Rebecca Espitalier Noël, directrice de FoodWise : « Le nombre de Mauriciens souffrant d’insécurité alimentaire est en augmentation »

Notre invitée de ce dimanche est la jeune directrice d’une toute jeune entreprise : Rebecca Espitalier Noël et FoodWise. Sa directrice, qui est également une de ses fondatrices, presente FoodWise comme « la première entreprise sociale mauricienne. » Dans l’interview que nous avons réalisée, cette semaine, Rebecca Espitalier Noël revient sur les raisons de la création de cette entreprise et explique le terme « entreprise sociale ». Elle décrit le fonctionnement de l’entreprise qu’elle dirige et qui, en seulement quatre ans d’existence, a un bilan positif à son actif. Entre autres : la distribution, en 2021, de plus de 3 millions de repas aux 17% de la population mauricienne qui, selon les statistiques, souffrent d’insécurité alimentaire.

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Comment et pourquoi vous êtes-vous engagée dans le combat contre le gaspillage alimentaire à Maurice ?
— Depuis petite, je suis attirée par les questions d’environnement, de protection de la nature et de notre planète. Par ailleurs, j’ai toujours pensé qu’il était possible d’être entrepreneur tout en protégeant l’environnement par une attitude responsable. Au fil de mes rencontres, je me suis orientée vers le combat contre le gaspillage alimentaire et quand je suis rentrée après mes études, avec un groupe d’amis, on a réalisé que des millions de produits alimentaires sont jetés à la poubelle à Maurice, alors que des milliers de Mauriciens ne mangeaient pas à leur faim. Savez-vous que 800,000 repas sont mis à la poubelle chaque jour à Maurice, alors qu’au moins 17% de la population souffrent d’insécurité alimentaire ?
D’où viennent ces statistiques effarants ?
— D’enquêtes réalisées par Business Mauritius en 2020. Ces 800,000 repas représentent les 140,000 tonnes de produits alimentaires qui sont jetés par an à Maurice. Un repas représentant généralement 500 grammes, faites le calcul. Les 17% de Mauriciens sujets à l’insécurité alimentaire viennent également de la même source. C’est cet énorme gaspillage, cette contradiction qui nous a mené, en novembre 2018, à la création de FoodWise, la première entreprise sociale mauricienne, dont je suis devenue, par la suite, la directrice.

Que signifie le terme « entreprise sociale » et pourquoi ne pas avoir simplement créé une ONG à la place ?
— Beaucoup d’ONG veulent régler les problèmes sociaux dont ils s’occupent par de la bonne volonté. C’est louable, mais leur action et l’efficacité de leur travail dépendent de la disponibilité des membres, qui sont généralement des volontaires. Nous voulions aller au-delà en professionnalisant le travail avec une équipe d’employés, disponibles tous les jours, bons dans leurs domaines de compétences – social, environnemental, économie circulaire – pour faire grandir l’entreprise. Nous voulions créer un model business dont les profits ne seraient pas redistribués à des actionnaires – puisque l’entreprise n’appartient à personne, mais re-investis dans l’entreprise pour lui permettre de prospérer en réalisant son objectif : résoudre le problème environnemental, dans notre cas : celui du gaspillage alimentaire. Nous voulions créer un modèle d’autofinancement pour pouvoir prendre des décisions en fonction des circonstances, le plus rapidement possible, sans avoir besoin de faire des demandes de grants entrant dans le domaine du CSR pour financer nos activités. Nous voulions ne pas avoir de comptes à rendre à des autorités administratives, pouvoir fonctionner de manière indépendante, tout en étant totalement transparents. C’est ça une entreprise sociale, un statut qui n’existe pas encore à Maurice, mais qu’on commence à copier et c’est tant mieux.

Comment fonctionne FoodWise ?
— Tout d’abord, notre mission consiste à « save food to empower people and protect our planet. » L’idée de base est toute simple : récupérer ces tonnes de produits alimentaires destinées à la poubelle, pour diverses raisons, et de les redistribuer à travers des associations et ONG à ceux qui ne mangent pas à leur faim. Il faut savoir que cela coûte aujourd’hui Rs 5 pour redistribuer un repas. Nous proposons aux entreprises intéressées de nous charger de récupérer et de distribuer ces produits pour leur transformation en nous finançant pour le faire. Il y a des entreprises qui veulent aligner leur mission commerciale à une mission sociale. Elles veulent…

…avoir une bonne image de marque dans le public…
— …pas seulement. Elles veulent que cette mission sociale soit intégrée dans les valeurs de l’entreprise, en sensibilisant leurs employés. Elles ne veulent plus se contenter de donner de l’argent à travers le CSR, mais veulent être plus impliquées. Nous travaillons avec ces entreprises pour redéfinir leurs valeurs, faire de la formation pour leurs employés et elles investissement ensuite dans FoodWise en obtenant un social return on investment. Elles ont un rapport mensuel sur nos activités, sur ce que nous faisons de leur argent et du nombre de repas distribués. Il faut préciser que nous ne sommes pas là pour créer ou redorer l’image des entreprises, mais pour faire un travail précis dont les conditions sont bien définies au départ : distribuer des repas en utilisant des produits alimentaires qui, sans cela, auraient été détruits et envoyés au dépotoir de Mare Chicose. Nous avons une petite équipe de dix personnes qui gère les différentes activités de l’entreprise : de la collecte des produits à leur transport vers les centres des ONG pour leur transformation et leur distribution. Nous avons aussi mis en place des programmes d’éducation et de sensibilisation sur la malnutrition destinés aux enfants. Nous avons ainsi lancé, tout récemment, le programme MEAL qui conscientise sur la qualité de la nourriture.

Nous avons remarqué que beaucoup de personnes en situation d’insécurité alimentaire et leurs enfants consomment, par obligation et manque de moyens, du fast food ou des nourritures qui ne sont pas bonnes pour leur santé. Il y a encore beaucoup de chose à faire dans le domaine de la nutrition, d’une nutrition équilibrée, à Maurice. Nous avons des projets pour continuer dans cette voie et en octobre, nous allons lancer plusieurs activités dans le cadre de la Journée mondiale de l’Alimentation. En novembre, nous allons lancer un cookbook aux recettes réalisées par des chefs avec des produits locaux pour permettre aux Mauriciens, qui n’ont pas les moyens d’aller dans les restaurants, de se faire un repas gastronomique chez eux. Mais avant, au niveau de l’entreprise, nous allons présenter le mois prochain un plan pour permettre à FoodWise de grandir sur le long terme en continuant à augmenter son impact sur la société mauricienne et son environnement.

O Combien de partenaires à FoodWise, dans son panier de récupération de produits ?
— Il y a déjà 300 entreprises qui collaborent avec nous sur une base mensuelle, chacune selon les disponibilités de ses stocks. Beaucoup pensent que nos partenaires privilégiés sont les hôtels, ce n’est pas le cas car ils ne sont que 3 ou 4%, alors que nous avons beaucoup plus de distributeurs et de supermarchés et leur personnel sans qui le projet n’aurait pu être réalisé. Les employés des entreprises qui font le tri des produits sont d’un apport considérable. Sans eux, des millions de roupies de produits auraient été jetés à la poubelle.

Y a-t-il eu des entreprises qui ont refusé de s’associer au projet FoodWise ?
— Nous ne sommes pas une entreprise concurrente, puisque nous sommes la première du genre, mais une entreprise partenaire qui les aide dans leur travail. Au début, certaines avaient peur, pensaient que ce que nous faisons pouvait être dangereux, par rapport au respect des règles sanitaires et à la chaîne du froid. Nous avons dû beaucoup travailler avec l’aide des SDF, des ONG, des associations et les quality managers des entreprises pour vraiment nous assurer que la chaîne de distribution fonctionne à cent pour cent . Nous avons pris du temps pour définir les critères. On a formé leurs équipes qui allaient faire le tri des produits et, souvent, pour des raisons de contrôle, elles le font en interne et mettent à notre disposition les stocks et, souvent, le transport qui va avec pour les faire parvenir aux ONG. Au départ, des entreprises ont dit qu’il n’y avait pas de gaspillage chez elles, qu’elles n’avaient pas le temps, que notre programme était difficile à mettre en place, qu’elles étaient débordées. Depuis, certaines ont changé d’avis. Nous continuerons à relancer les autres et espérons finir par les convaincre de se joindre à notre programme.

Comment choisissez-vous les bénéficiaires de repas que vous distribuez ?
— Nous ne les choisissons pas. Le bouche à oreille fait beaucoup. Ils nous contactent aussi directement par téléphone ou à travers les réseaux sociaux. D’autres sont déjà connectés à des ONG. Beaucoup d’écoles aussi nous contactent directement et on voit tout de suite la différence entre un écolier qui a un repas et un autre qui en est privé. Nous ne distribuons pas les repas, nous faisons le tour des entreprises pour récupérer les produits alimentaires qui allaient être détruits. Nous les récoltons et les distribuons aux ONG ou associations qui les transforment en repas et assurent leur distribution. Il y a des dizaines d’ONG qui le font et c’est un travail incroyable dont on ne parle pas assez. Un travail sur le terrain des plus démunis qui permet de soulager beaucoup de Mauriciens. Nous ne pouvons pas faire le travail de récolte, de transformation et de distribution. Nous centralisons la récolte des produits et les redistribuons aux ONG. Avec elles, nous couvrons 70 localités à travers le pays. Il nous arrive de privilégier certaines régions ou localités en fonction des demandes des bénéficiaires et des travailleurs sociaux et aussi des entreprises qui sont sollicitées directement.

Comment ont réagi les ONG à l’arrivée de FoodWise sur le terrain qui était le leur ?
— Nous ne sommes pas des adversaires ou des concurrents et, surtout, nous ne faisons pas le même travail. Avant, chaque ONG allait faire le tour des entreprises pour obtenir des produits. C’est aujourd’hui FoodWise qui fait la tournée et centralise les opérations. Nous faisons le relais entre les entreprises et les ONG. Nous sommes des partenaires qui collaborons bien. Nous sommes en dialogue permanent et ça fonctionne bien parce que nous sommes complémentaires et avons les mêmes objectifs : venir en aide aux Mauriciens en situation d’insuffisance alimentaire, en évitant le gaspillage des produits. Tout le monde sort gagnant de cette opération, en premier les 17% de Mauriciens dont nous avons parlés. Il faut préciser que ce chiffre date d’avant le covid et je pense que, depuis, il a augmenté et que de plus en plus de Mauriciens souffrent d’insécurité alimentaire. On voit bien que beaucoup de personnes qui se trouvaient dans la middle class sociale doivent aujourd’hui galérer. Nous enregistrons beaucoup plus de demandes de nourriture sur le terrain qu’avant. Plus il y aura d’entreprises qui collaboreront avec nous, plus nous pourrons répondre à ces demandes. Nous en sommes aujourd’hui à environ 3,000 repas par jour que nous pouvons redistribuer, mais il y a beaucoup plus de demandes.

FoodWise a également fait du lobby pour faire changer, en juillet 2021, la loi sur les dates de péremption des produits. Pourquoi fallait-il le faire ?
— Tout d’abord, je trouve que le terme advocacy serait plus approprié que lobby pour parler de ce que nous avons fait. Il fallait changer la loi qui date de la fin de la 2e guerre mondiale et ne correspond plus à la situation actuelle. Nous avons travaillé sur le changement des lois avec le gouvernement pendant 2 ans. Avant, la date d’expiration et le “bon jusqu’à” voulaient dire la même chose : c’est-à-dire que le produit n’était plus consommable après la date. Sauf qu’il y a, en fait, deux types de dates (i) le expiry date pour des produits qu’il ne faut pas consommer après la date indiquée, pour des raisons sanitaires, et (ii) le best before qui indique la date à partir de laquelle la qualité du produit va commencer à diminuer, mais dont la consommation ne représente pas un danger pour la santé. C’est dans cette deuxième catégorie que nous récoltons des produits pour les redistribuer. Il était de l’intérêt de tout le monde de changer cette loi. Il y a maintenant une sensibilisation longue et compliquée à faire sur ce sujet parce que le respect de la date de péremption d’un produit est ancré dans les habitudes des Mauriciens. Ils suivent à la lettre les directives sanitaires et ont très peur de se rendre malade en subissant une intoxication alimentaire. Bien que les Mauriciens adorent les promotions, les bonnes affaires et autres soldes, ils restent très prudents en ce qui concerne les produits alimentaires. Même les Mauriciens en situation de précarité respectent les directives sanitaires des produits alimentaires !

Nous avons surtout parlé des produits importés vendus en grande distribution. Qu’en est-il du gaspillage des produits locaux : fruits, légumes, etc ?
— Il n’y a pas de très gros distributeur de légumes et de fruits, donc c’est difficile à organiser. Nous avons pensé à un service qui existe dans certains pays africains, une sorte de coopérative qui élimine les intermédiaires entre le planteur et le consommateur. Mais c’est difficile à mettre en place dans le mesure où il faut créer toutes les structures du système. Mais nous sommes en train de travailler sur le sujet.

J’ai été surpris de constater qu’en dehors du chauffeur, l’équipe de FoodWise est composée uniquement de femmes. Est-ce que cela veut dire que les femmes sont meilleures que les hommes dans l’entreprise sociale ?
— Je pense qu’en général, les femmes ont une grande sensibilité sur les sujets environnementaux, le partage, suivent les problèmes du quotidien, comme beaucoup d’hommes, d’ailleurs. FoodWise a attiré plus de femmes que d’hommes et nous avons choisi l’équipe en fonction de compétences et d’expérience professionnelle dans le domaine que l’on recherchait. C’est un concours de circonstances qui fait que notre équipe est très majoritairement féminine, pas l’expression d’une forme de discrimination.

J’espère qu’après cette interview, les Mauriciens s’intéresseront non seulement à la question du gaspillage alimentaire, mais également aider les entreprises et ONG qui se battent contre. Comment faire pour proposer ses services à FoodWise ?
— Nous acceptons, bien sûr, des volontaires pour épauler l’équipe dans ses diverses tâches, dont la distribution des vivres récoltés. Il suffit de nous téléphoner, de nous envoyer un mail, un SMS ou de se brancher sur notre site web, qui sera restauré le mois prochain après 4 ans de service.

Il existe un autre secteur de la consommation où le gaspillage est, paraît-il, conséquent : celui des médicaments. FoodWise n’a pas pensé à se pencher sur ce type de gaspillage
— C’est un secteur ou il y a, effectivement, énormément de gaspillage. Mais c’est un secteur très encadré et très contrôlé et ne correspondant pas à la mission que nous nous sommes assignés. Il y a également d’autres secteurs liés à la nutrition – plus précisément, à la malnutrition – et à la santé dont il faudrait s’occuper : l’abus des fast food et des street food. Mais pour le moment, FoodWise se concentre sur son objectif premier : se battre contre le gaspillage des produits alimentaires et réduire, autant que possible, le nombre de Mauriciens souffrant d’insuffisance alimentaire.

Hypothèse : si on parvenait à mettre fin au gaspillage de ces 800,000 repas quotidiens, est-ce qu’on pourrait éradiquer l’insécurité alimentaire à Maurice qui, il faut le rappeler, touche 17% de la population ?
— Le gaspillage alimentaire est beaucoup plus important qu’on ne le pense et nous n’avons parlé que de celui en cours dans les entreprises. Si on parvenait à mettre fin au gaspillage des entreprises et celui des individus, on pourrait effectivement régler le problème à Maurice. Mais il faut aussi savoir que si on parvenait à supprimer un quart du gaspillage alimentaire au niveau mondial, on mettrait fin au problème de la malnutrition dans le monde !

Sans remettre en cause vos mérites professionnels, est-ce que les portes des entreprises mauriciennes se seraient aussi facilement ouvertes devant FoodWise si vous n’étiez pas la fille de votre père, Gilbert Espitalier-Noël, un des grands patrons du secteur privé ?
— J’ai été élevée dans une famille dont une des valeurs est de travailler dur pour atteindre les objectifs que l’on se fixe dans la vie. Depuis petite, je suis persévérante et me donne à fond dans tout ce que je fais. Je ne pense pas que je suis entrée à Science PO et à l’université de St Andrews à cause de mon nom de famille. Est-ce que mon nom de famille a aidé à faire ouvrir les portes des entreprises locales, je ne peux le savoir. Si c’est oui, tant mieux, mais je travaille avec autant d’énergie et d’enthousiasme que tous les membres de l’équipe de FoodWise, et je crois que c’est la qualité de son travail et ses résultats qui sont appréciés, pas le nom que je porte.

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