Me Lovena Sowkhee : « La Child Development Unit viole les droits des enfants »

Notre invitée de ce dimanche est Me Lovena Sowkhee. Dans l’interview réalisée vendredi soir, elle dénonce la manière dont la Child Development Unit (CDU) du ministère de la Femme et de la Famille traite certains enfants « à problèmes » envoyés dans les shelters et leurs parents.

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Depuis samedi dernier, on a pu voir sur les réseaux sociaux un clip montrant des officiers de la CDU arrachant littéralement des bras de sa mère un petit garçon en pleurs et l’emmener de force dans un van, sous la protection de la police. Est-ce une exception ou est-ce que la CDU, qui est censée s’occuper du développement de l’enfant, fonctionne comme ça en général ?
— Il ne faut pas généraliser certes, mais au niveau global, la réponse est oui. La CDU est censée travailler pour la protection et le développement de l’enfant, mais dans son fonctionnement actuel, elle ne remplit pas sa mission. Elle fait même le contraire ! Les enfants que vous avez vus sur les réseaux sociaux sont mes clients et ce cas est très révélateur. La mère est une femme pauvre qui travaille et élève seule ses trois enfants. En septembre de l’année dernière, ses enfants lui sont pris par la CDU, suite à une plainte pour soi-disant maltraitance pour quatorze jours. La maman est venue me voir, je suis allée en cour pour demander qu’on lui rende ses enfants. L’affaire a été fixée pour que la cour puisse écouter toutes les parties, mais quelques jours avant, la CDU va en cour en catimini et demande la prolongation de l’ordre et l’obtient. Vu que ma cliente n’a pas les moyens de faire appel de cette décision – un appel, ça coûte plus de Rs 25 000 ! —, elle doit se plier. En attendant l’affaire, elle est suivie par l’ONG Lovebridge et le Probation Officier de la Sécurité sociale. Après plusieurs renvois, l’affaire est appelée en février, le rapport du Probation Officier est favorable à ce qu’on rende ses enfants à ma cliente, mais le rapport de la CDU n’étant pas encore prêt — cinq mois après ! —, l’affaire est renvoyée et nous entrons en confinement.

Ça veut dire que les trois enfants ont été privés de leur mère depuis septembre de l’année dernière ?
— Tout à fait. L’affaire est prise le 12 mai dernier et malgré les rapports favorables du Probation Officier et du Social Worker de Lovebridge, la CDU ne veut pas rendre les enfants à leur mère. Son “argument” : un rapport d’un de ses psychologues qui affirme que dans le mesure où la grand-mère de ma cliente avait des « abusive partners » et qu’elle-même avait subi des sévices dans son enfance, il y avait une « possibilité » qu’elle soit violente avec ses enfants ! Mais grâce à l’intervention du Probation Officer, les enfants ont été rendus à leur mère. Au poste de police de Pamplemousses où la CDU lui rend ses enfants, la maman découvre qu’il y a des marques sur leurs corps et demande une Form 58 pour aller les faire examiner à l’hôpital. Où elle se rend sans l’aide de la police ou de la CDU. Elle reste avec ses enfants qui sont examinés et les marques constatées, et retourne chez elle avec eux le lendemain. Vendredi, elle m’appelle pour me dire que la CDU n’a pas retourné les vêtements de ses enfants. Je lui dis de ne pas s’inquiéter, que je vais faire un appel pour des dons de vêtements et de chaussures sur les réseaux sociaux. Je mets un post sur Facebook en expliquant que la CDU a rendu les enfants avec des marques sur le corps et sans vêtements, pour justifier ma demande de dons.

Donc, tout est bien qui finit bien pour cette famille enfin réunie ?
— On le croyait. Le lendemain, ma cliente découvre que la CDU l’avait appelée pendant la nuit. Puis, à deux heures, elle m’appelle pour me dire qu’un officier de la CDU l’a informée qu’il allait venir chercher les enfants avec la police. Ils sont arrivés le soir vers 20h45, avec des policiers, pour reprendre les enfants en montrant, de loin, une copie d’un ordre de la cour.

Pourquoi venir chercher les enfants en pleine nuit ?
— Peut-être parce qu’à la CDU les overtimes sont payés à partir de 16h ! La mère a voulu résister, mais je lui ai conseillé d’accompagner ses enfants à l’hôpital pour voir s’ils avaient de nouvelles marques sur le corps, ce que le docteur qui les a examinés n’a pas détecté. Et là, à presque minuit, dans le parking de l’hôpital du nord, au lieu de se comporter comme des child protectors, les officiers de la CDU ont agi comme des child snatchers. Comme s’ils kidnappaient les enfants, comme vous avez pu voir sur les vidéos qu’un parent présent sur les lieux a filmés. On devait m’apprendre plus tard qu’un officier de la CDU avait dit « avoka-la pa ti bizin posté sa mesaz-la lor Facebook » pour justifier le tout.

Ce serait ce post qui a provoqué le branle-bas de la CDU pour aller réclamer un ordre d’urgence pour reprendre les enfants ? Ça ressemble plus à une vengeance qu’à une mesure pour protéger des enfants !

— La CDU n’aime pas qu’on lui résiste, qu’on remette en question sa manière de faire. J’ai fait quelques affaires qui démontrent que, dans certains cas, la CDU agit d’une façon criminelle contre certains enfants. Elle viole la loi et toutes les conventions internationales que Maurice a signées pour la protection des enfants. Je pèse mes mots : la CDU se croit tout permis. J’ai appris qu’elle a pour pratique d’écrire au ministère de la Santé pour demander le dossier personnel et confidentiel des parents des enfants sans leur permission et les obtient ! Les officiers pensent que la loi ne s’applique pas à eux, mais aux communs des mortels qu’ils ne sont pas. En plus, certains des officiers utilisent un langage communal vis-à-vis des enfants dont ils sont censés s’occuper et de leurs familles. Le pouvoir qu’ils pensent avoir leur est monté à la tête.

Revenons à l’affaire. Que pouviez-vous faire pour que les enfants retrouvent leur mère après le “kidnapping” de samedi dernier ?
— Rien, parce que la loi ne donne pas au magistrat une discrétion dans les cas de emergency protection order, ce qui avait été demandé et obtenu par la CDU. Il faut attendre 72 heures pour pouvoir intervenir au niveau de la cour, mais j’ai envoyé un email au magistrat pout dire que nous allions résister à l’ordre obtenu par la CDU. Quand nous sommes arrivés en cour mardi dernier, quatre officiers de la CDU étaient présents. Quatre officiers pour une affaire ! L’affaire a été renvoyée à ce vendredi et je reviens de la cour où le magistrat a donné gain de cause à la maman contre la CDU.

Mais pour quelle raison la CDU a objecté au retour des enfants à leur mère ?
— Pour justifier sa demande d’un ordre urgent, l’officier de la CDU a écrit seulement cinq mots : « Minors are allegedly physically abused. » Sans aucune preuve ou justification !

Est-ce que les magistrats ne lisent pas leurs dossiers avant de prendre une décision, ne demandent-ils pas si les accusations sont prouvées ?
— Écoutez, je les comprends. Ils ont face à eux un officier d’un ministère qui vient leur présenter un rapport officiel. Ils ne peuvent savoir que le rapport n’est pas complet ou que des passages ont été supprimés. Un magistrat ne pense pas qu’un représentant d’un ministère soit capable de mislead délibérément la cour. Si les parents venaient en cour, ils pourraient faire entendre leur version des faits. Mais les dates et heures des audiences sont souvent mal données pour interdire aux familles de se faire entendre, pour que seule la version de la CDU soit retenue. C’est un comportement mafieux. La seule institution qui peut mettre fin aux abus de la CDU c’est la cour. Il faut donc que les magistrats soient plus vigilants quand ils reçoivent des “rapports” de cette institution et de ses psychologues, et demandent des explications détaillées sur les objections logées contre le retour d’un enfant dans sa famille.

La CDU a-t-elle accepté facilement de rendre les enfants après tout le cinéma fait pour les reprendre, samedi dernier ?
— Pas du tout. Mais l’avocat du Parquet a refusé de paraître pour la CDU par le biais d’une lettre envoyée à la cour, où il dit que les raisons invoquées pour garder les enfants ne reposent sur aucune base légale. La magistrate a dit dans son ruling qu’elle est choquée qu’après les rapports des médecins ayant examiné les enfants, le rapport du Probation Officer et la lettre de l’avocat du Parquet, la CDU a refusé de rendre les enfants, en laissant cette responsabilité à la cour. Quand la cour a pris la décision de rendre les enfants, l’officier de la CDU a fait une déclaration pour dire que parce que la mère avait fait une déclaration contre la CDU, cette instance n’allait plus s’occuper de ses enfants, ce qui a choqué la magistrate.

Mais il me semble qu’on avait mis de l’ordre dans la CDU, qui avait été scindée en deux après le scandale des shelters de Belle-Rose. Le ministère avait été obligé de fermer ce shelter quand on a découvert que, non seulement les pensionnaires n’étaient pas bien traités, mais qu’il s’agissait d’un family business sur lequel la CDU d’alors avaient fermé les yeux…
— La situation a empiré avec la ministre actuelle. D’après les conventions signées par Maurice, le retrait d’un enfant de sa famille pour le mettre dans un shelter est le dernier recours. La ministre précédente avait trouvé, avec raison, qu’il est conflictuel que la section qui retire l’enfant de sa famille décide s’il faut ou non le retourner et avait créé l’Alternate Care Unit, composée d’experts pour étudier le dossier de chaque enfant et décider de son retour. Ce comité avait été mis en place parce que beaucoup de ces enfants restaient dans un shelter jusqu’à l’âge de18 ans. Je ne suis pas sûre que cette unité fonctionne encore.

Est-ce que les shelters mauriciens sont vraiment l’endroit indiqué pour permettre à un enfant qui a subi des sévices de se reconstruire ?
— Il y a des shelters qui font un excellent travail avec des gens formés, compétents et en plus aimant sincèrement s’occuper des enfants. Mais j’aimerais souligner que ces temps derniers, beaucoup de permis ont été octroyés par le ministère et que beaucoup de shelters qui sont overcrowed et ont des problèmes, dans la mesure où les règlements ne mentionnent pas l’espace nécessaire, le ratio entre surveillants et enfants, les mesures de sécurité indispensables. Par ailleurs, on mélange les enfants de différents âges et ayant eu différents problèmes, et certains ne pensent qu’à remplir les shelters pour bénéficier des subsides, ce qui explique que certains soient overcrowded. Il faut aussi savoir qu’il existe plusieurs catégories de shelters avec différentes catégories de subsides accordées par le gouvernement par tête d’enfant. Il y a des intérêts financiers dans tout ça.

Pourquoi est-ce que la CDU donne l’impression de vouloir remplir les shelters ?
— C’est vrai que comme la CDU reçoit une plainte, souvent sans mener une enquête sérieuse, ses officiers se précipitent en cour pour demander un ordre et enlever l’enfant de sa famille pour le placer en shelter. On pourrait se demander si cela n’est pas fait plus pour faire remplir les shelters et faire obtenir des subsides que pour protéger les enfants ! Les shelters sont devenus, pour certains, un business lucratif encouragé par la CDU. Mais le problème c’est qu’il s’agit des enfants, des êtres humains. On ne peut pas enlever un enfant de sa famille juste parce qu’elle est pauvre ! Il y a, bien sûr, des cas genuine de maltraitance et d’abus qui nécessitent d’envoyer des enfants dans des shelters. Mais je constate que, de plus en plus, les officiers agissent brutalement pour enlever les enfants supposés en danger de leurs familles. Le lien avec les parents doit être préservé, maintenu. Mais ce n’est pas possible quand les parents doivent supplier pour avoir un droit de visite, ne peuvent pas communiquer par téléphone au moins avec leurs enfants. Et on pense qu’un enfant qui a subi un tel traitement avec ses conséquences psychologiques va devenir un bon citoyen demain, qu’il aura pu, grâce à la CDU, développer ses qualités et talents ? Mettre les enfants dans les shelters facilite la vie du ministère : au lieu de s’occuper des enfants à problèmes, de les écouter et de travailler pour leur réhabilitation familiale et sociale, on les place dans les shelters, c’est tout. C’est plus simple et plus pratique pour la CDU. D’autant que les parents ne peuvent pas communiquer avec eux et, dans la majeure partie des cas, n’ont pas les moyens pour payer un homme de loi pour les défendre.

Personne ne contrôle donc ce qui se passe dans les shelters ?
— Vous allez rire . Les contrôles sont faits par les officiers du ministère qui, me dit-on, viennent surtout vérifier si la quantité de sel dans la nourriture est suffisante !

Par rapport au portrait que vous brossez des shelters, on pourrait dire que les enfants qui y sont envoyés ont peu de chance d’être réhabilités et de se reconstruire !
— Il y a eu des rapports, dont ceux de l’Ombudsperson for Children, qui ont tiré la sonnette d’alarme. Mais ces critiques et ces avertissements ne sont ni entendus ni pris en compte au ministère concerné. La preuve : la situation a empiré. Au lieu de régler la situation des enfants à problèmes et de les protéger avec le système en cours, à la CDU, on ne fait que les amplifier.

Si des enfants qui sont défendus par une avocate sont traités comme vos clients l’ont été, quel sort réserve la CDU aux parents et aux enfants qui n’ont pas de défenseurs ?
— Bonne question. Et je redis que la CDU a pour mission de protéger l’enfant et de faire respecter ses droits. Et en plus, les défenseurs ont toutes sortes de problèmes, dont l’opacité que la CDU cultive dans sa manière de fonctionner, pour faire correctement leur travail. La seule institution qui peut mettre fin aux abus de la CDU c’est la cour. Il faut donc que les magistrats soient plus vigilants quand ils reçoivent des “rapports” de cette institution et de ses psychologues, et demandent des explications détaillées sur les objections logées.

J’avais compris que le Children’s Bill enfin voté — et présenté par la ministre comme étant un des grands accomplissements du gouvernement — allait régler tous les problèmes des enfants mauriciens, dont ceux qui se retrouvent dans les shelters. Ce n’est pas le cas, on dirait !
— Le Children‘s Bill qui a été présenté, voté, signé, n’a toujours pas force de loi parce qu’il n’a pas encore été proclamé. La cour qui devait s’occuper des cas des enfants n’a pas encore été mise en place. On continue toujours dans les shelters à envoyer les pensionnaires qui font du désordre à l’hôpital psychiatrique ou dans un Rehabilitation Youth Centre.

On a l’impression que le travail de la CDU c’est d’enlever les enfants en détresse de leurs familles pour les parquer dans des shelters. C’est ça leur programme de développement de l’enfant ?
— Avant d’aller au shelter, l’enfant retiré de sa famille par la CDU passe quelques semaines à l’hôpital, qui semble être devenu une garderie pour la CDU. Juste avant votre arrivée, j’ai reçu un coup de téléphone de parents d’une adolescente aveugle et autiste que la CDU a prise depuis une semaine et qui depuis est attachée à son lit dans un hôpital. Cela se passe à l’île Maurice en 2021 !

Que faudrait-il faire pour changer cette situation qui donne le sentiment que l’État maltraite les enfants qu’il est censé protéger selon la loi ?
— Il faudrait que le gouvernement s’intéresse vraiment à la question. Il faudrait dès demain matin créer une task force indépendante — surtout pas composée des cadres du ministère ! — pour étudier le fonctionnement de la CDU, évaluer enfant par enfant tous ceux qui sont dans des shelters, retracer leurs parents et les écouter pour décider quels sont les enfants qui peuvent retourner dans leurs familles et les accompagner et trouver des solutions pour les autres. Il faut aussi revoir les installations et le fonctionnement des shelters, tester les aptitudes de ceux qui sont employés, dont ceux du ministère, afin qu’ils soient efficaces.

Mais ce n’est pas ce que le ministère est censé faire à travers la CDU ?
— C’est ce que le ministère ne fait pas à travers la CDU, comme tous les cas dont nous avons parlé le démontrent. Ses officiers ont un comportement inacceptable pour des fonctionnaires payés pour protéger les droits des enfants. Il faut aussi revoir l’encadrement légal autour de ces questions, parce qu’à Maurice, les enfants n’ont pas droit au chapitre, ce sont des adultes qui parlent en leurs noms et il peut arriver, cela a été démontré, qu’ils ne disent pas toute la vérité en cour. Les décisions sont prises pour les enfants en cour sans qu’on questionne les enfants sur des décisions qui vont influencer leur vie immédiate et leur avenir.

La dernière question vous concerne personnellement. La CDU a porté plainte contre vous à l’ICTA en se disant « annoyed » par la demande aux dons que vous avez postée en relatant les conditions dans lesquelles les enfants de votre cliente ont été relâchés. Avec la manière dont vont les choses à Maurice, vous ne craignez d’être arrêtée par la police au milieu de la nuit ?
— Non, je n’ai pas peur, parce que ce post était vrai. En tant qu’avocate qui voit cette détresse, ce refus de respecter les droits des enfants et des parents, je ne peux pas me taire. Si je ne le fais pas, si je ne dénonce pas le traitement infligé à ces enfants et à leurs parents, je serai complice de cette situation. Si le prix à payer pour avoir dénoncé la manière dont la CDU a traité les enfants de ma cliente est d’être arrêtée à deux heures du matin, je suis prête à me faire arrêter. Mais cela ne n’empêchera pas de continuer à dénoncer la manière dont les enfants mauriciens sont maltraités par la CDU.

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