Le dernier exploit d’Elizabeth II

Après 70 ans de règne, Elizabeth II d’Angleterre aura réussi un dernier exploit : inciter plus de 4 milliards d’individus d’un monde qui a majoritairement choisi la démocratie comme système de gouvernement à suivre, souvent avec émotion, une cérémonie royale.

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Elle aura réussi avec son enterrement à reconstituer, devant les écrans de télévision, le monde dont elle avait hérité à son couronnement : celui d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Passe encore que les Britanniques — dont des Écossais et des Irlandais qui eurent à souffrir de l’occupation anglaise — aient eu une larme à l’œil quand le glas sonna, le canon tonna et que la cornemuse retentit. Mais ces chefs de gouvernement du Commonwealth dont les pays eurent à subir — et subissent encore — la loi anglaise — le fameux divide and rule — dont les séquelles sont encore vivantes aujourd’hui ! Il fallait les voir — pendant les quelques minutes que leur a consacrées la BBC — descendre des autobus pour touristes pour aller rendre un dernier hommage à celle qui fut, pendant des décennies, le symbole de la colonisation britannique et de ses exactions. Exception notable dans ce cortège de chefs de gouvernement en costumes sombres, le Premier ministre de l’Inde Narendra Modi.

Il n’a pas jugé indispensable d’aller s’incliner devant la dépouille royale et envoyer son président à Londres pour faire acte de présence protocolaire. Comme des millions d’Indiens — et de Pakistanais —, Narendra Modi n’a pas oublié le prix de la partition britannique imposé qui découpa le sous-continent en deux, avec ce que cela impliqua en termes de morts et de déracinements humains, dont les traces perdurent encore.

Mais son petit frère mauricien, comme certains de ses proches aiment à le surnommer, n’a pas adopté la même attitude. Il n’a sans doute pas eu le temps de demander à New Delhi quelle était la bonne marche à suivre pour la circonstance. Il s’est précipité à Londres pour se joindre au cortège en oubliant que ce sont les gouvernements successifs de feu « the gracious Queen » qui ont excisé l’archipel de Diego Garcia du territoire mauricien, en 1967, et contraint ses habitants à devenir les Palestiniens de l’océan Indien. Depuis, ils sont ballottés d’une île à l’autre, et malgré le fait qu’à la suite des longues batailles légales, ils ont pu obtenir le passeport britannique, ils sont traités en Grande-Bretagne comme des citoyens de deuxième catégorie. Mais heureusement — et contrairement aux chefs de gouvernement —, tous les journalistes n’étaient pas totalement sous le charme des cérémonies — et attentifs aux épisodes de la guerre entre les petits-fils et leurs épouses de la défunte.

Certains se sont souvenus du fait que le règne de feu la reine n’a pas été fait que de cérémonies et autres parades retransmises dans le monde entier par la BBC. Dans le talk-show C’est à vous de France 5, le journaliste Patrick Cohen a rappelé les principaux épisodes du feuilleton Diego Garcia. Le traitement réservé aux Chagossiens par la Grande-Bretagne, a-t-il rappelé, était révoltant et bouleversant. J’entends déjà des voix s’élever contre ce journaliste qui a osé aller à contre-courant de l’admiration quasi planétaire pour la reine qui régna quelques années de plus que son aïeule Victoria. Mais est-ce rappeler des faits historiques, pratiquer le métier de journaliste sans utiliser une gomme élastique, est faire preuve de lèse-majesté ?

Cela étant, il faut reconnaître que pour un système que l’on dit en voie de disparition, à plus ou moins brève échéance, la monarchie britannique se porte bien. Elle l’a démontré pendant plus d’une semaine, où malgré l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences économiques, la tension entre Beijing et Taïwan et les crises énergétiques, économiques et climatiques mondiales, plus de 4 milliards d’êtres humains ont préféré suivre les images de la BBC. Une BBC qui, il faut le souligner, a réalisé un incroyable « direct live » de plusieurs heures, pour permettre de suivre les détails des cérémonies — il y en eut plusieurs — de l’enterrement de feue la souveraine du Commonwealth. Parvenir à réunir plus de 4 milliards de téléspectateurs des quatre coins du monde — la moitié de l’humanité — pour suivre la même image de la BBC, dans un monde où le zapping est roi, fut le dernier exploit de feue Elizabeth II.
Jean-Claude Antoine

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