Me Yatin Varma : « Nous sommes dans un État policier, sur la voie de la dictature ! »

Notre invité de ce dimanche est Me Yatin Varma, président de la Bar Association. Dans l’interview réalisée vendredi soir à son bureau, il revient sur les épisodes du feuilleton digne d’une mauvaise série télévisée policière qui a sidéré l’île Maurice cette semaine et dont il a été un des personnages.

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Commençons par exposer les faits de cette affaire. Dans quelles circonstances êtes-vous devenu l’homme de loi du Slovaque Peter Uricek vivant à Maurice qui a été déporté manu militari par la police mauricienne mardi dernier ?

— J’aimerais au préalable souligner qu’il n’est pas question de discuter de la culpabilité ou de l’innocence de mon client. En mars de cette année, Peter Uricek a pris contact avec moi à travers une collègue, Me Bhanisha Gobin, qui le connaissait, pour retenir nos services. En février de cette année, la police mauricienne l’avait arrêté dans le cadre d’une demande d’extradition de son pays d’origine, la Slovaquie. Cette demande avait été faite aux autorités mauriciennes en 2020, mais ce n’est que deux ans plus tard que mon client a été arrêté. C’est d’ailleurs ce long délai qui a permis à mon client d’obtenir la liberté conditionnelle de la cour. Il avait été incarcéré sur la base d’un affidavit juré au nom du ministre de la Justice qui réclamait son extradition. Nous avons fait appel de cet affidavit, qui a été combattu par le Parquet, et avons obtenu gain de cause et logé des objections légales contre l’extradition, et l’affaire devait être entendue le 11 mai.

Pourquoi est-ce que la police mauricienne a attendu deux ans pour arrêter votre client ?

— C’est une des nombreuses questions de cette affaire auxquelles nous n’avons pas de réponse. En début de semaine, j’ai eu une information selon laquelle un jet privé slovaque avait débarqué à l’aéroport pour récupérer mon client par la force. Lundi soir, quand nous sommes allés chez lui, il nous a dit avoir remarqué des passages de voitures de police depuis le matin. Il nous a demandé de loger une application en Cour suprême le lendemain pour empêcher son extradition qui, selon la loi, est signée par le Premier ministre et doit être notifiée au futur extradé. Mon client n’a jamais reçu le document l’informant qu’il allait être déporté, ce qui, d’après la loi, lui permet de faire appel de cette extradition.

Quelle a été la suite des événements lundi soir ?

— De retour au bureau, mon équipe et moi avons rédigé une application pour demander à la cour d’interdire l’extradition jusqu’à ce que le case, qui avait été fixé au 11 mai, soit entendu. Mardi matin, mon client est venu nous rejoindre à Port-Louis et nous sommes allés déposer l’application en Cour suprême. Cette application a été soumise au juge
M.I.Maghooa, qui l’a étudié avant de donner un ordre interdisant l’extradition de mon client en donnant plusieurs raisons pour le justifier. Cet ordre, donné aux alentours de 13h, a été enregistré au greffe de la Cour suprême en suivant les procédures et nous l’avons fait servir par huissiers, tout de suite à (i) l’État mauricien, (ii) au Premier ministre et (iii) au Passeport and Immigration Office, et comme co-respondant au ministre de la Justice et au directeur de l’Aviation civile. Nous étions encore dans l’enceinte de la Cour suprême quand j’ai vu arriver des policiers qui, visiblement, venaient arrêter mon client.

Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Je suis allé vers eux pour leur demander s’ils venaient arrêter mon client. L’un d’entre eux m’a répondu par l’affirmative. Je lui ai alors dit que ce n’était pas possible parce que j’avais obtenu une injonction de la cour interdisant la déportation. Ce policier a demandé à voir l’ordre du juge, l’a photographié avec son téléphone et m’a dit qu’il était en contact avec le PMO, le PIO et le bureau de l’Attorney General, et qu’il allait demander des instructions. Il est revenu vers moi pour me demander de venir avec mon client aux Casernes centrales pour faire une entrée pour dire nous avions obtenu un ordre de la cour contre la déportation. Puis, ils sont revenus pour me demander de venir avec mon client dans le van de la police. Comme je n’avais aucune raison de refuser, j’ai accepté en demandant à mon junior de suivre la van.

Vous ne soupçonniez pas un piège ?

— Comment est-ce que j’aurais pu soupçonner la police de ne pas vouloir respecter la loi en allant contre un ordre de la cour ? Mais dans le van de la police, où il y avait plusieurs policiers, au lieu d’aller vers les Casernes centrales, nous sommes allés dans une autre direction. « Kot nou pe ale ? » ai-je demandé. On m’a répondu : « Nou finn gagn instriksion pou al Passport and Immigration Office. » Nous sommes arrivés au parking du PIO, à Sterling House, et quelques policiers sont sortis, sans doute pour aller prendre des instructions. Ma junior est arrivée et je suis sorti du van de la police pour lui parler. Quelques minutes après, un groupe de policiers est arrivé, ils se sont précipités sur mon client, l’on menotté sans lui dire ses droits, sans lui dire un mot, l’ont poussé dans le van. J’ai essayé de m’interposer, de dire en montrant le document que nous avions un ordre de la cour interdisant sa déportation. C’est à ce moment qu’un des policiers m’a dit : « Nou ferfout ek lord lakour ! »

Ce sont les termes qu’un policier a utilisés ?

— Ce sont exactement ces mots qu’il a utilisés et que j’ai répétés dans ma déposition et le lendemain en cour. Les autres ont ajouté « Nou finn gagn lord ar PMO pou deporte, nou pou deporte ! » J’ai été jeté par terre et ils sont partis avec mon client menotté dans le van de la police. Heureusement que mon junior a filmé la scène, sinon personne ne m’aurait cru.

Qu’est-ce que vous avez fait après cette scène, qu’on croirait sortie d’un feuilleton policier où la police se comporte comme la mafia ?

Mon chauffeur est arrivé et nous sommes partis pour l’aéroport pour essayer de faire respecter l’ordre de la cour. En cours de route j’ai essayé de téléphoner à ceux qui pouvaient mettre fin à ce viol d’un ordre de la cour par la police. J’ai essayé de parler à l’Attorney General, à Prakash Manthoora du PMO, sans succès. J’ai réussi à parler à Ken Arian pour lui expliquer la situation et lui dire d’en informer le Premier ministre. Je ne sais pas s’il l’a fait.

Vous n’avez pas essayé de joindre la Cour suprême, dont un ordre était en train d’être violé par la police ?

— Je répondrai à cette question en disant que la porte de la Cour suprême m’est restée fermée. Ainsi que d’autres portes dont je ne veux pas parler à ce stade. Entre-temps, les copies de l’ordre avaient été servies à leurs destinataires à travers leurs représentants bien avant le départ de l’avion slovaque. Quand je suis arrivé à l’aéroport, j’ai essayé de rencontrer le directeur de l’Aviation civile. J’ai précisé que c’était pour une affaire urgente le concernant avec un ordre de la cour. On m’a dit qu’il était pris dans une réunion et ne pouvait me recevoir. L’avion slovaque a quitté Maurice avec mon client livré par la police mauricienne malgré un ordre de la Cour suprême à 15h51. Je dois vous dire que, par la suite, j’ai rencontré le Premier ministre.

Ah bon ! Quand est-ce que cette rencontre a eu lieu ?

— À sa demande, je l’ai rencontré jeudi et lui ai expliqué ce qui s’était passé. Il m’a dit qu’il n’était pas au courant de l’affaire et que s’il l’avait été, il n’y aurait pas eu de déportation.

Le Premier ministre, responsable de la police, n’était pas au courant que ses services étaient en train de procéder à une déportation, qui doit passer par le PMO ?

— C’est une question que je vous invite à aller lui poser. Moi, je tiens à dire ceci : admettons que le PM n’était pas au courant, mais qu’ont fait les quatre autres personnes/institutions à qui copie de l’ordre de la cour a été servie bien avant le décollage de l’avion slovaque ? L’ordre du juge est pourtant clair : the respondents and co-respondents, their préposés or agents or proxy or persons acting on their behalves, prohibiting, and restraining them from :

(i) deporting the applicant from Mauritius without complying with the provisions of the Deportation Act ; and

(ii) extraditing the applicant and/or removing him from Mauritius prior to the conclusion of the Extradition Hearing before the District Court of Port Louis.

En sus de ne pas avoir respecté cet ordre de la cour, la police a également agressé un avocat dans l’exercice de ses fonctions. Pour en revenir au Premier ministre, il m’a fait savoir, par la suite et par personne interposée, qu’il allait faire faire une enquête interne sur toute l’affaire.

Êtes-vous satisfait de cette annonce du Premier ministre ?

— Pas du tout ! Pour moi, tous les policiers impliqués devraient avoir été immédiatement suspendus parce qu’ils ont agi illégalement en connaissance de cause. La police est supposée faire respecter et mettre en application un ordre de la cour, pas le violer. Le comportement des policiers impliqués dans cette affaire est inacceptable.

Qu’est-ce qui justifiait l’urgence de la déportation qui a été demandée par la Slovaquie depuis 2020 ?

— C’est également une question que je me pose.

Est-ce que l’extradition n’a pas eu lieu parce que votre client a refusé de faire “la bouche doux” ou de payer les “dité” nécessaires pour arranger l’affaire ?

— Votre question est pertinente. Mais mon client ne m’a jamais dit qu’on lui avait fait ce genre de proposition.

D’après les informations publiées de source policière, c’est à partir de 2015 que la police slovaque commence à surveiller votre client soupçonné de trafic de drogue. Avec ce track record, comment a-t-il pu obtenir un permis de travail à Maurice en 2018 ?

— Vous posez une autre question intéressante à laquelle je n’ai pas de réponse.

l Je suis certain que vous aurez une réponse pour la suivante. Une plainte de la police a été logée vous accusant d’avoir, entre autres, « obstructing police in the exercise of service », et d’avoir attaqué des policiers…

— J’aimerais souligner que cette déclaration d’un officier travaillant au PIO a été faite à 22h17 en réponse à ma déposition faite avant, à la police de Quatre-Bornes. Cette plainte démontre l’imbécillité de ces policiers du niveau scolaire “Form V fail”. Ils disent qu’ils ont vu mon client et moi marchant dans la rue Edith Cavell où ils ont informé mon client qu’il allait être arrêté. C’est un mensonge parce que l’incident s’est déroulé dans l’enceinte de la Cour suprême et a dû être filmé par les caméras de surveillance. C’est dans l’enceinte de la Cour suprême que j’ai montré l’ordre aux policiers, pas au coin de la rue. Où pensaient-ils que j’allais avec mon client à la rue Edith Cavell, au Sun Trust ? J’ai essayé de faire entendre raison à la police en brandissant l’ordre de la cour au parking du PIO où ils m’ont bousculé et jeté à terre comme le montre la vidéo filmée par ma junior. Mon client n’a jamais été informé de son arrestation et de ses droits comme le prévoit la loi. En affirmant le contraire dans une plainte, la police ment.

Mais pourquoi et comment sommes-nous arrivés à une situation où la police ne respecte pas un ordre de la cour ?

— À cause d’un excès de zèle de certains policiers qui se savent protégés et se croient tout permis. Savez-vous que le commissaire de police refuse de rencontrer les membres du Bar Council et ne veut pas entendre parler des avocats ? Nous avions créé un comité police/avocats pour améliorer les relations et faire avancer les dossiers avant qu’ils n’arrivent en cour. Ce comité ne fonctionne pas, les demandes pour rencontrer le commissaire de police n’aboutissent pas.

Mais pourquoi n’avez-vous pas rendu public le refus du commissaire de police de rencontrer les représentants des avocats ?

— Parce que nous espérions régler le problème par la diplomatie. Mais malheureusement, la situation empire avec des policiers qui veulent montrer que ce sont eux les “gran mari” à Maurice, comme ils le font avec les simples citoyens qui sont arrêtés et passent la nuit en prison pour avoir traité des membres du gouvernement de gopia. Sans oublier les manifestants contre les augmentations de prix. Est-ce que ces imbéciles réalisent quelle est l’image qu’ils projettent de Maurice dans le monde ? La police affirme avoir consulté le bureau de l’Attorney General avant d’agir. Si cela est vrai, cela signifie que le bureau de l’Attorney General, the principal legal adviser to the government, a encouragé la police à ne pas respecter un ordre d’un juge de la Cour suprême. De mieux en mieux !

Qu’est-ce que le Bar Council compte faire pour réagir au non-respect des droits des avocats et de la cour, de la loi par la police ?

— Nous avons eu, vendredi, une réunion du Bar Council que je n’ai pas présidée pour des raisons évidentes. Les décisions suivantes ont été prises : le Bar Council est solidaire de son président. Je vais entrer un case civil contre l’État. Et plus important, les avocats vont descendre dans la rue. Pour la première fois dans l’histoire de Maurice, le Bar Council va organiser une marche de protestation et un sit-in.

Je vous signale qu’il faudra que vous obteniez l’autorisation de la police, sinon les avocats pourraient être arrêtés par la police comme des manifestants…

—C’est pour cette raison que la date de la manifestation ne sera pas annoncée tant que toutes les autorisations n’auront pas été obtenues.

Est-ce que dans le cadre de cette manifestation à venir, le Bar Council a établi des contacts avec le judiciaire, dont il défend les intérêts dans cette affaire ?

— J’espère qu’en temps et lieu nous pourrons avoir une rencontre avec la cheffe juge pour lui expliquer notre position.

En 1993, le Premier ministre d’alors, père de l’actuel, avait fi d’une procédure en cours et avait déporté la Srilankaise Medagama. En réaction, le juge Robert Ahnee, devant qui l’affaire était entendue, avait démissionné. Estimez-vous que le juge Maghooa devrait suivre l’exemple de son prédécesseur ?

— Dans le cas que vous citez, il n’y avait pas d’injonction. Donc, ce qui s’est passé en cour cette semaine est beaucoup plus grave. Cela dit, c’est au juge de décider de ce qu’il doit faire.

Antoine Domingue, un de vos prédécesseurs à la tête du Bar Council, nous avait dit, il y a trois ou quatre ans, que Maurice se dirigeait vers une dictature. Avait-il raison ?

— Voyons les faits. Nous sommes en présence d’un ordre de la cour que l’exécutif refuse d’accepter. Nous sommes dans une situation où les avocats ne peuvent pas fonctionner librement et indépendamment. Nous sommes dans un contexte ou des agents de l’autorité, la police, disent qu’ils se « foutent » d’un ordre de la cour. Quand l’État de droit ne fonctionne pas, est-ce que nous ne sommes pas dans une dictature ? Nous sommes dans un État policier, sur la voie de la dictature.

Que faut-il faire pour remettre les choses en place ?

— Il faudrait que le Premier ministre prenne des actions immédiates pour suspendre tous ceux qui dans cette affaire ont “fauté”.

Vous avez eu l’occasion de rencontrer le Premier ministre, jeudi. Avez-vous le sentiment qu’il est dans le mood de mettre de l’ordre ? Dans le bon sens du terme…

— Je ne peux pas dire qu’il était dans le mood de mettre de l’ordre tout de suite. Mais ce qui s’est passé cette semaine est inacceptable et il faut envoyer un signal fort à la police et au pays. On ne peut pas, dans un État de droit, tolérer des fonctionnaires qui ont été, chacun à leur niveau, impliqués dans une opération illégale. Je profite de cette interview pour lancer un appel au Premier ministre pour faire ouvrir une enquête approfondie sur tout ce qui s’est passé, dans les moindres détails et que les coupables soient sanctionnés. Il faudrait aussi que les résultats de cette enquête soient rendus publics.

Si la police peut se permettre d’agir comme elle l’a fait avec un avocat, qui plus est président président du Bar Council, que doivent subir les citoyens lambda ?

— Qui peut savoir ce qui se passe entre les quatre murs d’un poste de police, quand les caméras de Safe City ne fonctionnent pas, ce qui arrive souvent ? Je ne dis pas que la force policière dans son ensemble est pourrie. Je dis qu’il y a certains officiers qui se sentent protégés, quoi qu’ils puissent faire. Vous croyez qu’un officier de police, qui a fait le serment de défendre la loi, peut oser dire « mo ferfout ek lord lakour » s’il n’a pas l’assurance qu’il est protégé par sa hiérarchie ? Dans le cas de mon client, la police aurait pu venir me voir, m’expliquer la situation et demander à mon client de partir sans faire ce cirque digne de bouncers d’un série télé kidnappant une personne pour la remettre aux mains d’une police étrangère ? Mais non, ces policiers-là ont besoin de montrer, selon l’expression kreol, ki zot mem ki mari dan sa pei-la !

Le bureau du Premier ministre a publié un communiqué samedi après-midi pour tenter d’expliquer les faits de son point de vue. Votre réaction à ce communiqué ?

— Qui a pu écrire un communique pareil ? Légalement, quand une personne est déclarée « prohibited immigrant » il faut avoir recours à la Deportation Act pour la faire quitter le pays. Mais avant, il y a toute une série de procédures à suivre, dont celle qui lui permet de résister à cette décision en cour. L’Immigration Act ne donne aucun pouvoir de déporter une personne. Deuxième point : quelle est la section de la loi qui dit que quand un pays étranger est à la recherche d’un de ses citoyens, sa police peut venir à Maurice l’arrêter et le déporter sans respecter les lois mauriciennes ? Sans respecter les Droits humains ? Je rappelle que le deuxième paragraphe de l’ordre émis par le juge Maghooa qui dit qu’on ne doit pas « (ii) extraditing the applicant and/or removing him from Mauritius prior to the conclusion of the Extradition hearing before the District Court of Port Louis. » Le communiqué publié samedi ridiculise le PMO et le Premier ministre lui-même.

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