RACHEL CONSTANTIN DE SOUSA NETO, présidente de PILS : «Faire de Maurice le premier pays qui arrive à bout de son épidémie du SIDA»

Rachel Constantin a fait des études en communication et en marketing en France avant de travailler dans plusieurs entreprises mauriciennes et internationales.  Membre de PILS comme volontaire depuis 1997, elle a vécu l’évolution qui a transformé la petite association de copains en une puissante ONG. Après huit ans dans ce qu’elle appelle “la face cachée de PILS”, Rachel Constantin, devenue entre-temps Mme de Susa  Neto, est entrée au comité d’administration avant d’en prendre la présidence depuis deux ans. Nous avons profité de la sortie du rapport annuel de PILS pour aller interviewer sa présidente sur la situation du SIDA à Maurice.
Vous êtes la très discrète présidente de PILS. Cette discrétion découle-t-elle d’une nouvelle manière de procéder de l’ONG ?
— Premièrement, il ne faut parler que quand on a quelque chose à dire. Deuxièmement, la discrétion est un choix stratégique dans la mesure où le comité d’administration — que j’appelle comité de l’ombre — est plus dans la vision, dans la stratégie, dans la définition du développement et moins dans la communication “front line”. Nous sommes suffisamment matures aujourd’hui à PILS pour ne pas avoir besoin d’être constamment dans la limelightet nous avons une section de plaidoyer, avec Nicolas Ritter, qui communique quand il le faut.
PILS a amendé sa constitution en 2009 et n’a adopté un système de renouvellement des membres du comité de direction qu’au tiers. Vous ne renouvelez que trois membres sur six à chaque élection, qui a lieu tous les trois ans. Pourquoi avoir adopté ce nouveau système ?
— On a eu de mauvaises surprises dans le passé. On a failli subir, toutes proportions gardées, un coup d’État, c’est ce qui a poussé l’équipe de PILS à revoir la constitution de l’ONG.
Un coup d’État? Qu’est-ce qui peut provoquer ce genre de démarche dans une ONG comme PILS composée de volontaires censés aider les malades ?
—  Le contexte était différent il y a dix, quinze ans. Les choses ont évolué et aujourd’hui PILS est devenue une association qui brasse de l’argent, ce qui peut susciter des convoitises, alors que les fonds sont extrêmement contrôlés et redistribués. On a failli avoir en 2006/2007 un changement de direction qui aurait pu changer l’orientation même de l’ONG. C’est pour cette raison que la constitution a été amendée.
Que représente PILS en 2014 ?
—  C’est une ONG qui regroupe une quarantaine de membres, plus de 150 volontaires encadrés et formés, qui participent à tout ce que nous organisons et des centaines de bénévoles qui interviennent ponctuellement sur des actions. Nous avons un personnel de trente-huit personnes. Au niveau financier, en 2013, on avait un “chiffre d’affaires” de Rs 32 millions, dont Rs 22m ont été utilisées pour différentes opérations. Les Rs 10 millions restantes sont reportées sur le budget de l’année en cours. Il faut savoir que de ces Rs 32 millions,60% proviennent du fonds mondial, 30% des bailleurs internationaux — Sidaction, l’Union européenne, en particulier — et 7% du CSR local. Les levées de fonds, les quêtes, les dons locaux représentent 1% de notre budget.
Qu’avez-vous à dire sur vos deux premières années de présidence de PILS?
— En tant que présidente, j’ai mis l’accent sur la transparence, l’intégrité, le contrôle des opérations.
Est-ce qu’on a besoin, au sein d’une ONG composée de gens volontaires pour aider les gens dans le besoin, de mettre l’accent sur ces qualités ?
— Là où il y a de l’argent, il peut y avoir des problèmes. Ça commence dans les familles unies où pour un héritage les frères deviennent des ennemis mortels. Depuis 2012, nous sommes devenus récipiendaires principaux du Fonds Mondial à Maurice à la suite de la Mauritius Familly Planning Association. C’est un rôle que l’on assume avec le plus grand  sérieux et nous devons faire en sorte d’être à la hauteur de la confiance qui nous est faite. Nous avons un devoir de transparence par rapport à notre action et nos dépenses. Le fait de recevoir autant d’argent provoque chez le public, et surtout chez les bénéficiaires de nos programmes, un questionnement. Ils se demandent où va cet argent alors qu’eux sont dans la précarité. Noscomptes sont audités, le détail de nos opérations est inclu dans le rapport annuel et nous sommes soumis à des contrôles de la part de nos bailleurs de fonds.
Quid des salaires de vos trente-huit salariés?
—  Nous nous sommes volontairement alignés sur le barème de salaires du PRB en 2007. Depuis, le PRB a été réaligné deux fois et nous ne l’avons fait que pour la première fois. Par conséquent, nos employés ne touchent pas des cents et des mille. J’aimerais à ce niveau souligner un fait: il n’existe pas une grille salariale pour les employés des ONG, ce qui cause des malentendus. Il faut aussi dire que le temps du volontariat dans les ONG est terminé. Pour que les ONG fonctionnent bien, de manière professionnelle, elles doivent engager des gens formés, compétents et cela a un prix.
Cette mauvaise image découle peut-être du comportement de certains dirigeants et employés d’ONG .
— Si le secteur était couvert par une grille salariale, cela aiderait à résoudre ce problème et à dissiper les malentenduset la méfiance dont nous venons de parler. Cela nous permettrait de consacrer beaucoup plus de temps à nos programmes et à nos actions.
Comment est-ce que PILS dépense Rs 22 millions par an ?
— Essentiellement par la gestion des programmes de soins, ensuite la prévention, après le soutien que l’on apporte aux malades. Le soutien veut dire beaucoup de choses, ça va de l’aide alimentaire à l’assistance sociale, l’accompagnement thérapeutique, l’accompagnement à l’hôpital, entre autres.
Combien y a-t-il de malades concernés directement par les actions de PILS ?
— Il y a un peu plus de 1200 patients qui sont enregistrés chez nous.
Combien y a-t-il de malades du SIDA à Maurice aujourd’hui ?
— Ils sont près de 6000 personnes officiellement dépistés à Maurice. Environ 2000 d’entre eux sont sous traitement avec nous et ailleurs. Le reste n’est pas sous traitement.
Vous me parlez de malades dépistés, enregistrés, connus. Y en a-t-il d’autres ?
— Nous sommes, effectivement, en train de parler de dépistages officiels volontaires ou détectés lors des actions publiques, comme les caravanes du 1er décembre. Ce sont les dépistés officiels. Par ailleurs, l’ONUDI SIDA, avec son système mathématique basé sur le calcul de probabilités et de moyennes, estime qu’il y a environ 10 000 personnes atteintes du SIDA à Maurice. PILS s’aligne sur ces estimations.
Maurice serait donc extrêmement protégé par rapport aux autres pays ?
— Il faut faire attention. En fait, les 6 000 personnes dépistées, même si elles ne sont pas — ou plus — sous traitement, savent qu’elles sont malades. Mais les 4000 restantes, selon les estimations de l’ONUDI SIDA, ne savent pas qu’elles sont malades. Ces personnes qui sont porteuses du virus et ne le savent pas sont, en quelque sorte, une bombe. Ilfaut donc faire des dépistages beaucoup plus massifs pour les trouver et les mettre sous traitement.
Est-ce que ces personnes font partie d’une catégorie sociale ou peuvent être monsieur et madame tout le monde ?
— A Maurice, l’épidémie est très concentrée dans certaines populations-clés. C’est-à-dire les usagers de drogues, les travailleurs du sexe et, forcément, leurs conjoints, les homosexuels, les bisexuels, les transgenres. Ce qui, quelque part, simplifie la tâche de ceux qui ont pour mission de juguler l’épidémie.
Attendez, on peut avoir des personnes malades qui appartiennent à d’autres catégories que celles dont vous avez parlé!
— Mais bien sûr ! PILS a fait, il y a quelques années, une campagne d’affiches dont le slogan était : “SIDA pas guettefigure”. Quelle que soit sa communauté ou sa catégorie sociale, la personne qui adopte un comportement sexuel à risques, et ne se protège pas, s’expose à la maladie. Ceci étant, on assiste aujourd’hui à une hausse de contamination chez les conjoints/partenaires des usagers de drogues et des travailleurs du sexe.
Est-ce que cela veut dire que toutes les campagnes de prévention et d’information n’ont pas marché? — Elles ont marché, mais cela ne suffit pas. Il y a un énorme travail à faire sur les structures de santé à Maurice dans lesquelles les gens ont perdu confiance. Il y a un problème de confidentialité et un problème d’anonymat dans un petit pays comme le nôtre où tout le monde connaît tout le monde. Il faut redonner confiance au public et former le personnel qui reçoit les malades dans les centres médicaux. Paradoxalement, il y a eu beaucoup de travail qui a été fait et qui apporte les bons résultats quand on compare Maurice aux pays africains. Le nombre de nouveaux cas est en régression. Ils sont passés de 320 à 300 et aujourd’hui a, je crois, 260. Mais ce sont des chiffres à prendre avec précaution. La baisse du nombre de nouveaux cas ne veut pas dire que l’épidémie du SIDA est en régression.
Il est plus facile de contrôler les populations marginales que les populations dites normales ?
— Oui, dans la mesure où l’on sait où sont les poches à risques, ce qui permet de cibler géographiquement les actions.
Quel est le facteur déterminant dans l’épidémie mauricienne?
— La précarité, qu’il faut d’ailleurs considérer comme un facteur aggravant.
Mais, pour parler crûment, les prostituées ne viennent pas toutes des endroits défavorisés.
— Celles dont nous parlons et qui ont été dépistées viennent en majorité  des milieux précaires. Elles sont plus nombreuses sur les sites de prostitution, d’échange de seringues. Comment faire comprendre à une femme qui est dans la déchéance presque totale, qui se loue pour pouvoir manger, qu’elle doit utiliser des capotes pour se protéger ? Le message ne l’atteint pas. Surtout quand il est délivré par une femme comme moi qui est volontaire et qui vient avec son tee-shirt et son jean propre et sa bonne volonté. Ça ne marche pas. Il faut faire de la prévention secondaire, plus axée sur les réalités des malades et PILS acréé des réseaux “grass root “, composés souvent d’ex-travailleurs du sexe, d’ex-toxicomanes qui s’en sont sortis, ont été formés et qui agissent sur le terrain. Ils parlent le langage du terrain, connaissent ses réalités, ils sont plus convaincants.
Le grand public est-il plus sensibilisé par les campagnes de prévention ?
— Je le pense. Il faut le répéter: on a fait pas mal de choses, mais il reste beaucoup à faire. On n’a toujours pas de programme d’éducation sexuelle dans les écoles et les collèges, encore moins d’éducation sur le VIH et les maladies sexuellement transmissibles. Ceci étant, dans le grand public, on aborde un peu plus ce type de questions qui sont quand même un peu tabou, surtout par rapport au sexe. Les gens en parlent beaucoup plus, les parents des générations nouvelles en parlent plus souvent avec leurs enfants, mais il reste tous les tabous des religions, des coutumes, le poids des grands-parents, de la famille.
Est-ce que, quelque part, le SIDA s’est banalisé, fait partie du quotidien, n’est plus ressenti comme une menace ?
— Malheureusement, la réponse à cette question est oui et ne concerne pas que Maurice. C’est un phénomène mondial. On a assisté en France à une recrudescence des cas parce qu’il y a une génération pour qui le SIDA fait partie du quotidien, d’autant plus qu’il existe aujourd’hui des médicaments. Attention ! on contrôle mieux la maladie, mais on n’a pas encore trouvé les moyens d’en guérir.
Le regard que les Mauriciens portent sur les malades du SIDA a-t-il changé ?
— Oui et non. Oui, parce qu’il y a beaucoup plus de gens qui ont fait leur coming out et cela est devenu beaucoup plus “banal”. Non, parce qu’il existe encore beaucoup de stigmatisation et beaucoup de discrimination àMaurice, dans le secteur du travail, par exemple. Comme la précarité, la stigmatisation est un facteur aggravant. Plus quelqu’un est stigmatisé, plus on le met au rencard, plus il se laisse aller, moins il fait d’efforts par peur du qu’en-dira-t-on pour aller vers la prévention, les caravanes, vers PILS. Du coup, cela le met aussi dans une situation de précarité sanitaire aussi.
Quel est le plus gros problème dans ce secteur aujourd’hui ?
— Il y en a quelques-uns. On commence par les perdus de vue, c’est-à-dire les 3 000 dépistés qui ne sont pas sous traitement. Ils ont été répertoriés, ils sont rentrés à un moment donné dans le fichier et puis ils ont disparu dans la nature pour diverses raisons. Ils ont peur, sont malades, ne peuvent pas se déplacer, ont raté un rendez-vous. On les a perdus et on ne sait pas pourquoi et c’est un gros problème parce qu’ils ne sont pas soignés.
Est-il vrai que le Mauricien malade du SIDA est de plus en plus jeune?
— Oui, et c’est un autre gros problème, pour ne pas dire une catastrophe. Sur 260 nouveaux cas enregistrés à Maurice en 2013, il y a environ une centaine qui sont âgés entre 15 et 24 ans.
Je croyais que les jeunes entre 15 et 24 ans étaient mieux armés, mieux informés sur le SIDA que les plus âgés…
— Cela dépend de quelle catégorie de jeunes on parle. Ceux dont nous parlons sont des jeunes qui, s’ils ne vivent pas dans la rue, sont tout de même en état de grande précarité. Ils vivent plus près de la rue que d’une maison, n’ont pas un entourage familial ou quand c’est le cas, il est constitué de personnes appartenant à des catégories à risques et sont donc facilement exposés. Ce qui est pire, c’est que dans les nouveaux cas, il y a trois ou quatre enfants de moins de dix ans.
Comment ont été contaminés ces enfants ?
— Ils ont été contaminés soit par le lait maternel, soit qu’ils fassent partie des enfants de rue  qui sont toxicos. C’est une population extrêmement vulnérable.
Quittons le domaine du constat pour celui des attentes. Quel est votre plus grand souhait pour PILS
— Mon grand souhait n’est pas pour PILS directement, mais pour le pays. Aujourd’hui, à Maurice, on pourrait être le premier pays au monde à venir à bout de son épidémie de SIDA. Nous avons tous les éléments pour ça. Sont mobilisés la société civile, l’Etat, le Conseil des religions, des ONG, les médias. On a les apports techniques, les apports financiers, on a toutes les bonnes cartes, mais il faut appliquer les bonnes stratégies.
Quelles sont-elles?
— Il est aujourd’hui médicalement confirmé qu’une personne dépistée, traitée comme il le faut, n’est pas contaminante, même si elle est séropositive à la base. Donc, il suffirait de dépister tous les Mauriciens malades, de les mettre sous traitement, de les maintenir dans un état de charge virale nécessaire pour qu’ils ne soient plus contaminants. Pour arriver à ce résultat, il faut revoir nos structures de santé, leur faire retrouver la confiance des Mauriciens et puis, surtout, rassembler toutes les bonnes volontés pour mettre au point une bonne stratégie de dépistage.
Celle qui est actuellement en cours est dépassée?
— Je n’irais pas jusque là. Aujourd’hui les centres de dépistage attendent que les malades viennent vers eux, alors que c’est la démarche inverse qu’il faut privilégier. C’est pour aller vers les malades que depuis quelque temps déjà des ONG, dont PILS, demandent l’autorisation de faire du dépistage sur le terrain.
Est-ce que cet exercice ne doit pas être pratiqué par un médecin ou un personnel qualifié pour le faire?
—  Non. Le dépistage rapide que nous préconisons se fait comme pour le diabète grâce à une simple piqûre du doigt. Malheureusement, selon la loi en vigueur à Maurice, le dépistage doit être fait par un membre du personnel médical.
Les ONG qui travaillent avec les populations à risques ont demandé que la loi soit amendée pour une plus grande efficacité dans la lutte contre le SIDA. Les travailleurs sociaux des ONG impliqués sur le terrain pourraient faire des dépistages qui seraient ensuite confirmés par le personnel médical. Les choses ont été mises en place, les travailleurs sociaux non médicaux sont formés, il ne manque que la modification du texte de loi. Cette mesure permettrait d’aller à la recherche des 4 000 malades dépistés qui se baladent dans la nature pour les soigner.
La déclaration que Maurice est relativement épargnée par l’épidémie que font tous les ministres de la Santé depuis quinze ans n’est pas un simple slogan pour rassurer?
—  C’est vrai dans l’absolu quand on compare Maurice à des pays d’Afrique ou l’épidémie est exponentielle pour de multiples raisons. Oui, dans la mesure où Maurice a une épidémie très concentrée — avec 10 à 12 000 malades sur une population de 1,2 million. Mais ce sont, je le souligne, des chiffres à prendre avec précaution. Cela précisé, c’est vrai que c’est une épidémie qui serait facile à contrôler. Mais il ne faut pas perdre de vue que si on n’arrive pas à la juguler, notre petite épidémie peut se transformer en une bombe qui va exploser. Je le répète le souhait de PILS serait d’arriver à faire de Maurice le premier pays qui arrive à bout de son épidémie de SIDA. On peut arriver à répertorier tous les séropositifs et faire de sorte qu’ils ne soient plus des contaminants. Scientifiquement, médicalement, on peut le faire. Il faut que tout le monde s’asseye autour de la table, mette la tête ensemble pour mettre au point la bonne stratégie.
Ce souhait peut être réalisé avant la fin de votre mandat comme présidente de PILS en mars de l’année prochaine?
—  Je le voudrais, je le souhaite, mais il faut être réaliste: je doute que ce soit aussi rapide que ça. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas se battre pour que cet objectif soit atteint.

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