Mourir seuls

Non, les Mauriciens ne sont pas un peuple « discipliné ».

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Cela est évident au vu de la réouverture des supermarchés jeudi dernier. Avec non seulement des queues interminables, mais aussi des agglutinements de personnes, foyers probables de dissémination du Covid-19.

Certains estimeront que cela était hélas inévitable, suite à la décision du gouvernement huit jours plus tôt de fermer avec effet immédiat boutiques, boulangeries et supermarchés.

D’autres estiment que s’il est compréhensible qu’un nombre important de personnes aient eu besoin de se ravitailler, cela n’excuse pas l’absence de respect de consignes claires : garder distance de sécurité et exercer les gestes barrière. Du coup, les insultes fusent.

En parole, c’est littéralement une « guerre civile » qui s’engage. Entre les disciplinés et les indisciplinés. Entre les responsables et les irresponsables. Entre ceux qui pensent à la nation et ceux confits dans leur petit égoïsme

Quoi qu’en disent les uns et les autres, il est clair que le confinement n’est pas une chose qui va de soi pour tous. Car il y a les conditions économiques qui font qu’un travailleur journalier qui dépend de son salaire quotidien pour nourrir sa famille de 6 personnes entassées dans deux pièces n’appréhende et ne vit pas le confinement de la même façon que quelqu’un qui vit dans des conditions généralement aisées.

Mais il y a aussi les conditions psychologiques qui sont liées à cette question. Si certains semblent avoir intégré rapidement le concept et la nécessité du confinement et du social distancing, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Au Pérou, le président vient d’annoncer que les hommes ne pourront désormais sortir de leur domicile que le lundi, le mercredi et le vendredi, et les femmes le mardi, le jeudi et le samedi. Une mesure qui vise à réduire de moitié le nombre des personnes circulant dans les rues à un moment donné, car « les mesures de contrôle ont donné de bons résultats, mais pas ceux qui étaient espérés », a déclaré le président Martin Vizcarra.

C’est à un basculement radical de tout ce qui constituait jusqu’ici notre réalité, à la fois individuelle et collective, que cette situation nous a brutalement contraints. Enfermés à domicile. Socialement interdits. Confrontés à l’angoisse d’un futur totalement imprévisible. Criminels en puissance pour peu que nous allions faire des courses.

Il n’y a pas eu de poisson d’avril cette année. La réalité avait dépassé tout ce que nous aurions pu inventer

Nous vivons actuellement un immense traumatisme individuel et collectif. La peur est là, omniprésente, et nous aurions tort de refuser de la reconnaître, pour notre équilibre individuel, mais aussi lorsqu’il s’agit de définir des politiques nationales. Est-il judicieux de fermer brutalement l’accès au ravitaillement à une population déjà déboussolée et apeurée ? Cela inspire-t-il confiance et adhésion pour la suite ? Certains d’entre nous ont peut-être les conditions matérielles et conceptuelles qui leur permettent de mieux affronter cette situation. D’autres pas. Cela fait-il d’eux des ennemis ?

Entre la peur de souffrir et de mourir pour les uns, et la peur de manquer et de mourir pour les autres, laquelle est la plus légitime ?

En Italie actuellement, les autorités sont confrontées à la crainte d’une révolte massive face au confinement qui s’étend et aux difficultés qui en découlent. Ce dans un pays qui a déjà enregistré plus de 13 000 morts du coronavirus. À Maurice, nous n’avons pas eu le temps de nous adapter au bouleversement du confinement et de la distanciation sociale, dans un pays où les relations familiales et sociales constituent le cœur de notre quotidien. Tout de suite, nous avons été projetés par le gouvernement dans l’angoisse de ne pas pouvoir se nourrir. Pas au sortir de la crise. Non. Là. Demain. Tout de suite.

Face au Covid-19, il y a des gouvernements qui font la guerre à leur population.

En Afrique du Sud, l’armée peine à imposer le confinement. Aux Philippines, le président Rodrigo Duterte a donné comme consigne aux forces de l’ordre de « tuer par balle » ceux qui ne respecteraient pas le confinement. Au Kenya cette semaine, un adolescent de 13 ans a été tué quand les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles pour faire respecter le couvre-feu nocturne. Face à la révolte, le président a dû venir s’excuser de ce qu’il a reconnu être des dérapages des forces de l’ordre.

Il y a aussi des pays qui se font la guerre entre eux.

En France cette semaine, des chercheurs ont créé la colère en déclarant, sur une télé, que l’on pourrait utiliser l’Afrique comme cobaye pour les tests de vaccin anti-Covid. Aux États-Unis, des États s’affrontent pour des respirateurs. Et ces mêmes États-Unis ont détourné des masques destinés à la France en les payant trois fois plus cher.

Les masques justement, parlons-en.

La récente recherche autour du coronavirus n’écarte pas que la transmission pourrait aussi s’effectuer par des particules qui restent en suspension dans l’air. Et qu’il suffirait de parler ou de respirer pour que la maladie se transmette. En République tchèque, qui a jusqu’ici réussi à limiter l’infection, il est permis de circuler à la condition expresse de porter un masque. Une campagne systématique de tests en Islande actuellement tend à indiquer que 50% de personnes infectées ne présentent pas de symptôme. On peut donc très largement être infecté sans le savoir, et donc transmettre sans le savoir. Cela vient battre en brèche l’affirmation jusqu’ici officielle, à l’effet qu’il ne sert à rien de porter un masque si on n’est pas infecté. Et l’on se demande si cette affirmation ne relevait pas du fait que l’on n’osait pas dire aux populations qu’en fait, on n’avait tout simplement pas assez de masques pour le personnel hospitalier lui-même.

Et cela nous ramène à la véritable urgence du moment : le personnel hospitalier.

Pour nous soigner, nous aurons besoin pas seulement de lits et de respirateurs, mais aussi

de médecins en nombre, d’anesthésistes pour réaliser les intubations, de personnel soignant

au top de ses compétences.

Notre ministre du Commerce a curieusement disparu des radars cette semaine. À la place, c’est à Joe Lesjongard, ministre du Tourisme, qu’il est revenu d’annoncer et de commenter les mesures de réouverture des supermarchés. Ce qui importe au fond, c’est d’arriver à apaiser l’hystérie créée autour du ravitaillement. Pour pouvoir se concentrer sur notre urgence sanitaire.

Outre les efforts du gouvernement, un groupe de bénévoles réunis au sein de l’association Morisyen San Frontier œuvre actuellement à voir comment on peut fabriquer localement des masques et des équipements de protection pour le personnel soignant, mais aussi leur assurer un suivi psychologique (qui risque vite de se révéler capital) ; comment fournir un hébergement alternatif à ceux qui auraient peur de rentrer infecter leur famille au terme de longues heures de garde ; comment assurer un soutien psychologique et matériel à leurs familles. Cela risque vite d’être précieux.

S’il a antagonisé lorsqu’il a traité de « cocovid » les Mauriciens ne respectant pas le confinement et la distanciation sociale, le Dr Gujadhur a profondément touché les esprits et les cœurs lorsqu’il est venu, le lendemain, parler de cette jeune fille de 20 ans dont les parents, également testés positifs au Covid-19, n’ont pu accompagner le décès. Et c’est bien cela qui est en jeu avec le Covid-19 : pas seulement la perspective de mourir, mais de mourir totalement esseulés

Ne nous trompons donc pas « d’ennemi » dans cette lutte. Nous sommes trop petits, trop fragiles, trop interdépendants, pour être divisés

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