Wakashio et ses conséquences ?
— Cela a été une suite d’événements bien avant le Wakashio, depuis la Covid-19, en fait. On sentait les Mauriciens bouleversés, désorganisés et puis il y a eu l’échouement du Wakashio et toutes ses séquelles, sans compter la crainte de cette crise économique qui s’annonce et qui touche déjà beaucoup de monde et qui va en toucher beaucoup plus à l’avenir. Tout ça mis ensemble cause une grande détresse.

Pour nourrir votre homélie, vous avez cité une longue liste de sujets, d’évenements. Du problème des squatters à la marée noire en passant par la corruption, le rapport Lam Sham Leen, le problème de la drogue. Vous avez en quelque sorte repris tout ce qui est écrit sur les pancartes des manifestations citoyennes, dans la presse, sur les réseaux sociaux. Vous êtes devenu en quelque sorte l’incarnation de ces paroles de révolte.
— Je ne dirais pas une parole de révolte, car je ne me situe pas à ce niveau. Mais je dis parole pour écouter la souffrance. On ne peut pas, quand il y a une telle souffrance se comporter comme devant une cour de justice, justifier ceci ou justifier cela : il faut savoir écouter. Je dis ça également pour l’Église, car il n’y a pas que l’État qui doit écouter.

Vous trouvez que l’Eglise catholique ne tend pas suffisamment l’oreille à ses fidèles ?
— Elle tend l’oreille, mais il y a encore beaucoup, beaucoup plus qu’on peut faire. On ne finit jamais de vivre cette écoute. Et, je l’ai dit dans l’homélie : quand Dieu se présente, il le fait comme quelqu’un qui entend, qui écoute. Pourquoi n’essayons-nous pas d’écouter un peu plus ?

Le problème se situe seulement à ce manque d’écoute, que certains qualifient de refus d’écouter ?
— Je ne suis pas un psychologue pour décortiquer tout ça, mais il me semble que, quelquefois, quand on est pris dans des responsabilités, qu’elles soient ecclésiales, d’État ou d’autres secteurs de la vie, on se sent un peu comme acculé et on veut résoudre les problèmes, et c’est normal. Mais quelquefois on veut aller vite alors qu’il faudrait peut-être chercher à aider davantage les personnes et le peuple, à vivre ensemble leurs problèmes. Cela prend du temps, mais c’est un temps nécessaire. Il n’y a pas de solution toute faite, spontanée, il faut chercher la solution ensemble. D’où la nécessité de la solidarité.

Vivre ensemble avec ceux qui souffrent, l’Église catholique l’a fait en prenant position dans l’affaire des squatters. Est-ce que le fait que la MBC vous a refusé un droit de réponse à un reportage biaisé sur le sujet a été un des éléments à l’origine de l’homélie du 8 septembre ?
— Franchement, non. Restons sur la question des squatters que vous venez de mentionner. Tout le monde sait que c’est quelque chose qui remonte très, très loin dans l’histoire post-indépendance de Maurice. Je ne blâme pas le ministre de tutelle et le gouvernement actuel, qui ont hérité d’une situation vraiment terrible. Comme je l’ai dit, un peu en passant, le fait que des gens attendent depuis 18, 20 ans d’avoir une maison montre que le système n’est pas adapté aux besoins du peuple. Nous ne demandons pas nécessairement le changement des hommes, mais celui du système du logement social en reconnaissant qu’il ne correspond pas aux besoins du peuple d’aujourd’hui. Il y a d’autres systèmes qui doivent être changés, comme le financement des partis politiques, la loi électorale, le recensement…

Que répondez-vous quand on dit que si l’Église donnait une partie de ses terres, elle pourrait aider le gouvernement à résoudre le problème des squatters ?
— L’Église n’a pas la quantité de terres que l’on croit et ce n’est pas son rôle de construire des logements sociaux. Mais je rappelle qu’après le cyclone Carol, l’Eglise a donné des terres pour créer la cité La Cure. Le rôle de l’Eglise est d’accompagner les personnes à la recherche d’un logement, de les aider dans leurs démarches, leur apprendre à naviguer dans le labyrinthe administratif. J’en profite pour dire que des personnes ont aidé les squatters en offrant des locations ou des facilités de résidence aux familles mises dans la rue. C’est une forme de solidarité qu’il faut souligner. Contrairement à ce que certains semblent penser, l’Église n’est pas contre le gouvernement actuel, elle veut être son partenaire dans un cadre qui dépasse les élections. Nous voulons continuer à travailler avec le gouvernement et quand on travaille en partenariat, il faut être franc, dire ce que l’on voit, même si quelquefois ce n’est pas trop facile à dire ni trop facile à entendre.

Il faut reconnaître que votre homélie reprenait tous les thèmes et les sujets de l’opposition, ce qui a fait grincer les dents du gouvernement.
— Ce sont les thèmes du peuple, ce sont les besoins des gens. Je ne dis pas que le gouvernement les ignore, mais peut-être qu’il ne réalise pas qu’il y a urgence à prendre des mesures pour y répondre. Par exemple, les travailleurs sociaux sur le terrain disent qu’en dépit du confinement et des frontières fermées la drogue est disponible, pratiquement ouvertement sur des étaux. Ce qui est plus terrible, c’est que les barons de la drogue corrompent systématiquement des adolescents à coup de motocyclettes et de centaines de roupies pour répandre la drogue. Il faut entendre la souffrance des parents de ces adolescents qui ne savent plus quoi faire, ne savent pas vers qui se tourner pour essayer d’arracher leurs enfants du cycle de la toxicomanie.

Vous avez le sentiment que la police ne fait pas suffisamment bien son travail dans ce domaine particulier ?
— Je sais que les barons de la drogue sont très habiles, mais quand dans un quartier et bien au-delà, tout le monde sait où l’on vend de la drogue en toute impunité? Est-ce que les lois ne sont pas adaptées, est-ce que les hommes chargés de les faire respecter n’arrivent pas à le faire ? Il faut se poser ces questions, chercher pourquoi ces situations existent et prendre les mesures nécessaires. Le mauricianisme s’est réveillé parce que des Mauriciens de toutes les communautés ont participé à la lutte contre la marée noire et aux marches citoyennes. Ce n’était pas une opposition systématique au gouvernement et au Premier ministre en dépit du slogan « qu’il s’en aille », auquel je n’adhère pas du tout. Ce mauricianisme qui s’est réveillé dans ces moments difficiles, il faut l’écouter. Comme il faut écouter ces parents qui sont en train de perdre leurs enfants à cause de la drogue.

En prenant le micro à la messe du Père Laval, vous ne pouviez pas ne pas savoir que le pavé que vous alliez jeter dans la mare allait provoquer des réactions. Est-ce que vous n’avez pas été tenté de faire une homélie politiquement correcte ?
— J’ai essayé de m’adresser au peuple et de parler un peu en son nom. Il m’a semblé que c’était la ligne que je devais prendre : que je dise ce que j’ai entendu, et que même si c’était difficile à entendre, c’était important de le dire. Non seulement pour les autorités présentes, mais pour l’ensemble des Mauriciens afin de leur faire prendre conscience de certains faits. Il faut que la voix des pauvres résonne dans ce pays, c’est ce qui va nous sauver. Car je le répète : les pauvres ne sont pas le problème, ils font partie de la solution. Quand on s’en occupe fraternellement, naturellement, cela renouvelle la société.

Est-ce que les réactions à votre homélie ont été à la hauteur de vos espérances ?
— Je n’avais pas tellement d’espoir, je voulais simplement dire ce que j’avais à dire. Il y a eu des remarques, des critiques, mais également des insultes sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas agréable d’être insulté, mais je ne tiens pas rigueur à ceux qui l’ont fait. Je laisse le soin à la police de faire son travail.

Dix jours après le 8 septembre, le Premier ministre a réagi en disant que le gouvernement avait donné des millions à l’Église pour la fête du Père Laval et qu’il avait été en retour obligé d’entendre votre homélie. Comme cela a été dit ailleurs, l’Église prend l’argent are gouvernement pour fête Pere Laval et après li invite PM pourcritique li en public.
— C’est une réaction que j’ai entendue moi aussi et je la comprends. Nous sommes reconnaissants de ce que le gouvernement fait en termes de subsides et d’aides pour l’organisation du pèlerinage. Mais tout en étant reconnaissant au gouvernement et en le respectant, je crois que mon devoir n’est pas de taire la souffrance du peuple. C’est une manière de se situer qui est délicate, mais j’essaye de la tenir, pas seulement pour l’avantage de l’Église, mais aussi pour le service du pays.

L’Église reçoit-elle de l’argent de l’État pour organiser le pèlerinage du Père Laval ?
— D’abord, je ne ferai pas de commentaire sur une parole qui a été rapportée. Chaque année, le gouvernement institue une task force qui nous demande ce dont nous avons besoin pour le pèlerinage, comme c’est le cas pour toutes les autres fêtes religieuses nationales. L’Eglise demande habituellement un podium, une sonorisation, un coup de peinture à gauche et à droite, mais pas un sou ne vient dans nos caisses. C’est le gouvernement qui trouve, emploie et paye les contracteurs, et je ne pense pas que cela coûte des millions. C’est vrai que l’année dernière le gouvernement a fait un effort spécial pour la visite du pape François et nous lui sommes reconnaissants pour les travaux qui ont été faits et qui améliorent l’accès au site du Père Laval.

Est-ce qu’en parlant de millions donnés à l’Église, le gouvernement ne confond pas avec les subsides religieux ?
— Je ne crois pas. Il n’y a aucune confusion possible entre les subsides et l’aide pour la célébration de la fête du Père Laval. L’Église reçoit des subsides comme toutes les religions au prorata de nos adhérents qui servent pour le salaire des prêtres et un peu pour l’entretien et la rénovation des bâtiments. C’est un décision de l’État qui a été prise un peu après l’Indépendance.

Ce prorata des adhérents repose sur le recensement de 1972. Est-ce que ses statistiques correspondent à la répartition des différentes religions aujourd’hui ? Est-ce qu’il ne faudrait pas organiser un recensement pour avoir une vision plus juste du nombre des adhérents aux différentes religions, compte tenu des mouvements des uns et des autres.
— C’est une question qui mérite d’être posée dans la série de celles visant la révision des systèmes en cours à Maurice. Le recensement de 1972 reposait sur la classification des quatre groupes reconnus dans la Constitution. Mais il y a aussi, aujourd’hui, un recensement par les religions réalisé par la Commission électorale. Mais ce recensement met dans la même catégorie toutes les églises chrétiennes.

Est-ce que les nombreuses et diverses réactions à votre homélie vous donnent satisfaction d’avoir jeté une brique dans la mare ?
— Je ne vais pas m’autocongratuler, mais je crois qu’on avance toujours, qu’on parle franchement avec l’autorité. Si nous voulons être de bons partenaires, nous devons être des partenaires qui parlent un langage de vérité, le mieux possible et avec le plus grand respect possible. Je ne sais pas quel effet mon homélie a eu ou n’a pas eu. L’effet de ma parole n’est pas ce qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse c’est : est-ce qu’on avance sur les questions importantes qui touchent le pays que nous avons mentionnées et la nécessité de changer le système qui contrôle l’exercice de notre démocratie?

Vous savez autant que moi que tous les politiciens disent qu’il faut changer le système quand ils sont dans l’opposition, mais se gardent bien de le faire quand ils sont au gouvernement !
— Vous savez vous aussi que tous les partis politiques le font depuis l’indépendance. Ce qui m’incite à demander s’il ne faudrait pas créer une instance indépendance où la révision, la remise en cause du système serait étudiée, avec le concours des non-politiques, et des propositions faites. Concernant, par exemple, ces sujets qui suscitent des blocages, comme la révision de la loi électorale et le financement des partis politiques. Il faut chercher, créer des instances, des moyens pour que les Mauriciens en général et pas uniquement ceux affiliés à un parti politique, puissent dire comment ils veulent que leur pays avance. Notre démocratie doit être améliorée, modernisée après plus de cinquante ans d’indépendance. Elle contient déjà des mesures positives comme l’État de droit, la séparation du judiciaire, des élections régulières, le fair-play après ces élections…

Sur ce dernier point, je me permets de vous dire que vous êtes un peu… angélique, monseigneur. Le fair-play post électoral après cette pluie de contestations de leurs résultats et les propos qui vont avec !
— Il y a eu des protestations après toutes les élections depuis l’ indépendance ! Mais le système veut que quelqu’un puisse gouverner avec une portion relativement faible de votes. Le système est comme ça, il faut le respecter jusqu’à ce qu’on le change, jusqu’à ce qu’on se décide à l’améliorer en fonction des demandes des Mauriciens. En attendant, tous les observateurs sérieux disent la même chose : nous allons sentir passer douloureusement la crise économique. Cela va être difficile, mais en même temps, je constate déjà, par des petites touches, que le Mauricien commence à se rendre compte qu’il y a un certain bonheur de rester en famille, entre amis pour des loisirs simples, pour partager des moments. La crise nous a obligés de constater que nous sommes tous vulnérables et que la solution passe par la fraternité, la solidarité et le vivre-ensemble. Il faut s’écouter et dialoguer pour se comprendre et agir.

Vous avez beaucoup parlé de dialogue dans cette interview. Est-ce que depuis votre homélie vous avez eu un dialogue franc avec les représentants du gouvernement ?
— Pas encore, mais nous nous donnons les moyens de l’établir. Nous y travaillons.

Vous allez redire au Premier ministre ce que vous avez dit le 8 septembre ?
— Pas nécessairement. Je ne vais pas aller voir le Premier ministre pour lui faire une deuxième homélie ! Il faut que moi aussi je l’écoute.

Si c’était à refaire, vous referiez cette homélie ?
— Sans doute, sans doute. Mais encore une fois, je ne dis pas que chaque mot que j’ai prononcé était bon et bien. Je ne suis pas parfait, mais finalement j’ai dit ce que je pensais devoir dire.

Vous pensez que cette homélie aura servi à instaurer le dialogue Église/gouvernement ou à bloquer chaque partie dans ses positions ?
— L’avenir nous le dira. J’espère que cela nous servira à avoir un dialogue plus fécond, un travail de partenariat dans la franchise et le respect les uns des autres.

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