Liseby Élysée : « Le 12 mars est un jour de deuil pour les Chagossiens ! »

Liseby Élysée, notre invitée de ce dimanche, est devenue, le temps d’un témoignage de quelques minutes devant la Cour internationale de La Haye, la voix et le visage des Chagossiens. Nous sommes allés à sa rencontre cette semaine dans la cuisine du Centre refugiés Chagos. C’est donc en pleine préparation culinaire que Mme Élysée, toute en sueur — comme le montre la photo— nous a accordé l’interview qui suit. Ses réponses racontent le calvaire vécu par les Chagossiens depuis qu’ils ont été déracinés de leurs îles natales en 1965 dans la cadre d’un deal qui a permis à Maurice d’obtenir son indépendance contre la cession des Chagos au gouvernement anglais. Qui devait sous-louer l’atoll de Diego Garcia au gouvernement américain, pour en faire la base militaire que l’on connaît.

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Présentez-vous, Liseby Élysée ?
— Je suis une Chagocienne née à Peros Banhos, en 1953, expulsée en 1965, et qui ne rêve que d’une chose : retourner vivre dans mon île natale. Mes parents et mes grands-parents sont nés et ont toujours travaillé aux Chagos. Notre travail consistait à “décoquer” le coco, avant de le mettre à sécher au soleil pour l’envoyer à Maurice pour qu’on le transforme en huile.
Êtes-vous allée à l’école ?
— Oui, jusqu’à la troisième. Puis, vers 1965-66, les enseignants ont arrêté de venir de Maurice et l’école a été fermée. J’ai commencé à travailler à l’âge de treize ans. En sus du nettoyage du coco, je veillais aussi les enfants de l’administrateur. Nous avions notre ration pour la semaine – du riz, des grains, etc. – et pour le kari la mer et les potagers. C’était le paradis. Je me suis mariée à l’âge de 19 ans avec un forgeron et j’étais enceinte de mon premier enfant quand nous avons appris qu’il fallait quitter les Chagos.
Comment est-ce que vous avez appris cette nouvelle ?
— Depuis quelque temps déjà, on entendait dire que les Chagos allaient être vendus sans plus de détails. On avait déjà envoyé des groupes de Chagossiens à Maurice. Et puis, un jour, deux messieurs ont débarqué sur un bateau qui s’appelait le Nordvaer. Ils nous ont réunis et nous ont dit que les Chagos avaient été vendus, que nous ne pouvions plus vivre sur les îles et que nous devions aller à Maurice. Ils nous ont dit que de l’argent avait été donné par les Anglais au gouvernement de Maurice pour nous acheter des maisons dans un endroit près de la mer qui s’appelait Rivière-Noire, où nous pourrions élever nos animaux, comme aux Chagos. Nous avons protesté, dit que nous ne voulions pas partir, mais on ne nous a pas écoutés et nous avons été forcés d’embarquer sur le Nordvaer en abandonnant tout ce que nous avions.
Comment se sont déroulés le voyage et votre installation à Maurice ?
— Nous étions à peu près 200 sur le bateau. Nous étions entassés les uns sur les autres dans la cale du bateau, comme des bêtes, comme des esclaves. Beaucoup d’entre nous ont été malades pendant la traversée. Quand nous sommes arrivés à Port-Louis, nous avons demandé où étaient les maisons que nous devions habiter. Au lieu de Rivière-Noire, on nous a emmenés à Bois Marchand, où il y avait des maisons sales où on élevait des cabris. Nous avons refusé d’habiter dans cet endroit et demandé de nous retourner sur le bateau. On nous a ensuite emmenés à Cité La Cure avec des maisons plus propres, mais sur un terrain rempli de boue. Nous sommes remontés sur le bateau en protestant et après on nous a conduits aux Dockers Flats de Roche-Bois, où on a installé rapidement des portes et des fenêtres, et on nous a dit de rester là pour seulement trois mois avant de nous installer dans les maisons qu’on nous avait promises à Rivière-Noire. Au lieu de trois mois, nous avons passé quatorze ans aux Dockers Flats !
Quatorze ans ?!
— Oui ! Ce n’est que quatorze ans plus tard que nous avons pu avoir des maisons à Morcellement Îlois : 40 toises par famille et 20 toises par mineur. Lors de la première compensation, obtenue après beaucoup de lutte, nous avons eu Rs 36 000 par Chagossien. Mon mari et moi, comme pas mal d’autres, quarante familles je crois, avons mis cet argent dans le Trust Fund des Chagossiens pour construire les maisons du Morcellement Îlois, à Baie-du-Tombeau, où j’habite maintenant.
Comment les réfugiés étaient-ils traités par les Mauriciens ?
— Au début, et pendant longtemps, ça a été terrible. Ils disaient qu’ils ne savaient pas d’où nous venions, nous qualifiaient de kayoko, de manz dimounn. Il y avait des Mauriciens qui étaient corrects avec nous, mais il y avait d’autres qui nous insultaient et nous maltraitaient. Quand il fallait aller chercher de l’eau au robinet dans la cour du flat, ils jetaient nos seaux. On nous battait et on insultait nos enfants à l’école. Nous n’avons pas été bien accueillis à Maurice au départ. Jusqu’à maintenant, ces remarques continuent à me blesser. Le pire, c’est que beaucoup de gens qui nous maltraitaient étaient des pauvres, des rejetés par la société, des mis à l’écart, comme nous.
Comment était la vie d’une déracinée des Chagos aux Dockers Flats ?
— Elle était dure, parce que nous n’avions rien. Le travail était rare et mon mari, qui était forgeron, a dû aller travailler sur des bateaux de pêche. Avant, j’avais travaillé dans une usine, mais quand ma belle-mère est morte, j’ai dû arrêter parce qu’il n’y avait personne pour veiller sur les enfants. J’ai cherché un travail pas loin et j’ai été employée comme nenenn, comme on disait autrefois, dans une famille sino-mauricienne chez qui j’ai travaillé pendant de longues années.
L’Église n’a-t-elle pas accueilli les Îlois qui étaient pratiquement tous des catholiques ?
— Si l’Église nous avait accueillis et soutenus comme elle soutient aujourd’hui des réfugiés qui viennent de pays étrangers, nous n’aurions pas autant souffert. Et pourtant, nous étions des catholiques fervents ! Au départ, elle nous a ignorés, puis plus tard, des personnes se sont occupées de nous, nous ont fait entrer dans des mouvements. Je me souviens du père Patient qui nous a donné un bon coup de main.
Est-ce qu’après avoir vécu soixante ans à Maurice vous vous sentez maintenant Mauricienne à la veille du 55e anniversaire de l’indépendance ?
— Non. Je sais que je vis dans le même pays, que je respire le même air depuis des années, mais dans ma tête je ne me sens pas Mauricienne. Pour nous, Chagossiens, le 12 mars est un jour de deuil. Nous ne célébrons pas l’indépendance de Maurice. C’est à cause de votre indépendance que nous avons été déracinés de notre terre natale, comme des animaux, et forcés à venir à Maurice. Nous ne pouvons pas l’oublier.
Avez-vous le sentiment que les Mauriciens ne comprennent pas les Chagossiens, ce qu’ils ont enduré, ne les aiment pas ?
— Certains ont compris notre souffrance, nous ont tendu la main, mais il y en a d’autres qui n’ont même pas cherché à comprendre et qui nous ont rejetés, nous ont considérés comme des étrangers qui venaient prendre leur place. Ils disaient « finn fini donn zot kas, ki zot pe rode ankor ? » Ce sont les Anglais qui nous ont déracinés des Chagos, ce sont eux qui ont dit qu’ils avaient donné de l’argent pour faire construire des maisons pour nous au gouvernement mauricien. Dans cette affaire, tous se sont lavé les mains une fois qu’ils ont réussi à nous faire quitter les Chagos. C’était ça le but.
Quand est-ce que les Mauriciens ont commencé à comprendre le problème des Chagossiens et à les soutenir ?
— Quand le gouvernement de Maurice a commencé à revendiquer la souveraineté. Les îlois, qui étaient venus dans les premiers batches, sont restés tranquilles dans leur coin et se sont adaptés. Ceux qui sont venus après ont revendiqué, manifesté, et puis le gouvernement est entré dans l’affaire et la revendication a pris de l’importance. Nous n’étions plus un petit groupe qui réclamait le retour dans les îles, nous avions derrière nous un gouvernement qui voulait récupérer une partie de son territoire. C’est à partir de là que le regard sur les Îlois, qu’on a commencé à appeler les Chagossiens, et le sens de notre revendication ont changé chez les Mauriciens. Cela a pris des années.
Quand vous êtes-vous engagée personnellement dans la revendication des Chagossiens ?
— J’ai toujours soutenu la revendication, mais de loin, parce que j’avais mes enfants à élever, ce qui est plus compliqué quand on a un mari qui travaille à bord des bateaux de pêche. Je faisais partie de ceux qui participaient aux manifestations, apportaient du soutien à ceux qui faisaient la grève pour faire reconnaître nos droits. Je suivais ce que faisait mon neveu Olivier Bancoult et quand on a eu l’autorisation de retourner pour la première fois aux Chagos, on a pris une personne par famille et nous nous sommes retrouvés une centaine sur le Trochetia, en 2016. C’est après cette première visite que je suis entrée dans l’équipe pour donner un coup de main et j’ai participé à toutes les actions, même en Angleterre, pour aller crier « Angle voler, rann nou Diego ! » Je fais partie du comité qui s’occupe de la gestion des centres refugiés Chagos à Baie-du-Tombeau et à Pointe-aux-Sables. Après nous être retrouvés seuls et souvent dans un milieu hostile à Maurice, à force d’avoir subi et d’avoir été maltraités, nous avons appris à nous organiser pour nous défendre et améliorer nos conditions de vie. En même temps, nous avons appris à nous organiser pour dénoncer ce que les Anglais — avec le concours du gouvernement mauricien — nous avaient fait et mener le combat pour le retour dans nos îles. C’est en faisant tout ça que nous avons créé des organisations pour venir en aide aux Chagossiens et à leurs enfants. Nous avons appris à nous battre pour bénéficier des mêmes aides sociales que les autres Mauriciens. Nous avons développé une forme de solidarité au sein de la communauté. Nous avons appris qu’on ne pouvait pas se fier sur X, Y ou Z pour avancer, qu’il fallait se débrouiller par nous-mêmes.
Comment est-ce que vous, qui ne savez ni lire ni écrire, avez été désignée pour aller faire une déclaration face aux juges de la Cour internationale de La Haye, en 2021, mais aussi des représentants de l’Angleterre, des États-Unis et de tous les grands et petits pays de la planète ?
— Au départ, nous étions cinq qui avaient été retenus par le comité pour aller faire un témoignage devant la Cour internationale. Je pense qu’on m’a choisie à cause de la sincérité de mon témoignage. J’ai raconté ma souffrance, qui est également celle de tous les Chagossiens, avec les mots qui venaient de mon cœur.
Qu’avez-vous ressenti en entrant dans le bâtiment de la Cour internationale de La Haye avec la délégation mauricienne ?
— J’étais morte de trac quand je suis entrée dans ce grand bâtiment, dans ces grandes salles, avant d’arriver dans la cour devant toutes ces personnes. J’avais une transpiration froide, j’étais tracassée, je me demandais comment j’allais faire pour parler et je tremblais. Philippe Sands, l’avocat qui défendait notre dossier, qui était à mes côtés, s’est rendu compte dans quel état j’étais et il a attrapé ma main pour empêcher de voir que j’étais en train de trembler.
Aviez-vous conscience que votre témoignage allait passer sur toutes les télévisions du monde et faire de vous la voix et le visage des Chagossiens et de leur combat ?
— Pas du tout. L’important était de dire ce que j’avais sur le cœur. De faire comprendre notre souffrance, de raconter au monde entier ce que les Anglais nous ont fait subir. Et qu’ils continuent à ne pas reconnaître.
Justement, malgré votre performance devant la Cour internationale et malgré plusieurs jugements contre elle, l’Angleterre n’a pas changé de position sur les Chagos…
— Depuis le début de l’affaire des Chagos, l’Angleterre ne respecte pas la loi internationale. Elle n’a jamais mis en application tous les jugements. Elle continue la même politique et fait comme si elle ne savait pas que des jugements ont été portés contre elle, comme si elles ne les comprenaient pas ! Nous ne demandons pas que tous les Chagossiens retournent aux Chagos, mais simplement que ceux qui le souhaitent aient le droit et la possibilité de le faire. Il y a des Chagossiens qui veulent aller vivre dans les îles, d’autres seulement aller les visiter. Nous demandons que les uns et les autres aient le droit et la possibilité de le faire.
Vous croyez vraiment qu’un jour les Anglais et les Américains vont accepter que les Chagos retournent sous la juridiction de Maurice, ce qui permettra aux Chagossiens d’aller librement dans leurs îles natales ?
— Le plus drôle c’est que les Anglais et les Américains disent se battre pour les droits de l’Homme et les réfugiés des guerres à travers le monde et accordent le droit d’asile dans leur pays à des réfugiés venant des quatre coins du monde. Pourquoi est-ce qu’ils n’appliquent pas le même traitement aux Chagossiens qu’ils ont été forcés à devenir des réfugies en les déracinant de leur pays natal ? Il faudra bien qu’un jour ils répondent de ce qu’ils ont fait et mettent en pratique les jugements des Cours internationales et des Nations-Unies. J’ai confiance, parce que quand je regarde derrière, je me dis qui aurait imaginé qu’un jour la voix des Chagossiens racontant leur calvaire serait entendue par la Cour internationale de La Haye ?
Changeons de sujet. Que pensez-vous de ce qui se passe actuellement à Agalega ?
— Je ne sais pas trop ce qui se passe là-bas. J’ai entendu dire que les femmes enceintes ne peuvent accoucher à Agaléga et qu’elles doivent venir à Maurice. C’est ce qui s’est passé aux Chagos à un certain moment. Avant, on venait des autres îles pour venir accoucher à Peros, puis il a fallu aller accoucher à Maurice. On a compris, après, que c’était fait dans le but d’obliger les habitants à quitter les îles. Je me demande si ce n’est pas la même chose qui est en train de se passer à Agalega : le transformer en un autre Chagos ?
Suivez-vous la politique locale ?
— De loin. Pour les élections, des politiciens qu’on n’avait jamais vus vinn fer letour, faire des promesses. Ce qui est amusant, c’est que quand il s’agit de voter, on oublie que nous sommes des Îlois ou des Chagossiens, on nous considère comme des Mauriciens, juste pour obtenir notre vote.
Je peux vous demander pour quel parti vous votez ?
— Pendant longtemps, je n’ai pas voté. Et puis, je vais vous dire franchement, je vote pour le parti qui s’occupe de moi, de mes intérêts.
Passons de la politique aux politiciens mauriciens. Paul Bérenger a été un des premiers à soutenir la cause des Chagossiens…
— C’est vrai qu’il nous a beaucoup soutenus dans le temps. Mais je ne sais pas si aujourd’hui il nous considère de la même manière qu’il nous considérait autrefois.
Et sir Anerood Jugnauth ?
— Sans lui le combat n’aurait pas pris l’importance internationale qu’il a aujourd’hui. Avec lui, l’État mauricien a soutenu le combat des Chagossiens et nous a permis de raconter notre souffrance devant la Cour internationale. Sans le bonhomme Jugnauth, les Chagossiens n’auraient jamais pu se faire entendre devant la Cour internationale.
À un certain moment, quand il était Premier ministre, Navin Rangoolam a lui aussi soutenu le combat des Chagossiens…
— Oui, il nous avait promis de ne pas nous laisser tomber et de soutenir nos efforts. Il faut reconnaître qu’il l’a fait, mais c’est le coup de main de sir Anerood Jugnauth qui a été déterminant.
Nous venons de célébrer la Journée internationale de la Femme, on dit que chez les Chagossiens ce sont les femmes qui sont les maris…
— Les Chagossiennes ne sont pas des maris, elles sont des femmes solides, qui savent se faire entendre. Tout ça dans l’égalité, dans le dialogue. Elles sont des femmes solides qui savent se battre pour leur famille, leur communauté.
Vous avez six enfants. Est-ce qu’ils sont aussi concernés que vous dans le combat pour le retour aux Chagos ?
— Quatre de mes enfants vivent près de Manchester, en Angleterre. Je n’aime pas ce pays, surtout après ce que ses gouvernements ont fait aux Chagossiens, c’est pourquoi je ne vais pas les voir aussi souvent qu’ils le voudraient. Ils participent au combat, mais de loin, parce qu’ils ont eux aussi leurs occupations et leur travail. Ils n’ont peut-être pas envie d’aller vivre là-bas (ndlr : aux Chagos), mais ils veulent aller voir où je suis née et où j’ai grandi. Je vous le répète : mon souhait c’est de finir mes jours là ou je suis née, à Peros Banhos.
Allez-vous abandonner la vie moderne, son confort, vos électroménagers, vos séries télévisées, votre téléphone portable pour aller vivre dan enn lakaz lapay aux Chagos ?
— Même si c’est enn ti lakaz lapay avek enn sinp sali, cela me suffira. Ici, il y a toutes sortes de maladies à cause du sel qu’on met dans les légumes. Ici, les légumes ont un autre goût et dépérissent facilement. Là-bas, on n’était pas malades puisque nous mangions de la nourriture saine. Là-bas, on allait cueillir le légume et on allait pêcher le poisson qu’on voulait pour le dîner. Laba ou met ou diri lor dife ou pran ou lalign ou al bor lamer. Avan ki ou diri finn kwi, ou finn fini lapes ou kari !
Ce n’est pas une image du passé que votre mémoire rend plus jolie qu’elle ne l’est en réalité ?
— J’ai vécu comme ça jusqu’à l’âge de vingt ans. Et quand je suis retournée aux Chagos, les deux dernières fois, c’était la même chose.
Dernière question : êtes-vous heureuse Liseby Élysée ?
— Oui. Depuis que je suis arrivé à Maurice, j’ai passé ma vie à travailler pour gagner ma vie et j’ai arrêté à seulement 67 ans. Malgré des conditions difficiles, nous avons grandi nos enfants, nous avons notre propre maison, nous vivons relativement bien et tout ce que nous avons, nous avons trimé pour l’obtenir. Je donne un coup de main au comité et, surtout, j’ai une bonne santé. Une seule chose me manque : de pouvoir retourner finir mes jours dans mon île natale.

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