Pierre Dinan, économiste : « Le fruit de la politique économique doit être partagé équitablement »

Pour respecter la tradition, nous sommes allés demander à l’économiste Pierre Dinan de nous livrer sa lecture, critique, du budget 2022-23. L’interview que vous allez lire a été réalisée à son domicile vendredi matin.

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l Dans la dernière édition de Week-End, vous vous demandiez quelle était la marge de manœuvre du ministre des Finances pour son budget. Son discours de mardi dernier vous a-t-il donné des éléments de réponse à la question posée ?

— Sa marge de manœuvre, le ministre est allé la chercher, de manière intelligente, dans le fait que le PIB est en train d’augmenter. Au tout début de son discours, il a annoncé que le poids de la dette publique en pourcentage du Produit intérieur brut était en diminution. C’est le cas parce que le PIB a augmenté avec la reprise de l’activité économique du pays qui n’avait pas fonctionné pour des raisons sanitaires. Ne nous fions pas aux pourcentages et regardons les chiffres eux-mêmes et particulièrement ceux de la dette publique qui sont en augmentation. D’après le FMI, cité par le ministre des Finances, le PIB pour l’année dernière était de Rs 465 milliards et celui pour jusqu’à décembre de cette année estimé à Rs 520 milliards. Donc, le PIB repart et c’est tant mieux pour le pays. Mais exprimer la dette publique en disant que le pourcentage baisse, cela ne suffit pas…

l Peut-on dire que cette utilisation des pourcentages serait une forme de manipulation des chiffres ?

— Je ne veux pas utiliser le mot manipulation, qui est fort. Je dirais plutôt que c’est une présentation favorable à ses arguments que le ministre a utilisée pour arriver aux mesures qui allaient être applaudies par la majorité au Parlement. Il a habilement su présenter les choses et se servir du fait que le PIB augmente avec la reprise des activités économiques après la pandémie. Mais on est en train de comparer des incomparables…

l Et de noyer le non-économique avec des termes économiques ?

— Exactement. On est en train de comparer une économie qui a repris ses activités avec la réouverture des frontières à une économie qui a été à l’arrêt, frontières fermées, pendant des mois. La comparaison n’est pas de mise et il faut la faire en parlant du montant de la dette en chiffres réels en roupies, qui plus est, dépréciées. Regardons les chiffres au lieu de nous contenter de citer des pourcentages. Quand viendra le moment où il faudra repayer la dette publique, ce n’est pas en termes de pourcentages que les contribuables auront à le faire, mais avec des chiffres.

l Il ne faut donc pas minimiser le poids de la dette dans notre situation économique…

—D’autant que, qui dit dette dit remboursement à travers le service de la dette, c’est-à-dire les intérêts, et celui du capital. Ces deux éléments sont des débours puisés des richesses que nous sommes obligés de continuer à produire. Il faut vivre à crédit de manière raisonnable et en faisant les prévisions nécessaires pour le remboursement au cours des mois et années à venir. Mais si on emprunte trop, on risque d’aller vers la banqueroute. Rappelons ce qui s’est passé en 1979, quand le ministre des Finances de l’époque, sir Veerasamy Ringadoo, a été obligé de faire deux dévaluations de la roupie et d’instaurer, sous l’égide du FMI, un plan d’austérité économique. Nous n’en sommes pas là certes, mais faisons attention à bien gérer l’économie et, surtout, évitons de faire comme si rien n’avait changé au cours des derniers mois. Et ce, alors que la crise sanitaire a tout changé dont notre mode de fonctionnement économique et que la guerre Ukraine/Russie — deux pays gros exportateurs de produits alimentaires dont nous avons besoin — est venue se greffer dessus. Il faut, à partir de maintenant, rebondir au plan individuel et collectif et avec des dirigeants qui disent la vérité pour permettre à chacun d’apporter sa contribution au redressement de l’économie. Il faut arrêter de se demander ki gouvernman kapav fer pou nou

l Question et état d’esprit que tous les gouvernements depuis l’indépendance ont contribué à construire et à cultiver…

— Et on sait pourquoi ils le font ! Mais ce n’est pas cet état d’esprit, qui abandonne le sens de l’initiative pour laisser le gouvernement faire et décider, qui va faire rebondir l’économie.

l La grande surprise de ce budget a été la non-augmentation du barème de l’impôt sur le revenu, en ces temps de disette économique…

— Comme tous les Mauriciens, j’ai été surpris de ne rien entendre dans le discours du budget en termes de nouvelle mesure fiscale. Revenons à la marge de manœuvre. Il me semble que le ministre avait les mains amarrées dans la préparation du budget au sujet de l’impôt sur le revenu. S’il l’avait augmenté, il aurait effrayé les riches investisseurs que le gouvernement essaye de faire venir à Maurice car, selon les règlements fiscaux internationaux, il aurait aussi dû augmenter l’impôt des étrangers établis à Maurice. Là, il n’avait pas de marge de manœuvre possible.

l Est-ce qu’attirer les étrangers à venir s’installer à Maurice est une bonne politique pour le pays ?

— Je me pose la question. Je ne suis pas contre la venue d’étrangers à Maurice, mais il y a une limite à respecter et il faut faire attention. Il serait préférable de garder nos terres pour l’agriculture que pour les projets immobiliers destinés aux étrangers, d’autant que nos ressources en terres sont limitées.

l L’importance de développer l’agriculture dans le rebond de l’économie a été soulignée dans le discours du budget…

— Cela fait des années qu’on le sait, mais qu’on ne fait qu’en parler. Il vaut mieux tard que jamais et il faut souhaiter que dans le domaine de l’agriculture, ce qui a été annoncé se réalisera et ne restera pas que des phrases dans un discours de budget. L’agroalimentaire doit être une de nos priorités, surtout dans le contexte créé par la guerre Russie/Ukraine qui a fait augmenter les prix des denrées sur le marché mondial. Je n’ai pas vu grand-chose sur le développement de notre zone maritime exclusive et je le regrette, comme je le fais chaque année. En parlant de l’écologie, le ministre a mis le doigt sur un sujet important, mais je regrette qu’il n’ait pas prévu une augmentation des terres pour des cannes, en faible teneur de sucre, mais qui peuvent alimenter les usines fabriquant de l’éthanol. Surtout sachant qu’il y a déjà une compagnie sucrière locale qui fabrique et exporte ce carburant sur La Réunion. C’est un créneau à la fois économique, énergétique et écologique qui doit être encouragé. Je note que le ministre a parlé de l’organisation de salons agricoles, comme ça se fait ailleurs, à La Réunion, par exemple. Il faudrait organiser une grande semaine de l’industrie locale pour montrer aux Mauriciens ce que nous savons faire et, à partir de là, inciter les intéressés à aller plus loin.

l Depuis des mois, des politiciens de l’opposition et des observateurs disent que la situation économique du pays est inquiétante, pour ne pas dire dramatique. Depuis des mois, le coût de la vie augmente et fait craindre des lendemains qui ne chanteront pas au point de vue économique. Mais avec les augmentations des pensions et des prestations sociales du budget, on pourrait avoir le sentiment que ce n’est pas le cas et que, finalement, tout va très bien !

— Ce serait un sentiment trompeur. La situation économique est la suivante : nous sommes sortis de la zone rouge, ne sommes pas encore entrés dans la verte et sommes, pour le moment, dans une zone orange constituée des conséquences, encore présentes, de la pandémie, et au niveau économique international, tout est encore très brouillé. On craint un ralentissement de la croissance aux États-Unis et en Europe, et qui ne peut qu’affecter négativement notre économie. Il ne faut pas oublier que, par exemple, nos touristes viennent principalement d’Europe. Si cette zone est sujette à des problèmes économiques et que ses habitants arrêtent de voyager… Je le répète : nous ne sommes pas encore entrés dans la zone verte.

l Que pensez-vous de la mesure phare du budget : l’augmentation des pensions et des prestations sociales ?

— Il faut d’abord souligner que cette augmentation des pensions est une mesure qui engage l’avenir économique du pays et les prochains budgets, à un moment où on n’est pas encore sorti de l’auberge économique. Le bon modèle de pyramide des populations est constitué d’une large base de jeunes, surmontée d’une couche de moins jeunes, avec au tout au-dessus les vieillards. Ce sont les vieux qui sont aidés, subventionnés par le travail des jeunes et des moins jeunes. Aujourd’hui, la pyramide mauricienne est en train d’être inversée, de devenir comme une toupie. Il faut certes s’occuper de nos vieux, mais il faut surtout impérativement augmenter le nombre de naissances à Maurice, parce que l’économie ne peut fonctionner et prospérer qu’avec des gens en bonne santé, des forces vives que ne sont pas des vieillards. Si on veut que le pays continue à évoluer économiquement, il faut une politique de natalité nationale. Sinon, comme l’ont déjà dit des médecins, le nombre de Mauriciens va diminuer et nous allons nous retrouver avec beaucoup plus de vieillards qui n’auront pas une population plus jeune pour s’occuper d’eux économiquement. Si la politique actuelle ne change pas, il y aura de plus en plus de vieillards locaux et ceux de l’étranger incités à venir s’établir ici pour des raisons fiscales. Le ministre a offert une petite prime pour ceux qui veulent avoir des enfants, mais ce n’est pas suffisant. C’est une nouvelle politique de natalité qu’il nous faut.

l La grosse question que les Mauriciens — mêmes les bénéficiaires des pensions — se posent est la suivante : où est-ce que le ministre va tirer l’argent pour financer ses augmentations ? De la CSG (Contribution sociale généralisée) ?

— Il a souvent fait référence à la CSG. L’argent récolté avec la CSG, qui est le bébé du ministre, est destiné à payer les pensions pour les prochaines années, mais on dirait qu’on puise déjà dans ce fonds. Cela met mal à l’aise, dans la mesure où il semblerait que ces fonds, prévus pour les pensions de demain, soient utilisés dans les dépenses d’aujourd’hui ! En plus, ces engagements — d’autres diraient ces cadeaux — budgétaires ne concernent pas que l’exercice 2022-23, mais aussi les années à venir.

l Cette mesure a, disent certains, des relents électoralistes, d’autant que le ministre a aboli la taxe municipale. En ce faisant, le ministre n’introduit pas la taxe rurale, ce qui le prive d’une rentrée d’argent…

— Vous avez raison. Effectivement, au lieu d’établir un mécanisme fiscal égalitaire entre les villes et les villages, le ministre enlève aux municipalités une rentrée d’argent que le gouvernement — c’est-à-dire les contribuables — aura à compenser par une augmentation des subventions, en faisant augmenter la dette publique. Par ailleurs, cette augmentation des subventions gouvernementales va diminuer l’indépendance des municipalités et augmenter la mainmise du gouvernement sur le pays et les institutions. C’est un problème démocratique qu’il ne fait pas prendre à la légère.

l Il y a également une autre mesure électoraliste dans le budget: celle qui consiste à énumérer le nom des localités où sera installé le tout-à-l’égout…

— Le ministre des Finances avait fait la même chose dans son dernier budget, en citant les localités où des drains allaient être construits.

l En ce temps de période économique difficile, que pensez-vous des douze fêtes nationales qui seront célébrées l’année prochaine pour marquer l’indépendance ?

— C’est l’illustration de la fameuse phrase de Cicéron : donnez au peuple du pain et des jeux. Je ne suis pas antipatriote, mais il faut savoir célébrer selon ses moyens et dans le contexte des contraintes économiques, sans tomber dans les excès.

l Quelle est la mesure qui manque dans ce budget ?

— Il n’y a pas grand-chose pour la formation des jeunes. Beaucoup de jeunes diplômés dont l’État a financé les études secondaires ne reviennent pas à Maurice. Au point où le gouvernement a créé un scheme pour inciter les jeunes étrangers à venir travailler chez nous. Je ne suis pas contre les étrangers, mais je me demande si on va développer notre pays sans nos jeunes. Qu’est-ce qu’on a fait pour les encourager à revenir au pays après leurs études pour travailler en étant certain qu’ils seront traités de la même manière ? C’est quand même bizarre de se faire servir par des étrangers quand on va à la boulangerie, dans les centres commerciaux, les restaurants et même les hôtels. Où sont les Mauriciens ?

l On a déjà posé la question et la réponse est simple : ils ne veulent pas faire un travail avec ce qu’ils estiment être des horaires contraignants, ce que les jeunes étrangers acceptent de faire…

— Ce qui manque dans le budget et dans la politique du gouvernement, c’est un programme national pour faire prendre conscience aux Mauriciens qu’ils doivent non seulement penser à l’avenir économique du pays, mais participer à sa construction. Au lieu d’organiser les 12 célébrations de l’année prochaine, nous devrions organiser une semaine de rencontres entre les forces vives de ce pays : le gouvernement, les politiciens, le secteur privé, les syndicats, les ONG, les associations sociales, religieuses et culturelles, etc. pour répondre à ces questions fondamentales : où va notre pays ? ; que devons-nous faire pour son développement ? et comment ramener chez nous ces jeunes qui ont fait leurs études à l’étranger ? Nous avons besoin d’un rethinking de la mentalité mauricienne, d’une réflexion sur la meilleure manière et l’utilisation à bon escient de nos ressources naturelles et humaines pour faire repartir l’économie. Dans les années 1980, ces ressources ont été utilisées pour faire repartir le pays et l’économie après la grosse crise. Il y a eu une prise de conscience et un engagement national de la part d’une population qui ne voulait plus de letan margoz et de ses privations, et qui a travaillé pour cela. Mais depuis, il n’y a pas eu de gros problèmes économiques et les Mauriciens, surtout les jeunes, n’ont pas vécu des temps trop difficiles. Aujourd’hui, on a peine à se relever de la dernière crise parce que nos ressources ne sont pas mobilisées. Il faut un sursaut et un élan national pour faire repartir l’économie, et il faut le faire en s’assurant que tout le monde soit traité de la même manière. Équitablement.

l Vous avez le sentiment que ce n’est pas le cas ?

— Beaucoup de Mauriciens ont le sentiment qu’il n’y a pas toujours une reconnaissance des compétences, surtout celles de ceux qui sont à l’étranger. Beaucoup de Mauriciens pensent que les mérites ne sont pas toujours reconnus comme il le faudrait. Ce qui m’inquiète dans le budget, c’est le manque d’analyse des effets et conséquences de notre situation démographique. On ne va pas développer ce pays qu’avec des étrangers: il faut donc galvaniser nos jeunes. Ce budget se contente de dire aux vieux on augmente votre pension. Mais on ne fait pas appel à leur possible contribution intellectuelle et leur expérience pour faire rebondir le pays. J’ai le sentiment qu’on n’a pas vraiment incorporé le facteur population et sa participation à la pensée économique du gouvernement. Il faut cette participation de tous, chacun à son niveau. On n’a pas intégré dans le budget notre situation démographique qui demande une attention par rapport au ratio dépendance et par rapport au recours qu’on est obligé d’avoir auprès des étrangers. Tout cela vient toucher à la fibre du Mauricien et c’est pourquoi je préconise une réflexion au niveau de tous les Mauriciens, parce que nous sommes tous dans le même bateau.

l Citons une déclaration du ministre : « Contrairement à ce que dit l’opposition, le pays ne va pas à la banqueroute. Nous savons quelle direction nous prenons. » Vous savez quelle est la direction que prend le ministre ?

— Dans son discours du budget, il a cité une phrase de l’économiste américain et Prix Nobel de l’économie Joseph Stiglitz, « The only true and sustainable prosperity is to share prosperity. » Je pense qu’il veut aller vers la prospérité partagée, et c’est très bien. À cela, j’ajoute le commentaire suivant : il faut que ce partage économique soit équitable dans le contexte mauricien, et ça, le ministre ne l’a pas dit.

l Permettez-nous de terminer cette interview par une question très personnelle. Vous fêtez, ce dimanche, vos 53 ans de mariage avec Monique, votre épouse. À cette ère d’alliances — conjugales ou politiques — qui se délitent après quelques années, quelle est la recette pour faire durer un mariage dans le temps ?

— Je vous rappelle que je suis économiste, pas conseiller conjugal, mais j’ai deux réponses à cette question à laquelle je ne m’attendais absolument pas. Je ne crois pas qu’il y ait de comparaison possible entre la vie conjugale et la vie politique. Ce qui permet la durabilité de la vie conjugale, c’est d’éviter le chacun pour soi et d’arriver à une entente sur tous les plans. Comme dans la vie, les membres d’un couple n’ont pas les mêmes opinions, le même regard, les mêmes attentes et les mêmes capacités, mais il faut arriver à travailler ensemble pour le bien et l’épanouissement communs. Et condition fondamentale : que le fruit de ce travail — comme celui de l’économie — soit partagé équitablement. Et j’insiste sur ce dernier mot.

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