Monseigneur Ian Ernest : « C’est un cheminement de vie qui m’a mené à Rome »

Depuis novembre de l’année dernière, monseigneur (Mgr) Ian Ernest est le directeur du Centre anglican de Rome et le représentant personnel de l’archevêque de Canterbury auprès du pape François. Mgr Ernest vient de passer quelques jours de vacances familiales à Maurice. Le matin de son départ pour Rome, il nous a accordé l’interview qui suit.

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Comment est-ce que vous êtes devenu le représentant personnel de l’archevêque de Canterbury auprès du siège du Vatican ainsi que le directeur du Centre anglican de Rome ? Ce centre fonctionne-t-il comme un British council religieux ?

— Pas du tout. Le centre anglican est une organisation charitable anglaise placée sous la juridiction de l’archevêque de Canterbury. C’est un centre d’hospitalité qui sert à établir et rétablir les liens entre les églises catholique et anglicane. Ce centre, qui n’est pas un british council religieux, a une fonction d’ambassade et travaille avec le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens et l’enrichissement de la mission de l’église. Tout en acceptant l’existence de points de divergence entre elles. Ce centre existe depuis cinquante-quatre ans, depuis la première rencontre de l’archevêque de Canterbury de l’époque, Mgr Michael Ramsey, avec le pape Paul XI, dans le sillage du Vatican II. Suite à cette visite historique, les relations entre l’église catholique et l’église anglicane, qui avaient été marquées par des siècles de séparation, se sont grandement améliorées. Les choses ont pris du temps à se mettre en place et ont évolué dans les années 1960 du siècle dernier quand Jean XXIII, qui était grand visionnaire, avait compris que l’unité des églises était importante pour la survie même du christianisme en général.

Comment expliquer ce rapprochement après des siècles de séparation entre les deux églises ?

— Cela est dû à un élan suscité par Vatican II sous la papauté de Paul VI, puis de Jean XXIII pour un dialogue après la reconnaissance mutuelle des différentes églises chrétiennes. Vatican II a établi que pour faire face au monde moderne l’unité des églises chrétiennes devait être rétablie et des travaux de réflexion ont été entrepris. Pour nous, c’est un retour à Rome pour établir des relations plus fraternelles, pour une écoute et pour travailler ensemble pour le bien-être de tous les chrétiens et de l’humanité.

Les relations entre l’église catholique et l’église anglicane née d’un schisme ont été terribles au départ…

— Elles n’existaient même pas. Mais il faut dire que malgré la séparation, nos églises n’ont jamais tout à fait perdu le sens de la fraternité…

Quand on regarde la chronologie de l’histoire européenne, on peut dire, sans exagérer, que ces deux églises étaient devenues des ennemies.

— Des frères peuvent ne pas être d’accord, se séparer tout en restant frères, ne pas devenir des ennemis. Il y a eu des circonstances qui ont mené à cette crise, cette séparation. Bien souvent, c’est à travers des crises que le renouveau se fait. Mais bien avant Vatican II, dès le 18e siècle, il y a eu, au sein des deux églises, des personnes de bonne volonté qui ont mis l’accent sur le dialogue et la réconciliation, d’autant plus que tous parlaient d’amour et de fraternité.

Pour expliquer l’origine de la séparation, peut-on dire que c’est le refus de Rome d’annuler le mariage de Henri VIII d’Angleterre et de Catherine d’Aragon, donc une simple question de divorce, qui est à l’origine du schisme et de la création de l’église anglicane ?

— Ce n’est pas tout à fait exact. C’est un résumé qui escamote beaucoup de choses. On a tendance à souligner l’élément divorce alors qu’il y avait beaucoup d’autres raisons, surtout politiques, qui ont mené à cette situation. L’ennemi de l’Angleterre était Jacques d’Espagne, dont la soeur était Catherine d’Aragon et ils étaient les cousins du pape. Il y avait d’autres intérêts en jeu dans le cadre des affrontements politiques. Permettez-moi de souligner que malgré le refus de Rome, Henri VIII est resté catholique jusqu’à sa mort. C’est sa fille Elisabeth Ire qui a apporté des réformes dans l’église, donné la Bible au peuple et refait de la prière un style de vie en suivant les préceptes de Luther et a ainsi fondé l’église anglicane. On a oublié que tout cela était politique pour se focaliser sur la question maritale qui n’était qu’un des éléments de la séparation. Une séparation qui a laissé un sentiment de souffrance et, au fil du temps, des efforts de réconciliation a eu lieu des deux côtés.

Il y avait-il des réticences contre cette réconciliation ?

— Il y a toujours des réticences dans ce genre de situation, des gens qui s’opposent. Au fil du temps, des positions sont établies et il est difficile pour certains de les remettre en question. Des réticences existent encore aujourd’hui et il faut apprendre à travailler ensemble pour avancer.

Après cette parenthèse historique, revenons à votre nomination. Quels sont les critères de base pour se porter candidat au poste de directeur du Centre anglican de Rome ?

— Le candidat doit avoir été un évêque ou un archevêque avec un cheminement de parole et d’actions et des projets réalisés dans le domaine du vivre-ensemble et avoir une connaissance du fonctionnement de l’Eglise. Dès 2003, en tant qu’évêque, j’ai travaillé avec l’archevêque de Canterbury pour l’organisation de la grande conférence de Lambeth qui réunit tous les évêques anglicans tous les dix ans. Par la suite, j’ai eu l’occasion de travailler avec nos grands théologiens lors de grandes crises vécues par notre communauté, ainsi que pour la formation des évêques anglicans. J’ai eu aussi des responsabilités dans divers organismes de l’Eglise anglicane.

Vous étiez prédestiné à devenir le directeur du Centre et le représentant personnel de l’archevêque de Canterbury ! Tout votre parcours ne pouvait que vous conduire à Rome !

— C’est vous qui le dites. Au lieu de « prédestiné », je dirais plutôt que j’ai eu une formation adéquate. Puis, on m’a proposé le poste et j’ai suivi toutes les étapes de la procédure, comme les autres candidats, c’est-à-dire des interviews, des présentations de dossiers. Les responsables du comité de sélection ont ensuite analysé les candidatures avant de soumettre mon nom à l’archevêque qui a ratifié leur décision, en septembre de l’année dernière. Et le 13 novembre, j’ai été installé officiellement dans mon nouveau poste par l’archevêque et j’ai ensuite été présenté officiellement au pape François.

Tout jeune étudiant mauricien en théologie, vous rêviez à ce parcours, à son aboutissement à Rome ?

— Je pense que tout être humain qui désire donner un sens à sa vie doit rêver. Comme les prophètes Jérémie et Isaïe, je dirais que je ne suis toujours pas digne, mais que je suis la voie tracée par le Seigneur. C’est un cheminement de vie qui m’a mené à Rome par les différentes fonctions qui m’ont été confiées par mon église.

Changeons de sujet. La religion est devenue un instrument politique, un instrument de rejet et de refus de l’autre. En Europe, on ferme les frontières avec des fils barbelés ; aux Etats-Unis, on construit un mur pour repousser les populations du Sud ; en Inde, on refuse aux musulmans le droit à la nationalité ; au Myanmar on fait la chasse aux Rohingyas. Par ailleurs, la température mondiale augmente ainsi que le niveau de la mer. Des centaines de kilomètres de forêts brûlent en Australie, en Argentine, et même dans les pays du Nord comme la Sibérie. Sommes-nous en train d’arriver à cette période que les textes religieux appellent la fin du monde ?

— Je réponds d’abord à la première question. Il ne faut pas faire de la religion le bouc émissaire idéal. Ce n’est pas la religion qui mène à la situation inquiétante actuelle, mais ce que nous avons fait de la religion. Ce que nous faisons de ce système pour exploiter, pour opprimer, pour envenimer les relations humaines. La religion est un cheminement de vie pour nous permettre de vivre des valeurs qui viennent du divin, nous demandant de nous aimer les uns les autres, de travailler ensemble et d’agir comme des êtres humains fraternels. Ce n’est pas la religion qui pousse dans ces mauvaises directions, ce sont des personnes avec un fort degré d’autorité qui utilisent ce système pour opprimer en décrétant : “Moi, je détiens la vérité.” La religion est indispensable à l’homme, c’est l’usage que l’on en fait qui fait la différence. La foi doit rendre libre et pas le contraire. En ce qui concerne votre deuxième question, je dirais qu’il y a eu plusieurs fins du monde au cours de l’Histoire. Celle des Grecs, des Arabes, des Romains et plus récemment celle du communisme. Mais il y a aussi le temps de Dieu et celui du salut. La fin du monde ne devrait pas être vue comme une destruction, ce que nous vivons est une déchéance. Nous devons agir et transformer cette déchéance en quelque chose de bien. Comme disent toutes les religions, la vérité finit par triompher du mensonge et des illusions si celui qui croit combat le mal.

Vous n’êtes pas inquiet par cette montée d’agressivité, d’appels à la haine, de justification de la violence qui fait partie de notre quotidien ?

— Comment ne pas l’être ? Malheureusement le monde a toujours été fait de violence comme nous l’apprend l’Histoire. Nous en parlions moins parce que nous ignorions les faits qui se déroulaient loin de nous. Et puis les possibilités de communication instantanée d’aujourd’hui et la liberté d’expression telle que nous la connaissions n’existaient pas. Cette communication et cette liberté d’expression sont parfois mal utilisées, mais elles existent. Nous vivons à l’heure d’une information constante qui est aussi, il faut le souligner, utilisée pour diviser, séparer, monter les uns contre les autres. Je pense que c’est le cœur de l’homme qui doit changer.

Comment fait-on pour changer le cœur de l’homme, alors qu’il est exposé aux réseaux sociaux, aux tentations, aux discours nationalistes et populistes, à des invitations qui s’adressent à tout ce qu’il y a de mauvais en lui ?

— Ce que vous dites est vrai, malheureusement. Mais à côté, nous avons des hommes et des femmes qui font des choses extraordinaires, dont on ne parle pas. Par exemple, l’année dernière de hauts responsables des églises catholique, anglicane et écossaise ont fait une retraite avec des dirigeants du Soudan du Sud. Le pape François a lavé les pieds d’un des dirigeants. Nous avons des hommes et des femmes qui savent faire vivre l’espérance nécessaire par leurs paroles, mais aussi par leurs actions. La religion ne doit pas être qu’un système de rites et de rituels, mais une libération des coeurs qui nous permet de nous rapprocher des autres. Il y a beaucoup d’espérance dans le monde…

… Et malheureusement beaucoup de désespoir aussi.

— C’est vrai, mais les choses bougent, évoluent, souvent dans la bonne direction. En Afrique du Sud, dans les années 1980, qui aurait pensé qu’on allait mettre fin à l’apartheid ? Il y a eu des hommes comme Desmond Tutu qui a utilisé sa foi et Nelson Mandela sa détermination et d’autres qui ont renversé le système et, malgré toutes les raisons du monde de faire autrement, ont su pardonner à ceux qui les avaient traités comme des humains de catégorie inférieure.

Ces exceptions qui confirment la règle suffisent-elles ? Quand le pape lave les pieds d’un dirigeant politique, ça fait une jolie photo dans la presse internationale et les réseaux sociaux et après ? Est-ce que cela suffit ?

— Bien sûr que ça ne suffit pas, mais cela aide à faire comprendre que malgré tout ce qu’il y a de négatif dans notre monde des choses positives continuent à être faites. Il faut aussi dire que ces actions sont moins populaires que les drames et la violence sur les réseaux sociaux et dans la presse. Il y a, à travers le monde, et à Maurice, des personnes engagées qui font des choses extraordinaires, prennent soin des autres sans être à la une des journaux. Il y a encore des gens qui ont encore du cœur, le sens du partage, de l’écoute et qui savent aider et soutenir. Mais malheureusement, on ne les écoute pas, on ne dit pas ce qu’ils font, on ne répercute pas leurs actions positives. On met plus de poids à tout ce qui est violence et sensationnel, car c’est ça qui attire. Il faudrait que la presse parle aussi de belles choses et de belles personnes qui existent.

Est-ce qu’il y a plus de belles choses que de vilaines dans notre monde de ce début de décennie ?

— Je réponds oui à cette question. On a toujours tendance à mettre l’accent sur les drames, les accidents, la violence. Il faut aussi mettre en relief ce qui est fait de beau et de bien et qui conduisent à ce vivre-ensemble qui est non seulement possible, mais indispensable à la cohésion de la famille, donc de la société. Il y a des chemins boueux, certes, mais il y a aussi des voies capables de nous mener vers la bonne direction.

Quand depuis Rome vous regardez ce qui se passe à Maurice, quel est votre sentiment ?

— Que malgré le fait que nous soyons envahis par le satellitaire, nous sommes encore très insulaires. Notre éducation, notre formation ne nous permettent pas d’être suffisamment ouverts sur le monde. Il y a des tentations de renfermement sur nous-mêmes qui mènent au ghetto. Nous nous contentons de l’immédiat alors qu’il faudrait penser l’avenir, voir plus loin. Je ne parlerais pas du mauricianisme, encore en gestation, mais du Mauricien qui doit apprendre à s’ouvrir à et à avancer.

Mais ces mouvements de recul, de renfermement sur soi sont aussi notés dans les religions où l’on note un retour au conservatisme pur et dur et un refus de l’évolution des idées et des mœurs. Je parle évidemment des mouvements de refus du mariage et de la procréation pour tous.

— Il faut certes tenir compte des « évolutions » des idées et des mœurs, tout en respectant le fondement de nos valeurs humaines. Je continue à dire que nous ne pouvons mettre de côté la sainteté du mariage entre l’homme et la femme. Mais, comme je vous l’avais dit dans une interview en 2004, il faut accueillir les autres, ceux qui pensent et agissent différemment, apprendre à les écouter et à leur parler.

Vous ne dites pas : il faut qu’on les accepte tels qu’ils sont s’ils vivent une sexualité différente. Vous êtes donc opposé au mariage pour tous ?

— Tout en ayant beaucoup d’amour pour ceux qui prônent une autre façon de vivre leur sexualité, pour moi le mariage c’est celui d’un homme et d’une femme.

Vous m’avez parlé du vivre-ensemble, du pardon, du respect des autres et du partage. Et vous rejetez ceux qui veulent vivre leur sexualité autrement que selon votre code : un homme avec un homme, une femme avec une femme ?

— Je ne les rejette pas. J’ai des amis qui vivent ces situations. Je ne suis pas homophobe. J’aime la personne pour ce qu’elle est pas pour ce que je voudrais qu’elle soit. Ce n’est pas parce qu’une personne — serait-ce mon enfant — n’adhère pas à ce que je crois que je ne l’aimerai pas, que je ne l’estimerai pas. Mais mes principes de vie font ce que je suis. Je ne pense pas que l’on puisse dire que je ne n’évolue pas sur cette question. Je dis simplement que pour moi le mariage pour tous n’est pas d’un ordre naturel. Ceci étant, je reconnais que cette question nous afflige, nous dérange, nous fait mal au sein de l’église, d’autant que des provinces du Nord ont un avis différent. C’est une question qui concerne toutes les églises. Mais nous, anglicans, sommes capables de nous asseoir pour étudier comment la société d’aujourd’hui fonctionne, car nous sommes là pour servir cette société, pour l’accompagner vers la réalisation du plan de Dieu pour l’humanité, qui est le bonheur.

Comme certains athées, je pourrais vous demander pourquoi, si Dieu a un plan pour l’humanité, nous assistons à tous les malheurs évoqués dans cette interview ?

— On a deux grands boucs émissaires et deux coupables aujourd’hui : la religion et Dieu. Et notre libre arbitre, qui fait de nous ce que nous sommes ? Les fruits que nous récoltons aujourd’hui, et qui sont très amers, sont le résultat de l’abus ou de la non-utilisation de notre libre arbitre. Ce qui se fait de bien ne nous intéresse pas. Nous voulons toujours exploiter ce qu’il y a de mauvais pour dire que tout va mal.

Vous avez été étudiant en théologie, pasteur, évêque de Maurice et des Seychelles de 2006 à 2017, archevêque de la province anglicane de l’océan Indien et depuis l’année dernière directeur du Centre anglican de Rome et représentant personnel de l’archevêque de Canterbury auprès du pape. Est-ce que la prochaine étape de votre carrière pourrait vous mener à l’Archevêché, à la tête de l’église anglicane ?

— J’ai été choisi pour une fonction précise et spécifique, que je vais assumer au mieux de mes capacités. J’ai aujourd’hui 65 ans et l’âge de la retraite des évêques anglicans est fixé à 70 ans et j’ai encore quatre ans au centre de Rome. Après cette mission il sera temps pour moi de céder la place aux autres.

Vous ne rêvez plus ?

— Je rêve différemment. Je rêve à une meilleure humanité. Je rêve que l’on donne aux jeunes, qui ont beaucoup à offrir au monde, plus d’opportunités, ce que le système ne fait pas toujours assez. Il ne faut pas avoir peur de s’engager. Mais il ne faut pas également avoir peur de dire : mon temps est arrivé. Il est temps de céder la place. A un certain moment de la vie, le père doit s’effacer pour céder la place à ses enfants pour qu’eux assument leurs responsabilités et puissent transformer le monde en l’améliorant.

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